L’instruction du dossier Cigéo ouvre un boulevard au syndrome Notre Dame des Landes
par PELLEN
jeudi 5 juin 2025
L’habilitation à statuer sur le choix des moyens de long terme destinés à assurer notre confort et notre sécurité passe peu à peu des compétences d’un Parlement fantoche à l’expertise de conventions citoyennes, réputée aller, sans complexe, jusqu’à la radioprotection contre les déchets radioactifs.
Tandis que la Chine ajoute 10 nouveaux réacteurs à ses quelque 90 opérationnels ou programmés (1), tandis que la centrale-école de la filière chinoise, de conception française, fête ses 1000 TWh (2), tandis que les Russes ne se risquent que 30 ans après le sabotage de Superphénix à lancer la construction d’un réacteur à neutrons rapides de 1200 MW (3) – preuve que notre surgénérateur avait 30 ans d’avance sur la concurrence –, l’État profond rose-vert d’un pays pionnier de l’électro-nucléarisation de ses KWh cultive assidument la prévention contre elle, jalonne son développement d’obstacles règlementaires toujours plus spécieux et s’emploie à en renchérir le coût constamment et de multiples façons, pour faire accroire au caractère intrinsèque du montant voulu prohibitif de ce dernier.
S’efforcer d’entretenir cette idée dans la conscience collective ne tolère en effet aucun relâchement dans la pratique militante souvent implicite, voire occulte, en tout cas presque toujours inavouée, qui n’est rien d’autre qu’une trahison. Toutes les formes d’un tel militantisme ont en commun de chercher à amener une majorité de Français à croire que l’exploitation industrielle de l’énergie nucléaire met l’humanité en péril pour l’éternité et que la précaution destinée à conjurer cette malédiction prométhéenne réputée menacer un peuple d’apprentis sorciers n’est ni trop procédurière, ni trop règlementée, ni trop démocratique, ni trop sophistiquée techniquement et, en définitive, ni trop chère. C’est ainsi que, 25 ans après le début de la construction du centre de traitement et de stockage des déchets radioactifs de Bure, l’autorisation officielle de création de ce dernier attendue pour 2020 ne sera délivrée qu’en 2027-2028, un report repoussant à 2050 l’enfouissement des premiers colis, dont le lecteur appréciera en suivant l’originalité et la recevabilité des motifs.
Alors que le chantier d’un site industriel à peu près unique au monde touche à sa fin, on découvre que le caractère complexe, inédit et « sensible » de sa fonction nécessite d’allonger les procédures règlementaires requises pour une mise en service qui ne saurait se départir d’un processus rigoureux en matières de sûreté, d’environnement et de concertation publique. Notre ASNR – l’autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection – ne réalise sans doute qu’après 25 ans de construction la nécessité de prendre beaucoup de temps pour examiner en profondeur les dossiers remis par l’ANDRA, l’agence nationale pour les déchets radioactifs. De même, ne découvre-t-elle probablement qu’aujourd’hui que les études géologiques, les plans détaillés et autres simulations devant impérativement figurer dans ces dossiers sont longs à établir… et que la construction du complexe n’a pas pu les attendre !
La loi de 2016 a notablement encadré la réalisation en cours du projet Cigéo, fixant des exigences plus précises que par le passé sur la réversibilité du stockage et sur les contrôles périodiques, et prescrivant des phases de tests et de démonstration inédites, avant l’exploitation définitive du site. Eu égard à ce que, rappelé plus loin, on sait du traitement scientifique et technique des déchets nucléaires, on se demande bien de quels tests et de quelles démonstrations il va bien pouvoir s’agir, s’ils ont pour vocation d’apporter la garantie de la sûreté absolue, sur des centaines de milliers d’années, seule à même d’apaiser l’angoisse collective installée à dessein par les phalanges anti-nucléaires d’Europe.
