L’orthographe, c’est mon angoisse

par Orélien Péréol
mardi 13 décembre 2016

Recension critique de la page de France Culture :

"L'orthographe, c'est mon angoisse du quotidien"

Vieille écriture

C’est une émission complètement du côté de l’institué, de ce qui est, de l’ordre établi pour le dire dans une formulation plus compréhensible. L’orthographe est comme Dieu pour les croyants, on ne peut la remettre en questions ; la seule question que l’on peut traiter, et que cette émission traite, est : Que faire des pécheurs ? Jusqu’à quel point être sévère ou tolérant ? Faut-il les punir ou les soigner ? Faut-il les gronder ou les plaindre ? Peut-on graduer les fautes, et faire un classement des pécheurs, grands, petits pécheurs, avec des traitements proportionnés à la gravité de leur comportement ?

Tout le vocabulaire est dans la psychologie : culpabilité, compassion, tolérance, fierté, faute et soin. « Je suis fâchée avec l’orthographe ! » L’orthographe, c’est une personne ? Rien que le titre : Angoisse ! Plusieurs fois, il est question d’exclure ou d’interdire : un collègue d’Hélène, bibliothécaire, lui dit qu’elle doit changer de métier.

Il est proposé de créer une loi pour déclarer nulle et non avenue toute réclamation comportant une faute d’orthographe (c’est pour rire, bien sûr, mais c’est bien là tout de même, on rit d’envisager cette interdiction et non d’autre chose). Une remarque : on peut annuler un courrier dès qu’il contient une faute d’orthographe, le déclarer non-avenu est tout autre chose. Une réclamation avec fautes d’orthographe ne peut en devenir non-avenue, elle reste, jusqu’à preuve de sa vanité, fondée et avenue (je crée peut-être ce mot, une langue vivante comprend des procédures de création de mots, elle n’est pas qu’un patrimoine, elle est un « moteur » aussi). On voit bien dans cet emploi irréfléchi de cette expression nul et non-avenu, le déplacement du contenu sur une futilité, et même l’effacement du contenu devant la forme qu’est l’orthographe.

Evidemment, on explicite ce caractère sacré de l’orthographe par des phrases ad hoc d’une rareté faite exprès et passée sous silence : « je me suis vue couper la route », avec le « e » de vue, une femme fait la différence entre la narration du fait qu’elle a coupé la route à quelqu’un ou que quelqu’un lui a coupé la route (pas de « e » à « vu » dans ce cas). C’est fondamental et semble placé ici pour justifier la nécessité de l’orthographe. Un homme ne peut pas établir cette distinction, on n’en parlera pas. Presque tous les mots sont polysémiques, voire ambivalents. Quelques mots peuvent signifier une chose et son contraire : « hôte » signifie l’invité ou l’inviteur. « Plus » signifie l’augmentation ou l’arrêt de l’augmentation : « Je n’en veux plus » et « je suis plus vieux qu’hier ».

Quelqu’un écrit : « Tolérance zéro. Avec les autres et surtout avec moi-même. » Sauf que la phrase nomianle "Tolérance zéro" est de construction récente, infusée par le journalisme oral. Surtout, c'est une construction faible et qui se substitue à des constructions plus en lien avec la langue française. "Aucune tolérance" serait plus près de l'esprit de la langue française. « Je n'ai aucune tolérance en matière d'orthographe, encore moins pour mes écrits que pour ceux d'autrui. » Voilà ce qu’écrirait une amoureuse de la langue française.

Quelqu’un écrit : « J'ai eu la chance d'avoir au collège une enseignante de français tyrannique ». Vive la tyrannie, c’est merveilleux, la tyrannie, on n’en a jamais assez et conserver l’orthographe pour valoriser la tyrannie est une bonne chose.

Je ne partage pas ce point de vue : l'orthographe nous appartient. Ce n’est pas une obligation réelle, sur laquelle nous ne pouvons agir, comme le tracé des fleuves ou le rôle du pancréas dans le corps humain. La rendre la plus logique possible, régulière donc, régulière au sens de « honnête » aussi, de façon à ce qu'elle pose le moins possible de problèmes, qu'on n'y prenne le moins garde possible, qu'on n'ait pas à y penser afin de se concentrer sur le sens ou, inclusif, sur la poésie devrait être un objectif commun, facile à atteindre et pour lequel il faut prendre du temps, beaucoup de temps. Or, l'idée exprimée est que l'orthographe appartient au passé, qu'apprendre ses longues listes d'exceptions non motivées ou motivées par le passé serait formateur. Ce conservatisme favorise les élèves dociles et pénalisent celles et ceux qui pensent par eux-mêmes et voient l'inanité de ce conservatisme qui, de plus, se prend pour un progressisme. Or, nous avons besoin d'invention et d'inventeurs pour résoudre nos problèmes, cela a toujours été ainsi.

Ce conservatisme crée une division de l'écriture entre une perfection de lettrés, d'une élite, peu pratiquée, et une écriture fonctionnelle et efficace dont l'orthographe des textos exprime un état extrême (Je dis et j’écris texto, mot formé sur une racine française selon un procédé admissible, tandis que SMS est un acronyme fondé, de surcroît, sur des mots anglais).

Il conviendrait d’analyser les raisons de cette quasi-unanimité quant à un certain nombre de croyances à propos d’orthographe : cela montrerait la structuration de la langue. Un exemple parmi d’autres, pourquoi des éléments structurels qui n’existent pas à l’oral devraient exister à l’écrit ? Pourquoi les pluriels qui ne se prononcent pas devraient-ils s’écrire ? Il n’y a pas de réponse à cette question. Il y a une foi et ses nombreux péchés.

Mais conserver cette source d’angoisse, quoi de meilleur !

Tout fout le camp

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