“La Caste” ou les croisés de la pensée unique

par Comité des Cents
dimanche 9 septembre 2018

Début septembre 2018, parait “La Caste” de Laurent Mauduit, journaliste et co-fondateur de Médiapart. Celui-ci revient sur l’accession au pouvoir d’une élite formée par l’ENA, celle qui su profiter des privatisations des années 80-90 et qui se spécialise aujourd’hui dans les pantouflages et rétro-pantouflages. Celle-là même qui a propulsé l’un des leurs jusqu’au pinacle de l’État français et chargé d’appliquer froidement les directives européennes. "Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir".

 

L’Étrange Défaite

Ce livre se situe sous le haut patronage d’un historien républicain assassiné en juin 1944 par la Gestapo, Marc Bloch. Celui-ci, dans la débâcle de la « Blitzkrieg » de 1940 avait publié « L’Étrange Défaite », dans lequel il démontrait qu’il s’agissait moins d’une victoire allemande que d’une faillite des « élites militaires, mais aussi des élites publiques  ». Celles là « qui en réalité s’étaient déjà rangées du côté des vainqueurs avant même qu’ils n’occupent la France » et qui collaboreront au régime de Vichy.

 

Cette défaite, fait miroir à la politique néolibérale à l’échelle européenne. Moins d’État ! Plus de marché ! C’est la victoire de l’école de Chicago de Friedman et Hayek sur le capitalisme rhénan (ou économie sociale de marché).

 

D’autres références historiques appuient le récit de cette caste, parmi eux : Victor Hugo et Karl Marx. Durant le Second Empire, ces deux auteurs ont publié deux critiques acérées contre « Napoléon le Petit » et son « 18 Brumaire » de 1851. Mauduit, relie cette figure à celle d’Emmanuel Macron hissé au pouvoir par les élites contre le peuple, usant par la suite de son autorité pour mieux livrer le pays au libéralisme financier et qui s’humiliera lors de sa capture à Sedan en 1870.

L’auteur pastiche Hugo, en qualifiant Macron d’«  Emmanuel le Petit  » et ses nombreux soutiens scandant « Vive Macron ! Vive les stock-options » en reflet au « Vive Napoléon ! Vive le saucisson ! » chez Marx.

 

D’autres références montrent que dans le temps long, cette élite, unique à la France, ne date pas d’hier et à même ses fondements dans l’Ancien Régime. S’agit-il d’une trahison des idéaux de la Révolution ? Pour Mauduit, il s’agit plutôt d’une sécession entre la haute administration et la France. Celle-ci niant le « coup d’État permanent », cher à François Mitterrand, dont la France fait l’objet.

 

Chassés-croisés dans la haute administration

Le corps d’État qui représente le mieux cette « caste » est l’Inspection Générale des Finances (IGF) constitué en 1808 sous le Premier Empire. Ses membres ont compris très tôt l’intérêt de naviguer entre public et privé en mettant à profit leurs connaissances des institutions. Autrement dit, le pantouflage est une pratique ancienne.

Dans une époque plus récente, après la libération, un grand nombres d’établissement bancaires ou industriels se verront nationalisés pour assurer une croissance organique à l’État français. Cette période des Trente glorieuses s’achèvera par la privatisation de ces géants nationaux.

 

D’abord dans le monde de la finance avec des groupes comme la Société Générale, la BNP ou la Caisse d’Épargne, puis dans les services publics comme pour EDF, GDF ou la Compagnie des Eaux. Ce détricotage minutieux sera orchestré par des énarques qui occuperont par la suite le poste de directeur de ces sociétés privées ; pour le plus grand bonheur des investisseurs étrangers et des retombées économiques pour les intéressés.

On peut citer des noms comme : Daniel Bouton (Société Générale), Michel Pébereau (BNP), François Pérol (BPCE), Gérard Mestrallet (Engie, ex-GDF-Suez) ou Alexandre Bompard (Carrefour).

Les exemples sont trop nombreux pour être cités, tel la gabegie de ces serviteurs de l’état est énorme.

 

On voit également s’activer en tâche de fond des Necker modernes, tel Alain Minc, Matthieu Pigasse ou Jacques Attali. Conseillant l’État et les groupes privés au gré des appétits financiers.

Bien entendu, ces privatisations bénéficieront à cette caste qui remerciera convenablement les salariés. Car, qui dit capitalisme anglo-saxon dit négation des aspects sociaux, jusqu’à arriver à des « rupture de contrat à l’amiable » et des « plans de départs volontaires ».

