L’homme remplacé ?

par lephénix
jeudi 25 juin 2020

Alors que le « travail » de chacun est mis à l’épreuve des « dispositifs de gestion » et des injonctions du « capitalisme numérique », le « progrès » technologique rend le facteur humain de moins en moins nécessaire pour « produire » toujours plus. Ainsi, un nombre croissant de « surnuméraires » désormais « sans emploi » ont de moins en moins de « travail » à échanger contre de « l’argent » dans une société centrée sur le « travail » et la fiction d’un « plein-emploi » de plus en plus introuvable... D’autres manières de « travailler » se constitueraient-elles dans la réseaucratie émergente ? Dans quel « monde du travail » entrons-nous ?

 

Le « travail » est-il encore le propre d’un sujet humain présumé laborieux sommé d’en faire tourner la roue en un mouvement perpétuel pour en tirer de quoi « gagner sa vie » ? Est-il le signe même de l’humain s’imprimant dans l’ordre du monde ?

Désormais, le « travail » (ou du moins « l’emploi »...) serait en voie de raréfaction et en transformation incessante par les « nouvelles technologies » qui « bouleversent les métiers, les catégories, les manières de faire et les vieilles organisations » ainsi que le constate François Dubet en introduction de l’ouvrage collectif présentant les travaux des chercheurs lauréats de l’appel à projet lancé par la Fondation pour les sciences sociales. Cette « grande transformation » induite par une bien peu résistible « économie de l’innovation » suscite de « profondes angoisses sur sa nature même » et menace de disparition les « figures centrales de la grande industrie et de l’organisation bureaucratique ». « Parce que le travail est un lien et un conflit » rappelle François Dubet, « il a été, à la fois, au coeur de la représentation politique des sociétés industrielles et de la formation des Etats-providence ».

Aussi, «  le combat pour l’égalité sociale et pour la solidarité n’a été que le prolongement des conflits du travail ».

 

Un nouvel agenda anthropologique ?

 

Voilà une génération déjà, l’essayiste américain Jeremy Rifkin pronostiquait dans son best-seller planétaire « la fin du travail ». Depuis, la « montée en gamme » des « plateformes » ou autres start-up devenues multinationales a disloqué à souhait le monde du travail : sous couvert de « révolution économique », ce monde désormais « ubérisé » redécouvre une ultraprécarité que l’on croyait révolue à l ‘issue d’un siècle de « conquêtes sociales »...

Car il est devenu impossible de l’ignorer : le « numérique » fait disparaître bien plus d’emplois qu’il n’en crée... A l’heure du « capitalisme numérique », la « valeur » créée par les « travailleurs de la donnée » et autres petites mains bien humaines du clic y est captée sans merci par les « gestionnaires » des « plateformes numériques » jouant à réinventer un nouveau « féodalisme »... La parenthèse de la relation salariale serait-elle refermée et la page du salariat déjà tournée ? Tout serait-il déjà joué ? Les nouveaux « tâcherons » du juteux business des « données personnelles » devraient-ils se résigner à la fin de toute protections sociale et au précariat comme nouvelle condition d’une société devenue incontrôlable ?

La « crise du travail » (en vérité, celle de la « société salariale ») s’exacerbe avec l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) qui fait vaciller jusqu’à la notion même d’humanité, avec son cortège de promesses en facultés augmentées (voire... d’immortalité ?) comme le relève Yann Ferguson à propos de ce « riche agenda anthropologique » induit par le « momentum technologique » de l’IA dans un « contexte de réflexion incertain » : il s’agit bien de tenter de « définir le propre de l’homme », de « penser de nouveaux principes de justice au travail » et de « construire un paradigme sociotechnique » dans une économie fondée sur « l’immatériel ». En ne cessant de se redécouvrir avec l’IA, l’homme redéfinira-t-il justement le « proprement humain » et les fondements d’un « futur numérique » soutenable voire désirable ? Sur quel objet s’exerce désormais le travail humain et dans quel esprit ? Dans quoi peut-il encore se réfléchir face au Yalta du numérique qui se précise avec la compétition sans merci engagée pour la suprématie mondiale sur le réseau de « téléphonie mobile de cinquième génération » ?

La 5G creusera-t-elle notre tombe tant environnementale que sociale ? L’IA est-elle vraiment un horizon indépassable ? Son surcoût de mise en oeuvre la rend t-elle vraiment pertinente dans certains secteurs « à faible valeur ajoutée », compte tenu de la courbe inexorablement descendante de l’économie ? La crise sanitaire n’éclaire-t-elle pas sous un jour tragique l’arbitrage crucial entre l’écononomie et la vie ?

Les douze contributeurs de l’ouvrage, lauréats de la Fondation pour les sciences sociales, tentent de faire saisir ce qui reste discernable de l’humain au travail, dans l’effacement même de ses contours et la dissolution de sa spécificité. En somme, tout ce qui est sacrifié aux totems et taboux d’une « postmodernité » exténuée. Laquelle n’en tolère pas moins aucune entrave à son « impératif de croissance » économique, à « l’accumulation du capital » et au mortifère déferlement d’ « innovations technoscientifiques » menant toujours plus près de l’abîme tant environnemental qu’humain.

Un prochain ouvrage de réflexion collective se penchera-t-il sur les finalités de « l’économie » ? Car enfin, sa fonction est-elle de « donner du travail » pour occuper tout le monde, de créer des « emplois » pour tous pour vendre des gadgets aservissants dont personne n’a vraiment besoin et qu’il aurait mieux valu ne jamais fabriquer ? Ou bien serait-elle de produire un maximum de vraies « richesses » - de celles qui n’alourdissent pas notre « facture environnementale » ? Et ce, bien évidemment, avec le strict minimum de ressources naturelles consumées par la machinerie productiviste et sans la moindre souffrance au travail ? Mais rien que pour « la plus grande joie de tous » et l’accomplissement de chacun ?

François Dubet (sous la direction de), Les mutations du travail, La Découverte, 262 p., 23 €


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