La crise de l’Éducation (2/3) - De la société des pères à la société sans repères

par maltagliati
jeudi 15 mars 2012

Autant vous prévenir : par cet article, je ne vais pas me faire que des amis... mais sans doute titiller une blessure sensible, non cicatrisée, chez moi, chez vous, comme chez tant d’autres. Un des principaux blocages qui président à nos préjugés communs est la mort de l’Autorité. Sans Autorité, pas de formation, pas d’éducation ! Comment voulez-vous que les enseignants travaillent dans un tel contexte de dévalorisation interne de l’éducation ?

Critique de l’Autorité
 
C’est une des convictions les plus ancrées dans l’esprit de notre temps que de voir dans l’éradication de la « tyrannie paternelle » - Voltaire parlait quant à lui du despotisme domestique - un des principaux « progrès » de nos mentalités. Ce phénomène est réel et déborde le cadre de la famille. C’est dans tous les domaines que le moderne vilipende cette damnée AUTORITÉ. Le domaine scientifique bien sûr [1] où depuis cinq cents ans on lutte contre Aristote et tous les représentants de l’esprit dit de Système. Ne parlons pas des arts qui affichent sur leur fronton : « Tout est permis ». Et que dire même de la religion où, malgré la résistance papale, l’esprit réformateur a gagné bien du terrain ? Règne de la Critique ! Aucun domaine n’échappe plus à la juridiction de l’opinion individuelle et de la discussion publique.
 
Un des grands arguments avancé par les modernes contre l’ordre patriarcal est l’émancipation des femmes. Mais l’univers traditionnel a-t-il été celui de dévalorisation de la femme ? Rien de moins sûr.[2] Dans cet ordre traditionnel considéré dans sa logique interne, le Père lui-même, s’il incarne bien l’entité familiale, ne la dirige pas avec son arbitraire en y exerçant sa toute-puissance (ce qui est bien un anachronisme moderne). Dire qu’il est le garant de cette unité familiale, c’est dire aussi qu’il en subit la loi : la propriété familiale est indivisible et incessible. Le « père » en est le simple gestionnaire et doit se montrer digne de ses ancêtres et en rendre compte aux générations futures. Tenu par le passé et jugé par le futur, le présent lui échappe !
 
C’est plutôt dans le cadre urbain (déjà un peu dans la Rome antique, mais aussi et surtout avec la croissance des villes en Occident à partir du XVIIème siècle) que l’on assiste à une valorisation démesurée de la fonction de l’homme, qui va de pair avec le mépris de la femme et la diabolisation de la sexualité, très chère tant à la pastorale austère des Jésuites qu’au puritanisme des réformateurs.[3] Le monde des campagnes a ensuite été forcé de se plier à la mode nouvelle et d’importer le « machisme ». Le monde traditionnel avec lequel notre société rompt définitivement en 1914 avait donc progressivement cessé de vivre depuis un siècle ou deux. Quand il reçoit le coup mortel, il n’était déjà plus que la caricature de lui-même.
 
Obéir
 
Partie des sphères intellectuelles et administratives, la modernité envahit peu à peu notre Société. Jusqu’au milieu du XXème siècle toutefois, l’enseignement, le travail et la vie familiale restent en dehors de cette évolution. Pour le peuple, comme partiellement pour les grands, OBÉIR restait le principal mot d’ordre.
 
Et ceci n’est pas à prendre négativement d’un bloc. Nous avons en effet à remonter un grand nombre de préjugés qu’il serait vain de développer ici. Mais quelle que soit la façon dont nous tournons la question, si l’on revient au thème central, philosophique, il faut considérer que nous ne sommes pas sur terre pour exercer notre « volonté », mais pour « obéir » à un ordre de choses, qui nous préexiste et qui perdurera après nous. C’est cela que recouvre le concept de Nature, un ordre dans lequel il nous faut nous réaliser, nous déployer, nous épanouir. Je ne parle pas d’un ordre « voulu par Dieu » car cette question est beaucoup plus délicate. En développant l’arbitraire de Dieu, qui n’est « tenu » par aucune loi mais en est délié (absolutus), les clercs de la fin du Moyen Âge ont en effet développé l’esprit nouveau et établi les bases de l’esprit moderne : fait « à l’image de Dieu », l’homme est destiné par celui-ci à imposer ses lois à la Nature, il est construit pour dominer.[4]
 
Depuis un siècle, l’esprit moderne a gagné toutes les couches de la population et en gagnant l’ensemble des comportements, il y a inscrit son mot d’ordre « Du passé, faisons table rase ». Là où la tradition imprimait sa marque, se sont imprimés l’esprit d’innovation, l’émancipation,… bref tout ce qui nous invite à sortir délibérément de notre éducation.
 