C’est à ces phalanges que nous devons la forte opposition locale et nationale venant de conduire les autorités à allonger notablement le temps de la concertation avec les « parties prenantes » – élus, notabilités diverses, associations, scientifiques « engagés »… – et à renforcer comme jamais le débat public ouvert en 2013. L’inflation des consultations ayant résulté de ces nouvelles dispositions a donné libre cours au prévisible foisonnement de critiques dont beaucoup exigent la révision du projet. Doit-on conclure de ce « débat démocratique » désormais permanent que le projet peut encore être censuré, faire l’objet d’un moratoire, voire être carrément remis en cause ? Ce pays n’a jamais marché aussi dangereusement sur la tête…
Reste que la nouvelle demande d’autorisation de création (DAC) du centre de traitement et de stockage, que l’ANDRA a dû déposer en 2023 pour intégrer des exigences règlementaires et de sûreté désormais en constante progression a fait passer le devis Cigéo de 25 milliards à un montant de 26,1 à 37,5 milliards d'euros (4). Voilà donc le chantier de Bure embarqué dans le même détestable tropisme de la dépense incontrôlée que le chantier EPR de Flamanville. Comment pouvait-il en aller autrement quand sa maîtrise d’ouvrage est confiée pour longtemps à une convention citoyenne ?!
Mais, au fait, en quoi consiste une mission industrielle à laquelle la quasi-totalité des pays électro-nucléarisés semble avoir moins à cœur de donner la priorité qu’à la production de KWh abondants et compétitifs ? Elle consiste à stocker en profondeur et sur la durée – au moins 150 ans – les déchets ultimes produits par l’industrie nucléaire française depuis son origine, production de l’EPR de Flamanville comprise, dont le volume tient dans un cube dont l’arête a la longueur d’un stade de football. Ces déchets sont actuellement entreposés en surface dans des conditions de sécurité certes irréprochables, mais risquent tôt ou tard de se voir exposés à quelque bouleversement environnemental, incertitude sociétale ou, plus probablement, malveillance fanatique.
Il s’agit de déchets à vie longue dont la matrice de verre dans laquelle ils sont confinés, les conteneurs, la barrière ouvragée et la couche géologique du site organisent un confinement global dont la durée mesurée en millénaires couvre très largement la dangerosité. Cette dernière n’est d’ailleurs pas à redouter de la durée de la décroissance radioactive du radioélément – 90% des déchets nucléaires ont des périodes de décroissance inférieures à 30 ans et perdent rapidement l’essentiel de leur radioactivité en 200 ans, tandis que la radioactivité de la plupart des déchets à vie longue, dont les produits de fission représentent 98%, se rapproche de celle de l’uranium naturel après environ 300 ans – mais de l’intensité de cette radioactivité. Le potassium 40 très largement présent dans l’organisme humain, dont la période est de 1,26 milliard d’années, est infiniment moins nocif pour la santé que l’iode 131 dont la période n’est que de 8 jours.
À 500 mètres de profondeur, Cigéo met ainsi un gros million de m3 de déchets nucléaires à l’abri de toutes les contingences naturelles et artificielles possibles, allant des phénomènes climatiques et météorologiques extrêmes, aux séismes, érosions et autres glaciations, aux chutes d’avions et intrusions humaines, fortuites ou malveillantes. Une couche de roche argileuse vieille de 150 millions d’années, stable durant toute cette période, homogène et quasi-imperméable, le garantit : il faut 10 000 ans à une goutte d’eau pour se déplacer d’un centimètre dans une telle roche. Le complexe techno-industriel va par ailleurs jusqu’à offrir de conserver l’accès à tous les colis pendant une centaine d’années et même au-delà, si les futurs décideurs le jugeaient opportun ; cette réversibilité est controversée dans la communauté des experts.
Pour terminer, quid du poids de la dépense Cigéo dans le budget des Français et dans celui de leurs institutions, quid de son impact économique ? L’évaluation hélas provisoire de 37 milliards d’euros à répartir sur un siècle comprend l’investissement initial, les dépenses de personnel, les charges d’exploitation et d’entretien, les dépenses de R et D, les assurances, les impôts et les taxes. Quant à son coût d’exploitation, il serait compris entre 250 et 300 millions d’euros annuels cohérents avec celui d’un réacteur nucléaire moderne, dont le coût du stockage des déchets représente de 1% à 2% du coût de sa production d’électricité. Quel que soit le coût final du devis Cigéo on en retrouvera donc forcément une partie dans l’activité économique et dans l’employabilité régionales et dans le contenu des programmes d’accompagnement prévus par schéma de développement du territoire concerné.
Regardant au milliard près la dérivre du coût du processus industriel délivrant les KWh propres les plus rentables et les plus abondants, nos sourcilleux hérauts de la transition énergétiques verte ne semblent pourtant voir guère d’inconvénient à ce que l’État engloutisse 200 milliards d’euros dans une PPE3 dont le piètre rendement, sur tout les plans, est délibérément consenti sur l’autel du service rendu aux pays voisins de la France.