L’univers étrange d’une société de commerce bio

par Boogie_Five
samedi 15 novembre 2014

Vers la fin de 2012, je suis entré dans cette société. Je ne savais pas à quoi m'attendre. La seule chose à laquelle je me raccrochais, c'est qu'il fallait à tout prix obéir et faire le maximum.

Ce que je fis, pendant des mois. Je n'en attendais pas grand-chose. Juste un peu d'argent et éventuellement une carrière dans la logistique. À laquelle j'ai fini par renoncer.

J'ai vu et senti le travail de cette entreprise. Des gestes répétitifs, des salaires payés en chèques tous les mois, des ordres et des contre-ordres, rien de cohérent finalement.

Les premiers mois je me suis mis en tête qu'il faut tout encaisser, la fatigue, la faim, le stress et le mépris du pouvoir envers les salariés, par ailleurs si cher aux entreprises françaises qu'elles s'écrouleraient sans cela ; la docilité des uns se mêle aux affaires des autres, les responsabilités tombent sur les moins gradés, la reconnaissance est inversée, moins on en fait plus le pouvoir s'intéresse à vous.

C'est à une œuvre de justice que j'essaye de contribuer : pour le moment, il ne s'agit pas de trouver des coupables ; il s'agit de traquer des faux-semblants et des illusions inutiles, pour les clients et ceux qui travaillent dans cette entreprise. Des souvenirs resteront gravés dans ma mémoire : le sourire de ces jeunes travailleurs, parfois venus d'autres continents, espérant s'en tirer un jour, mener une autre vie que celle endurée quotidiennement dans ces entrepôts poussiéreux, sales et confinés.

Le travail en lui-même n'est pas des plus durs. Dans la manutention et le port de charges lourdes, entre les chantiers et les matières premières, les produits alimentaires finis peuvent se trouver parmi les plus légers. La préparation de commande dans cette société s'apparente à la machinerie d'une gigantesque caisse enregistreuse, dans laquelle les produits passent un à un, avant d'être rassemblés pour l'expédition vers des dizaines de petits magasins.

À l'entrepôt des produits secs, à Thais (94), à partir de 7h du matin nous étions une petite dizaine à faire la « dispatch » des produits reçus et stockés, et à « clôturer » les commandes du jour, c'est-à-dire préparer l'expédition. Les produits sont triés puis assemblés dans des bacs et des cartons posés sur des palettes Europe, grâce à un « convoyeur » qui fait le lien entre la chaîne de traitement semi-automatique et la zone d'expédition. Entre 50 et 80 palettes étaient expédiées dans les magasins chaque matin. La préparation de l'expédition occupe quasiment tout l'espace et retarde parfois la mise en route de la chaîne de traitement pour l'après-midi.

A 11h30 arrive l'équipe d'après-midi, travaillant avec ceux du matin jusqu'à 15h et continuant seuls jusqu'à 19h à trier les marchandises. Le lendemain vers 5h, les camions viennent charger les palettes préparées la veille et font la tournée des magasins jusqu'à midi.

Les conditions d'hygiène sont pour le moins minimales. Dans l'entrepôt, il n'y a pas vraiment de matériel de nettoyage ni d'évacuation des eaux. Lorsqu'il y a de la casse, par exemple un d'un pot de confiture, la seule chose que nous trouvons c'est une vieille serpillière sale et un petit bac d'eau à remplir dans les douches.

Les produits les plus divers, entre cosmétiques, céréales ou bouteilles de vin se retrouvent pêle-mêle dans des bacs en plastiques parfois vieux de plusieurs années. Évidemment, pour les magasins c'est autre chose : tout ce qui apparaît au client doit être hors de tout soupçon.

En tout nous sommes une vingtaine et peu d'espace est prévu pour les employés : les vestiaires, la salle de pause et les toilettes sont combinés dans une sorte de petit baraquement de chantier de 20 m² accolé à la façade de la structure. Les fenêtres ne s'ouvrent pas et le mélange d'odeurs de pied, de nourriture et de crasse peut stagner pendant quelques jours, le temps d'attendre l'agent chargé de nettoyer les locaux qui essaie tant bien que mal de faire correctement son travail. Il n'y a pas non plus de bureau pour le personnel.

