L’orthographe nous appartient

par Orélien Péréol
mercredi 10 février 2016

La langue appartient au peuple, à celles et ceux qui la parlent. Elle est un flux. Elle coule, elle passe, elle fait couler l’encre. Elle est vivante. Elle ondule, elle bouge, non comme elle veut car ce n’est pas une personne et elle ne veut rien. Elle bouge et se déplace cependant selon des règles internes incontrôlées et incontrôlables qui nous surprennent, que l’on découvre (ou non) a posteriori… Bien des évolutions ne font l’objet ni d’attention, ni de discours. On ne peut créer ni police ni justice pour pénaliser les contrevenants aux règles les plus pratiquées. Les règles les plus pratiquées ne sont pas des règles établies, ainsi qu’il est dit, elles sont juste d’usage dominant, de coutume. Elles varient et les variations ne peuvent venir que par la rupture, le décalage, l’intégration de façons de parler différentes, étranges étrangères.

En France, on a une idée fausse et folle mais vissée à l’esprit de presque tout le monde, selon laquelle les grammairiens sont des législateurs, qu’ils disent le bon et obligatoire, le bon est obligatoire parce qu’il est bon et réciproquement. Les grammairiens, partout dans le monde, y compris en France, sont des greffiers, ils enregistrent l’usage et tâchent d’en donner les lignes de force analytiques.

L’orthographe et ses évolutions nous appartiennent plus que la langue orale. La bonne façon d’écrire est celle qui ne pose pas de problème. Plus on écrit comme on parle, mieux c’est. A moins de vouloir une division de la nation entre ceux qui ne savent pas écrire et ceux qui savent, auquel cas il est bon de complexifier l’écriture, d’obliger un long temps d’apprentissage et d’instituer l’écriture comme instrument de mesure de la position sociale. L’idéal de l’écriture, difficile à atteindre pour qui veut l’atteindre, est que chaque son ait une écriture et une seule. Quand on y parvient, l’écriture devient transparente à la langue parlée, avec un apprentissage minimal, chaque écrit comme il parle.

Les nouveaux manuels scolaires vont être imprimés selon l’orthographe réformée il y a vingt-six ans. Les manuels étant renouvelés tous les sept ou huit ans, cela laisse encore du temps avant qu’elle soit enseignée. Cependant, cela ne va pas et les plaintes montent de partout : le bon, c’était avant, il ne faut pas instituer le nouveau qui est mauvais. Cet état d’esprit décliniste est très partagé et s’exprime fort : toute évolution rend les choses pires qu’avant ! On est dans le renversement politique complet et assumé : le progressisme, c’est le conservatisme, avec fierté, aucun doute n’étant admissible.

Les arguments en faveur du maintien de l’ancien, de l’arrêt du temps sont ahurissants d’irrationalité et, disons-le, de malhonnêteté, celles et ceux qui les pratiquent ou les agréent étant totalement de bonne foi.

« Le croûton craque moins sans son accent circonflexe » nous dit Anne Alvaro sur France Inter, (Boomerang d’Augustin Trapenard) pour en faire ensuite la « démonstration » orale. Certes, juge et partie, elle y arrive très bien. J’appelle cela : saboter l’affaire pour faire la preuve qu’elle est mauvaise. Excuse-moi Anne.

C’est faire fi du caractère non-analogique des mots, lesquels sont dans un rapport numérique,digital comme on veut, aux choses, hormis les onomatopées. Le mot chien ne mord pas. Le mot rose ne sent pas la rose, vous lisez rose écrit en noir sans le voir. Le mot long est court et chacun fait craquer le mot « crouton » à son gout, accent ou pas quand on l’écrit.

Un professeur de lettres classiques, Julien Soulié, demande : « Est-ce qu’on supprime les dates de l’Histoire de France, sous prétexte que ce n’est pas facile à retenir ? Non. » (TF1) Aborder l’Histoire par la connaissance des dates n’est pas de bon aloi. Tout le monde répond « Marignan » quand on dit « quinze cent quinze » et peu de Français savent plus que cette correspondance d’un lieu et d’une date remarquable au niveau sonore, peu de Français connaissent la bataille de Pavie (1525). Ce n'est pas ça, connaitre l’Histoire de France.

Surtout, nous ne disposons pas des dates des batailles, des naissances, couronnements et morts des rois, révolutions...etc. Alors que nous disposons de l’écriture des mots, de la cohérence, de la rationalité de cette écriture, de l’aisance qu’elle nous donne ou qu’elle gène, voire empêche, plus ou moins grande aisance qui nous permet de nous consacrer au style et au contenu avec plus ou moins de bonheur. Ne pas nous encombrer d’irrégularités non-motivées ne peut être que bénéfique.

Très riches heures du Duc de Berry
représentant le mois d’aout (orthographe de l’époque et de la nôtre)
« Je vous paierai... avant l’oût »
Orthographe de l’époque (et pas de la nôtre)

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