 

Dans cette sphère on trouvera également d’autres énarques qui rejoindront l’Élysée pour mieux capitaliser sur leurs carnets d’adresse par la suite.

Ainsi, Jean-François Cirelli, ancien conseiller économique de Jacques Chirac qui est aujourd’hui à la tête de la filiale française de la multinationale des multinationales : le fonds d’investissement Blackrock. Si vous n’êtes pas familier avec le CAC 40, ce nom ne vous dira rien. Ce groupe américain est un véritable état privé qui possède des participations partout dans le monde, y compris dans de nombreux groupes français. Citons simplement un chiffre : 6 000 milliards de dollars, c’est que le fonds possède en gestion d’actifs en 2017.

 

Autre profil, celui de Jean-Jacques Barberis, ce trentenaire qui a également été conseiller économique, sous François Hollande. Celui-ci après le départ de son « parrain » Emmanuel Macron, rejoindra le groupe Amundi, qui est également une société de gestion d’actifs né de la fusion des branches d’asset management du Crédit Agricole et de la Société Générale. Celle-ci est plus modeste avec « seulement » 1 400 milliard d’euros d’actifs ( 1 600 milliard de dollars).

Autre détail d’importance, ce fringant ami de la finance est aujourd’hui à la tête du groupe de réflexion « En Temps Réel », que nous avons lié aux Gracques par ses porosités nombreuses.

Blackrock et Amundi pourront profiter de la loi Pacte, qui si elle est actée, ouvrira l’accès au régime d’épargne retraite à ces fonds d’investissement. Une réelle aubaine qu’une loi sur-mesure pour ces acteurs.

 

Un vrai personnage, Bruno Bézard, ancien directeur du Trésor, a totalement quitté la fonction publique, pour dit-il : « ouvrir une nouvelle page de [sa] vie ». Il rejoint ainsi le fonds d’investissement franco-chinois Cathay Private Equity, qu’il a bien connu, puisqu’il était en tant que directeur du Trésor, au comité exécutif de la Caisse des Dépôts et consignations, qui par le biais de la BPI a injecté depuis 2011 plus de 250 millions d’euros à parité avec l’État chinois.

Ironie s’il en est, cet état que l’OMC n’inclus pas dans l’économie de marché, est pourtant un partenaire privilégié par l’élite française. Qui plus est lorsque ce fonds, respecte les us et coutumes du monde des affaires avec une adresse fiscale aux îles Caïmans !

 

Une nuée d’activistes néolibéraux

Deux autres profils ont la vedette dans ce livre : François Villeroy de Galhau et Eric Lombard (que nous avions présentés dans ce précédent billet : La Caisse, la Planche à Billets et le Plan). Mauduit souligne également la dérive de ces activistes qui représente bien plus les intérêts de la finance que l’intérêt général.

Cela génère des conflits d’intérêts à grande échelle que ce soit dans le monde bancaire (Villeroy ex-directeur de la BNP-Paribas) et de l’assurance (Lombard ex-directeur de Générali France, repère de feu Antoine Bernheim, ex-commis de Vincent Bolloré).

C’est cette « société civile » que Macron aime voir à la tête d’institutions aussi puissantes que la Banque de France et la Caisse des Dépôts et Consignations. Celle-là même qu’il débauchera pour élaborer son rapport Attali intitulé CAP 22. On en parle peu dans les médias, pourquoi ?

 

Un autre acteur de la pensée unique, passé par la fondation Saint-Simon (dont d’anciens membres font ou ont fait partis des Gracques), Denis Olivenne. Celui-ci chante les louanges de la réduction des « charges sociales » dans une note intitulée « La préférence française pour le chômage » (publié dans Le Débat en 1994). Cette note soutient, par un raisonnement capillotracté, que le chômage est dû aux salaires trop élevés en France. Cette note sera néanmoins reprise dans un rapport d’Alain Minc sur « La France de l’an 2000 », où il émet ds recommandations sur la politique de rigueur à tenir : « La société française a fait (…) le choix du chômage (…). La commission pense que le coût salarial par tête (…) doit augmenter moins vite que la productivité ». D’où la désindexation du SMIC sur l’inflation, qui est une « solution raisonnable » pour le rapporteur.

 

On retrouve également un autre protagoniste également traité dans nos précédents billets : Jean-Pierre Jouyet, cet « être à l’échine souple », organisé « élastiquement pour passer par tous les trous » (Duranty). Son parcours inspire à Mauduit une réplique du film « Le Guépard » adapté du roman du même nom par Visconti (1963) : « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Ce raisonnement sera appliqué par son élève à l'Elysée.

