« L’Union est devenue une entreprise de liquidation de l’Europe comme civilisation et comme projet » (3/3)

par Christophe Beaudouin
lundi 16 décembre 2013

"Les Européistes appellent « Europe » ce qui n’est aujourd’hui plus qu’une accumulation de normes et d’injonctions, une froide bâtisse de verre et d’acier, sans portes, sans toit et sans souvenir. Il n’y a plus beaucoup d’« européanité » dans leur soi-disant « Union européenne » mais une « mondialité » vulgaire, matérialiste et relativiste. Ce sont l’humanisme et les valeurs fondatrices de la civilisation européenne qu’il faut dresser contre cette barbarie douce techno-marchande et contre ses employés politiques."

Suite et fin de l'entretien avec Christophe Beaudouin, docteur en droit, auteur de La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne, (éditions LDGJ, 562 p.), pour le mensuel Nouvelles de France d’octobre 2013.

(Pour la première partie de l'entretien, lire ici ; Pour la deuxième partie de l'entretien, lire ici)

Entretien - Partie 3/3

 

Pourquoi n'entend-on pas davantage de voix crédibles s'élever contre la dérive de l'UE ? (censure, subventions, trolls, etc.)

Cela dépend des pays. En France, en Allemagne ou en Belgique, l’européisme relève du sentiment religieux. Il s’inscrit dans le « progressisme », cette religion des classes dirigeantes brillamment disséquée par Jean-Claude Michéa. A chacun, elle enjoint de rompre avec le « monde d’avant » et donc de transgresser toutes les limites morales, culturelles et politiques reçues en héritage. On vous répète à longueur d’émissions télé et d’éditoriaux que la pente est inéluctable, « qu’on n’arrête pas le progrès », « la mondialisation », « l’Europe » etc. Bien qu’elle se heurte tous les matins au réel, c’est cette temporalité close de l’idéologie qui rend malaisée voire dangereuse pour son auteur l’expression de la moindre critique et ce, jusqu’à l’absurde. 

Les Européens sincère devraient être les plus vigilants dans la dénonciation de ces dérives qui plombent l'Europe. Or, lequel des apôtres de l’austérité budgétaire a par exemple avoué aux Français que l'Europe était l'union commerciale la moins protégée du monde, ou que depuis 18 ans, la Cour des comptes européenne refuse carrément de certifier les comptes de l’Union en raison du nombre élevé d’irrégularités et de suspicions de fraudes ? Lequel de nos grands démocrates a-t-on entendu s’indigner, au moment de la signature du traité de Lisbonne, de ce qu’il était un copié-collé du traité constitutionnel rejeté par les peuples français et néerlandais lors des référendums de 2005 ? Quel élu de la nation ou constitutionnaliste s’émeut de la confusion des pouvoirs entre les mains d’une Commission européenne, dépourvue de tout mandat électif, cumuler des fonctions législatives, exécutives et même juridictionnelles, quasiment sans aucun contrôle démocratique ?

Ailleurs en Europe, la question du basculement dans la post-démocratie est soulevée par de grandes voix, chacune à sa façon. Je pense à Jürgen Habermas, Joseph Weiler, de grands universitaires, deux anciens Présidents de la République : Vaclav Klaus en République tchèque et Roman Herzog en Allemagne. Il y a aussi, à leur façon, les cours constitutionnelles allemande et italienne ou encore la commission des Affaires européennes de la Chambre des lords britannique. Pourquoi l’intégration européenne risquerait-elle de menacer la démocratie en Italie, en Allemagne, au Danemark ou au Royaume-Uni, mais jamais en France, où l’on traite d’aliéné ceux qui osent, tranquillement, poser la question ? D’une manière générale, la liberté d’expression dans notre pays n’a cessé de reculer depuis trente ans, y compris d’ailleurs – le signe ne trompe pas - aux dépens des humoristes et des artistes...


