L’ultime secret de Sarkozy : si t’es pas compétiteur, t’es pas un homme !
par Bernard Dugué
mardi 18 décembre 2012
Les gouvernants parlent souvent pour ne rien dire et c’est en ces circonstances qu’on les entend. Par contre, quand ils ne sont plus en poste et glissent quelque discours porteur de signification, il ne se trouve aucun média pour les commenter. Ce fut le cas pour l’intervention de Nicolas Sarkozy à Doha lorsqu’il énonça ce propos sur notre monde destiné à être un espace ouvert à la compétition. Sarkozy a même énoncé que celui qui nie la compétition se nie lui-même et donc qu’il n’y a pas lieu de combattre la compétition mais qu’il est nécessaire de l’organiser. Sous-entendu, permettre de donner toutes ses chances à chaque compétiteur. Et comme dans toute compétition il y a des lots, médailles et revenus à gagner, il faut que le système ait des règles à la fois pour juger les résultats mais aussi pour faire en sorte que la compétition soit équitable. Sans que cela ait été prononcé par l’ex-président, on aura deviné le lointain souvenir de cette clause qui sans doute, signa l’échec du référendum sur le TCE car elle fut largement commenté, parfois avec quelques relents de protectionnisme. Il est bien possible que le plombier polonais ait coulé le TCE, avec un symbole fort qui n’évoque pas forcément le meilleur de l’histoire française puisqu’on se rappelle dans les années 30 le sort des maçons italiens et mineurs polonais accusés de venir prendre le travail et donc le pain aux Français. Notons que cette fable du plombier polonais n’était que la version imagée de la concurrence non faussée au sein de l’union européenne, clause introduite dans le traité de constitution et qui fit jaser autant à gauche que du côté des frontistes et autres souverainistes. La concurrence non faussée est un exemple de règle érigée pour organiser la compétition économique et l’on peut être certain que Sarkozy y avait pensé en prononçant son discours de Doha.
Ces propos presque sibyllins et apparemment anodins méritent quand même une réflexion car ils interrogent la philosophie, discipline qui a su réfléchir en profondeur sur la nature humaine et sur l’éthique conçue comme élaboration des fins de l’homme. Lorsque Sarkozy évoque une négation de l’identité humaine lorsqu’il y a refus de consentir à la compétition, on se situe dans une perspective anthropologique. L’essence de l’homme est d’être un compétiteur. C’est ainsi que l’on peut transcrire le propos, en pointant un regard attentif vers Hegel qui lui, assigna comme essence à l’homme celle d’être un travailleur. On se souvient de ces fameuses pages où Hegel mit en balance le bâtisseur avec ses coups de marteau et le peintre qui passe ses interminables journées à imiter la nature. L’homme n’a pas pour vocation à prendre l’air du temps et gérer son existence en travaillant pour subvenir à ses besoins et satisfaire quelques loisirs et autres formes culturelles allant du divertissement à l’instruction savante. L’homme doit suer, transformer le monde et la matière, façonner les matériaux, construire les cités, inventer des objets et instruments. En ce sens, Hegel fut un philosophe moderniste, autant qu’un Auguste Comte ou un Spencer.
Le 19ème siècle industriel était ainsi lancé, avec l’homme placé au centre des dispositifs de société, industries et Etats. L’homme évalué en son essence comme travailleur. A cette époque, le monde était offert aux conquêtes matérielles et territoriales, avec la constitution des Etats-Nations mais aussi des dérives comme le colonialisme. Au 21ème siècle, la planète est entièrement conquise et la plupart des territoires sont délimités par les frontières reconnues à l’ONU. La planète est en tout lieu un espace disponible pour l’exploitation des ressources, minières, énergétiques, alimentaires, mais aussi pour l’implantation des usines où les travailleurs locaux ou à défaut importés seront enrôlés. Et comme l’humanité pèse 7 milliards d’âmes, il y a du monde à employer et beaucoup de concurrence. Il ne suffit plus de travailler pour produire comme il y a un siècle ; il faut être compétitif et compétiteur. Que ce soit dans les manifestations sportives, la production économique, l’ascension sociale, la politique, la culture. Vendre plus que son prochain, gagner plus que son voisin, être le meilleur. Les instruments de calcul et d’évaluation sont légion. Les occasions de se comparer sont innombrables. Le phénomène est entré dans la culture. Et d’ailleurs, cette culture de la compétition se marie facilement avec le narcissique. Comme dirait Desproges, un narcissique c’est un type qui refuse de reconnaître que je suis le meilleur ! Cette culture se transmet dans les journaux mais aussi se met en scène dans la plupart des jeux télévisés. Il faut éliminer les concurrents, prendre la meilleure place, le fauteuil. Il n’en reste qu’un, que ce soit pour concourir dans l’épreuve finale pour un gain substantiel ou pour être le dernier à ne pas être éjecté dans les célèbres séries de télé réalité, de Secret Story à Koh-Lanta. Et ça plaît aux spectateurs, preuve s’il en est que la culture de la compétition est parfaitement entrée dans les mœurs. Le sociologue Alain Ehrenberg n’a pas attendu Nicolas Sarkozy pour analyser ce culte de la performance.