La surface totale de l'entrepôt des produits secs doit être aux alentours de 1500 m², et celui des produits frais, fruits et légumes a une surface comparable. Rapporté à l'ensemble des petites surfaces de ventes, c'est à dire une bonne cinquantaine de magasins ventilés en France et dans les pays limitrophes, les entrepôts ne peuvent suffire qu'en vue d'une stratégie très court-termiste qui ne prévoie aucun délai ni stockage avant la vente. Il est certain que l'ensemble du secteur de la logistique lié à la distribution de biens de consommation fonctionne ainsi de nos jours, où le volume des marchandises est plus important dans les camions que dans les stocks. Il se peut aussi que ce soit le signe d'une surproduction qui nous promette une belle déflation. En tout état de cause, ce qui est plus gênant ici, c'est l'instrumentalisation de l'écologie par les moyens du circuit commercial traditionnel, et on peut se poser de sérieuses questions sur l'efficacité énergétique d'une telle entreprise : le commerce en petite surface de produits biologiques localisé en centre-ville. En effet, tout roule sur camions diesel à travers toute l'Europe, des transporteurs venant d'Italie et des Pays-Bas notamment, et puis tout est éclaté et renvoyé en détail dans les petits magasins de Paris à Milan ; et puisqu'il s'agit aux actionnaires de tirer le même profit qu'avec du pétrole ou des jouets en plastique, si vous voulez acheter écologique, allez de préférence vous servir dans les très grandes surfaces, au moins le coût énergétique sera moindre, à tout point de vue.

D'autre part, un commerce écologique ne peut pas se limiter à vendre du rêve à la classe moyenne et par ailleurs écarter les couches populaires en empêchant les employés de participer et de réfléchir aux opportunités qu'offre une telle stratégie. L'objet de l'écologie n'est pas la toute-puissance ou un idéalisme libertaire, mais la possibilité de continuer à vivre sur Terre : c'est une telle nécessité commune à tous les êtres humains qu'elle en devient inférieure, lointaine et impensable ; le nez collé sur la planche à billets, chacun ne fait même plus attention à ce qui l'entoure. L’entreprise applique la politique du ventre.

Tout est opaque et transparent à la fois. La mise en œuvre de la stratégie est maintenue dans le secret, et son exécution immédiate, les commandes et les livraisons se faisant à l'instant. Aucune information précise au sujet des résultats commerciaux n’est transmise aux employés. Que ce soit le chiffre d'affaire, la comptabilité, le statut exact des entités qui composent l'entreprise et de ceux qui y travaillent, les relations avec les agents extérieurs, l'ignorance est totale et les salariés font comme si leur vie en dépend : un atelier pour jeunes garçons endurcis, rien de plus.

L'actionnaire principal, responsable de cette société commerciale, - dont je ne pourrais même pas orthographier le nom - en un an et demi de présence seulement interrompu par quatre semaines de congés, je ne l'ai vu que cinq ou six fois. Il vient seulement lorsqu'il y a du retard, l'entrepôt étant plein à craquer, et à Rungis, où était l’entrepôt avant de déménager à Thiais, il a même fallu laisser des palettes de marchandises dehors, le temps d'envoyer celles des jours précédents. Je n'ai jamais vu de responsable de ressources humaines, ni de délégué de personnel ou de responsable syndical, bien que la taille de l'entreprise comprenne plus d'une centaine de salariés. En fait, tout repose sur l'initiative individuelle. Si l'un d'entre nous demande quoi que ce soit, la discussion se fait à part et dans le secret en compagnie d'un ou plusieurs responsables.

De même le règlement des conflits entre les employés, le débat sur les conditions de travail, l'attribution des primes et le rôle des sanctions disciplinaires se règlent individuellement, presque jamais collectivement.