 

En filigrane de cet ouvrage, on retrouve ainsi ce milieu d’affaires parisien public/privé qui a poussé le candidat Macron jusqu’à s’afficher à la Rotonde au soir du premier tour. Celui qui a été généré par une pensée unique ultralibérale, allant jusqu’à justifier la caricature du Macron-Thatcher.

Cette pensée, c’est le fameux TINA : There Is No Alternative. Il n’y pas d’alternatives, seule la société de marchés appuyés sur la croissance peut nous mener vers la Providence. On ne vit plus « de la main à la bouche » (Weber), mais « on vit pour travailler » (Zizendorf). Cet « esprit du capitalisme » est incarné par ces cénacles de « mâles blanc » de plus de 50 ans qui noient toutes choses « dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx,Engels).

 

 

Des euros dans le cerveau

Emmanuel Macron est le chantre du néolibéralisme, pourtant en terme de libéralisme politique celui-ci fait plutôt montre de bonapartisme et de présidentialisme. Celui qui se voulait le héraut de la « start-up nation » aurait pu exercer le pouvoir avec plus d’horizontalité, mais il assume totalement sa verticalité.

Il va même jusqu’à réhabiliter tous les symboles de l’Ancien Régime : son intronisation dans la cours du Louvre (résidence royale entre le XIVe et XVIIe siècle), le château de Chambord loué pour son 40ème anniversaire (symbole de la Renaissance), le château de Versailles pour les sommets internationaux (résidence royale entre le XVIIe siècle et la Révolution). En bref : « Le roi est mort, vive le roi ! ».

 

Même Pierre Rosanvallon (ancien membre de la fondation Saint-Simon) critique cet exercice du pouvoir, qualifiant Macron ainsi : « il est la version la plus élégante du populisme » et « il croit au mouvement qui conjugue une certaine horizontalité et une verticalité très forte » (France Culture, 26 février 2018). Tout est dit.

 

La conclusion de l’ouvrage de Laurent Mauduit s’achève sur un constat amer : le débat autour de la dérive oligarchique (et monarchique) du pouvoir est peu apprécié par la caste. Celle-ci use (et abuse) d’arguments réduisant cette critique au complotisme ou bien au populisme. Les médias, qui représentent les intérêts de cette caste sont les relais de cette reductio ad complotum, preuve en est, les entretiens de Mauduit sur RMC (Grand Oral des GG, 5 septembre 2018) et France Inter (L'invité du week-end, 8 septembre 2018).

Pour lui l’urgence est pourtant bien d’ouvrir le débat sur cette oligarchie qui déboucherai sur une « grande refondation démocratique  ».

Laurent Mauduit, donne des pistes pour mener à bien ce chantier d’envergure : refonte des politiques publiques s’appuyant sur une VIe République, suppression de l’ENA et recrutement sur le modèle de l’École de Guerre.

Ironie : c’est même un des soutiens (certe tardif) de Macron qui donne certaines pistes de réflexion, François Bayrou.

 

Au final, ce livre est un outil pour comprendre d'où vient cette caste et ses dérives. Il s’inscrit en droite ligne de nos précédents billets : La France est divisée entre une élite qui se dit bien pensante et le peuple qui ne peut plus les entendre. Cette sécession en dit long sur ce pays qui se voit toujours comme l’incarnation de la pensée des Lumières. Abstention massive, augmentation des inégalités, usage massif de la force (1er mai, ZAD, migrants), remise en cause de la presse...

Ainsi, ceux qui osent critiquer la caste au pouvoir sont des « idéalistes » qui n’ont pas le sens des « réalités ».

 

Le Président Macron s’exprimait le 31 août en Conseil des ministres en ces termes : « Nicolas Hulot portait des idéaux, mais quand ceux-ci se heurtent à la réalité, il faut chercher des compromis. Le sens du collectif est important. » et « Je ne voudrais pas que ce départ laisse penser qu’il y a ceux qui ont des idées et sont dans le vrai et ceux qui agissent et sont dans le faux. Non il y a ceux qui parlent et ceux qui font. Nous, nous agissons. L’idéologie, c’est bien, mais il y a la réalité » (Le Canard enchaîné, 5 septembre 2018).

 

C'est un appel : Tous ensemble, agissons ici et maintenant pour se passer de cette oligarchie.


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