Il fut un temps où la vertu et la magnanimité étaient des repères axiologiques, où un père pouvait lancer à son jeune enfant cette formule, tu seras un homme mon fils ! Maintenant, c’est : tu réussiras mon fils ! Nous vivons sous le règne de la compétition universelle alors qu’aucun décret, ni naturel, ni divin, ni philosophique, ni universel, n’a assigné à l’homme de devenir un compétiteur. Pourtant, cette condition humaine (euphémisme) est acceptée sans aucun examen comme si la compétition était le seul horizon, promue comme nécessité, celle de se nourrir ou de se reproduire, comme si cette compétition était un fatum universel aussi évident que le cours des astres et le climat qu’il faut affronter. L’époque de la compétition globale aurait-elle remplacé, voire prolongé l’ère des guerres territoriales puis mondiales ?
La compétition n’est pas le seul horizon pense le philosophe qui ne reconnaît qu’une seule vérité, celle qui énonce que l’on ne naît pas homme mais qu’on le devient. Alors qu’il n’existe aucune civilisation prédéterminée. Les sociétés sont ce que les hommes choisissent d’en faire et surtout de faire. Alors peut-être que le grand chantier philosophique serait de concevoir un monde qui ne soit pas ordonné autour de cette chose érigée en valeur universelle qu’on appelle compétition. Si nous étions au temps des Lumières, Rousseau n’aurait pas planché sur le contrat social ou l’origine des inégalités mais sur l’invention d’un monde qui ne soit pas gouverné par la compétition et pour la compétition. Un monde qui forcément ne conviendrait pas à Sarkozy.
Pourtant, force est de constater que de la Chine à la Californie, en passant par les dragons et tigres asiatiques, la Russie, l’Inde, la Turquie, le Qatar, l’Europe, et l’Amérique latine, la compétition semble bien acceptée ce qui laisserait penser qu’elle est universelle et représente l’essence de l’homme. Néanmoins, dans quelques contrées la compétition économique n’a pas pénétré et dans l’Inde, on note quelques réticentes. Mais après tout, ces pays et ces peuplades ne veulent pas de la modernité. Il est en effet acquis que cette compétition, ce jeu économique, a comme dénominateur commun avec le jeu traditionnel le volet technique. Et c’est ici que se dessine la piste la plus sérieuse pour comprendre cette civilisation héritée de la modernité technicienne. Autre dénominateur commun, le jeu pris comme divertissement ou bien la compétition économique s’avère être un élément qui permet d’oublier les contenus transcendantaux de la pensée, qu’ils relèvent de la foi, de la religion, du spirituel, de la contemplation et bien entendu les angoisses métaphysiques et la peur de la mort.
En vérité, l’homme a deux essences, comme le vivant du reste et l’univers. Essence connaissante (cognitive) et essence technicienne. Voilà, nous savons où l’homme se situe et de quelle manière le choix technicien a été pris vers 1700, préparé par la Renaissance et en rupture partielle avec l’ « homme connaissant » médiéval. C’est aussi une alternative, pour revenir à une étude savante de Leo Strauss, entre la voie-philosophie du conflit tracée par Thucydide et la voie-philosophie de l’harmonie pensée par Platon. La compétition, ce serait la prolongation de la guerre par d’autres moyens. Et la civilisation du 21ème siècle se présente comme celle façonnée par les hommes tournant le dos à la transcendance. Tel est l’ultime secret révélé par Sarkozy.