Il en résulte un non-sens : fatalement les critères subjectifs s'imposent aux critères objectifs, la passion pouvant l'emporter sur la raison. Et dans le fond, c'est exactement cela que je condamnerai toujours. Nombre d'entre nous utilisent des raisonnements superficiels pour atteindre un but alors que ceux-ci sont déjà brisés par les faits. C'est alors une rationalité corrompue qui réalise un autre but en employant les mêmes moyens que pour le but initial. Les actions deviennent abstraites et absurdes : l'intelligence et la raison sont plafonnés au montant de la fiche de paie et finalement tout ce qui concerne la vie autour du travail est réduit à sa valeur pécuniaire. Et c'est cela qui est dur à vivre, on ne le dira jamais assez. Non pas le prix minimum accordé au travail effectué, mais le fait que la valeur et la force sociales de l'action des salariés ne soient pas reconnues par l'employeur, autrement que par la valeur abstraite de l'argent. C'est en sens que la syndicalisation s'avère parfois inévitable.

C'est dans ce contexte, favorisé par une certaine manière d'appréhender la réalité, peureuse et au ras des pâquerettes, que la mégalomanie du petit chef s'impose et permet de se livrer à certains excès. À commencer par celle du directeur lui-même. Je n'ai discuté qu'une fois avec lui. Il a un certain embonpoint qui lui tire les bords de sa veste de couleur terne, croisée de lignes rouges. Semblant sortir du music-hall, il me fait penser au personnage du Pingouin joué par Danny de Vito dans Batman 2 : Le défi. Et le pompon, c'est qu'une responsable, chargé des réseaux et de la communication, l'accompagnant dans ses visites, est venue une fois habillée de cuir noir. La Catwoman étant trouvé, il ne manque plus que le célèbre justicier pour finir le casting : mais ça, c'est une autre affaire.

Probablement âgé d'une soixantaine d'années ou plus, avec une peau grasse, des boutons d'excroissance sur le visage, un gros nez au milieu et des yeux un peu enfoncés qui lui donnent un peu de méchanceté dans le regard, ce directeur est assez éloigné de l'image du jeune entrepreneur américanisé au costard brillant et aux dents blanches, branché et citadin, connecté au dernier Ipad. Avec lui, ça sent plutôt le bon vieux capitaliste du XIXème siècle. Lui manque plus qu'un haut-de-forme, une montre gousset et une centaine d'années pour être immortalisé dans le panthéon de l'économie française.

Seulement il se fait que nous sommes en 2014, et même si la calèche a été changée en Porsche Carrera 911 argent métallisée dernier cri, la méthode de management reste féodale. D'après des témoignages, il est arrivé que des femmes éclatent en sanglots lors de réunions de cadres (la tyrannie exercée sur les femmes dans les entreprises modernes serait d'ailleurs un sujet très intéressant à étudier, tant les conclusions seraient pour le moins inattendues). Démissions à répétition, turn-over aux postes à responsabilités, sans parler de ceux des employés. Licenciements pour des motifs d'absentéisme chez ces derniers, et de convenance pour ceux qui les encadrent et essayent d'améliorer leur situation. Il faut envoyer le plus de marchandises aux magasins, même si ça déborde et ça craque. C'est le seul mot d'ordre.

C'est simple, en un an et demi, de décembre 2012 à Juillet 2014, j'ai vu défiler pas moins de quatre responsables chargés de la logistique et au moins une quinzaine d'employés chargés de la manutention. L'organisation se fait à l'instant, que ce soit pour l'approvisionnement en fournitures pour les magasins, la réception des marchandises ou le déménagement d'un entrepôt. Les responsables, agents de maîtrise et cadres, savent pertinemment que cette société est une jeune entreprise qui manque de vécu et d'expérience, mais je ne suis pas certain que ces méthodes évolueront par la suite. Chacun, même au niveau des manutentionnaires, fait un peu ce qu'il veut. Sauf absentéisme, il n'y a pas de réelles sanctions et le commandement s'exerce de manière arbitraire : peu importe le comportement des uns et des autres, l'important est que l'argent rentre dans les caisses.