 

"C’est l’humanisme et les valeurs fondatrices de la civilisation européenne qu’il faut dresser contre cette barbarie douce techno-marchande et ses employés politiques"

 
Comment expliquer l'incapacité des "souverainistes" à bloquer la construction de l'UE alors que les électeurs sont de plus en plus sceptiques, ainsi que l'a montré le référendum facilement remporté par les "anti" en 2005 ? (divisions, egos, leaders, parasitage des concepts toujours vivaces droite/gauche, etc)

Ce « non » venu des profondeurs de la majorité silencieuse n’a en effet que retardé l’entrée en vigueur du traité, après de menus changements cosmétiques. Mais l’intoxication massive a repris, sous l'autorité spirituelle des élites médiatiques et politiques à laquelle il n’est pas facile de résister. Il s’agit d’une idéologie, quasi-religieuse je le répète. Le processus européen d’« union sans cesse plus étroite » s’inscrit lui-même dans celui d’unification juridique et marchande du monde, c’est-à-dire le « Progrès » sous l’égide du libre-échange et des droits de l’homme globalisés. Ce n’est pas rien ! Dès lors, ceux qui émettent au minimum des réserves à l’égard de ce processus, justifié par l’idéal kantien de paix perpétuelle par le « doux commerce », ne sont pas seulement perçus comme des « adversaires » politiques à combattre démocratiquement, mais comme des « ennemis du Bien ». Leur parole même est jugée irrecevable et leur présence dans les hémicycles et sur les plateaux télé est jugée « dangereuse ».
 
Aujourd’hui l’édifice semble en train de craquer, à l’épreuve des faits : chacun perçoit sans peine que la crise monétaire, économique, sociale et d’identité européenne a quelque chose à voir avec l’architecture et la politique actuelles de l’Europe. Si le message que vous appelez « souverainiste » veut être entendu et suivi, il doit s’élargir et s’incarner. Premièrement s’élargir. Il faut maintenant ouvertement s’inscrire dans un combat pour la civilisation européenne, c’est-à-dire contre tout ce qui la mine et que l’on peut regrouper sous le terme « déracinement ». On est en train de saper une à une les conditions non seulement politique mais aussi morales, culturelles, et anthropologiques d’un monde « décent » au sens de la « common decency » d’Orwell. Ce n’est donc plus seulement un combat pour rendre au peuple sa souveraineté face au tout-marchand, c’est un programme pour le réenracinement du monde qu’il faut porter. Tout le reste est dérisoire. Il faut des propositions visant au réenracinement du pouvoir, de l’économie et de la finance, du droit, des sociétés et des hommes. Voilà en réalité le vrai combat pour la paix. Il faut d’urgence relire Simone Weil, la grande, sur l’enracinement comme "besoin vital de l’âme humaine".
 
Les Européistes appellent « Europe » ce qui n’est aujourd’hui plus qu’une accumulation de normes et d’injonctions, froide bâtisse de verre et d’acier, sans portes, sans toit et sans souvenir. Il n’y a plus d’« européanité » dans leur soi-disant « Union européenne » mais une « mondialité » vulgaire, matérialiste et relativiste. C’est l’humanisme et les valeurs fondatrices de la civilisation européenne qu’il faut dresser contre cette barbarie douce techno-marchande et ses employés politiques. Mais qu’est-ce-que la civilisation européenne ? Paul Valéry résumait : « J'appelle Europe une terre qui fut romanisée, christianisée et soumise à l'esprit de discipline des Grecs ». Tout est dit.
 
Il faut donc trouver maintenant l’homme de caractère – et c’est la deuxième condition – qui incarne naturellement ce combat, par son cheminement, par ses réalisations et par la profondeur de ses sentiments : il doit aimer la France plus que sa personne et être étranger aux vanités de la politique. La France n’est peut-être pas encore bien consciente qu’elle est en train de mourir. C’est dans des circonstances exceptionnelles qu’elle fait appel à des hommes exceptionnels. Elle aura bientôt épuisé les hommes "politiques normaux". Le moment approche où elle devra se décider à aller extirper l’oiseau rare de dessous son lit où il se cache...
 

Propos recueillis par Eric Martin
 
> La démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne (éd. LGDJ), par Christophe Beaudouin

 

(Pour la première partie de l'entretien, lire ici ; Pour la deuxième partie de l'entretien, lire ici)


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