Le responsable de l'entrepôt des produits secs est assez emblématique d'une certaine dynamique sociale en France et peut-être en Europe. Assez pessimiste, il n'a guère d'estime pour les gens en dehors de son milieu social et aide au maximum les jeunes en difficulté sur le marché du travail, ce qui contrebalance son stress et ses inquiétudes. Ayant eu une jeunesse apparemment compliquée, il est très réactif et du ressentiment peut surgir lorsqu'il parle aux membres de son équipe. Assez jeune, 24 ans, il confond respect et pouvoir, discipline et sentiment, raison et passion. Son projet est de payer son crédit immobilier et certainement de fonder une famille. Dans l'entrepôt, il est comme chez lui à la maison : il fait ce qu'il veut, nomme qui bon lui semble et traite ses subalternes comme bon lui semble. Il ne se gêne pas pour faire des menaces verbales et humilier certains (dont moi évidemment), et finalement il ne respecte que les jeunes qui ont une mentalité de banlieusard, avec comme exception les responsables qui lui donnent de l'argent, à qui il parle assez cordialement et avec modération. Il a donc un double discours et sa position n'est pas claire vis-à-vis des uns et des autres. Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est sa gestion du plus vieil employé manutentionnaire, ayant atteint la bonne quarantaine. Comme moi, il a désormais quitté la société. Parce qu'il n'était pas vraiment apte à suivre la cadence de la chaîne de triage, Johann lui avait confié les tâches les plus fatigantes physiquement, comme porter les bacs parfois lourds de plus de vingt kilos et ranger des palettes Europe qui sont au moins aussi lourdes. Malgré ses problèmes de santé évidents, à aucun moment Johann n'a pensé qu'il fallait lui trouver une solution pour soulager sa peine, étant donné qu'il était seul à remplir cette fonction (porter jusqu’à la moitié du volume de marchandises stocké dans une cinquantaine de magasins, quand même). Cette indifférence à la douleur et à la vieillesse montrait clairement de quel côté il penchait : un cynisme aveugle qui abuse et use des plus faibles pour en tirer le maximum de profit.

Pour lui, l'éducation c'est avant tout du dressage autoritaire. Il n'y a pas de place pour le débat dans sa vision de la société. Les contrepoints à sa logique, la parole du personnel et les points de vue critique ne sont qu'obstacles et bavardages. Il n'y a que son point de vue qui compte vis-à-vis de la hiérarchie, qui l'encourage dans cette voie, et vis-à-vis des subalternes. Les autres n'ont pas vraiment d'existence. Il met une telle distance entre lui et les choses que les rechutes sont violentes. Comme il le disait si bien pour augmenter la cadence : « Faut que ça cogne ! » et quand je repense à cette expression, je ne peux pas m'empêcher de croire qu'elle renvoie à une certaine vérité, assez tragique, de notre rôle dans cette entreprise. Les cadres ne voient pas d'inconvénient à ce type de violence pour organiser le travail et cela est bien plus préoccupant. Car les jeunes de banlieue ou les immigrés venant des pays d'Afrique sont déjà accoutumés à une certaine forme de violence, mais pour quelqu'un comme moi, issue de la classe moyenne modeste de Paris, ça ressemble plus à de la bestialité qu'à de l'honneur ou de la fierté de vaincre ses adversaires. Les cadres et les gens des bureaux, même si ils ne vivent pas quotidiennement cette violence, pourraient se poser des questions sur leurs propres responsabilités de la légitimation de celle-ci pour encadrer des jeunes travailleurs : même pour les animaux, le dressage est nécessairement codifié et ritualisé, ce n'est pas une activité anarchique qui dépend du bon vouloir de l'un sur les autres. Sans cela, le dresseur aura beau se démener, les animaux sauvages feront exactement le contraire de ce qu'il aura voulu leur ordonner.

 

En conclusion, les dirigeants font en sorte que les employés de la société s'entendent pour qu'ils ne puissent pas s'entendre et fassent semblant de ne pas comprendre que leur travail n'a qu'un sens limité pour eux, si ce n'est enrichir des personnes qui leur sont inconnues et dont les motifs leur sont indifférents. À coup sûr les uns et les autres sont autant éloignés d'une quelconque intention de promouvoir l'écologie politique, qui reste encore la grande incertitude de notre temps.


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