Autorité versus autorités
 
Le drapeau de l’Ordre portait encore lors de la Grande Guerre l’inscription Travail, Famille, Patrie. Il n’en reste aujourd’hui plus grand-chose, comme si, par le triptyque Chômage, Éclatement, Mondialisation, l’Ordre régnant s’était attaqué de manière systématique à ces trois piliers pour construire plus sûrement, au niveau social, une sorte de Désordre ambiant. Ce désordre, l’État a tout intérêt à l’introduire et à l’entretenir parce que par ce désordre il devient, LUI, le seul remède. Une société sans repères en elle-même est forcément une société qui a besoin de l’État.[5]
 
Depuis les années soixante, nous déclinons la mort du père sur tous les fronts, dans tous les secteurs de la vie sociale. La famille bien sûr et avant tout l’éducation qui ne peut plus être envisagée que comme épanouissement de la spontanéité de l’enfant. Le travail où le pôle central est réservé à la motivation. La justice qui a cessé son rôle répressif et parle de réinsertion, envisageant le criminel comme un malade qu’il faut soigner. Les mœurs centrées sur le « Tout est permis » converti en « Il est interdit d’interdire ». C’est ainsi que la LOI a disparu et qu’on lui a substitué les lois, qui ne sont plus guère qu’un catalogue de réglementations à la Prévert, bien souvent contradictoires entre elles et faites pour être détournées, évidemment.
 
Dans le Désordre fondamental de notre Société, l’Autorité disparaît pour faire place aux autorités. L’Autorité est une force morale à laquelle nous sommes obligés de nous confronter, une confrontation qui nous forme et nous développe, qui nous éduque donc. Les autorités n’ont, elles, de poids que parce qu’elles découlent d’une contrainte, d’un ordre hiérarchique, elles nous infantilisent. Je ne dis pas que dans toute forme de Société ne doivent pas exister des autorités et une forme de contrainte ; je dis que dans notre Société, ces autorités ne procèdent pas d’un Ordre social - lequel a été aboli - mais uniquement de la contrainte – à caractère administratif. Et celle-ci est d’autant plus paralysante qu’elle est exercée au nom de la majorité, sanctionnée par notre vote et mise en œuvre sous le couvert de réglementations absurdes qui aboutissent à l’avilissement de l’humanité (« As-tu respecté la norme 266-3-24bis » remplaçant la question « As-tu réfléchi à tous les aspects de la question et au Bien commun ?  »)
 
La mort du père présente de ce fait une autre facette, celle des fils démunis.[6]Quand je relevais dans mon article sur Nos chers monstres « le fait que les adultes ne se retrouvent pas dans leurs enfants » c’était pour amener ce triste constat que « la rupture entre les générations s’avère ainsi en définitive la reconnaissance de la permanence d’un cycle nécessaire, résigné, des échecs humains ! » L’être humain n’est plus appelé à prolonger ses ancêtres, encore moins à les dépasser… tout le message psychopédagogique est centré sur cette seule idée de « faire autre chose » que nos parents et nos aïeux. La liberté étant ramenée à la simple expression de la subjectivité, c’est la continuité même de l’espèce humaine qui est ainsi mise en question par ce qui apparaît aujourd’hui de plus en plus comme une négation absolue, interne de l’éducation.
 
Dans cette absence de repères, ce règne du n’importe quoi qui succède à l’ordre paternel, les êtres humains sont dépourvus, ne savent plus par quel biais prendre les problèmes, ils n’ont aucune méthode. Ils n’ont plus que leur subjectivité propre. C’est une des choses qui fait le plus mal, car même si la bonne volonté est là, les humains se retrouvent les bras ballants, y compris devant des questions vitales, sans avoir d’armes pour les faire évoluer... S’asseoir et pleurer, tel semble bien notre lot ! [7]

Dévalorisation philosophique de l’éducation
 
A la dévalorisation « administrative » de l’éducation, abordée dans mon premier article, [8] qui était comprise comme un des piliers fondamentaux (le pilier fondamental) de l’État démocratique du XXème siècle et est aujourd’hui reléguée à l’arrière-plan par l’univers médiatique, s’ajoute ainsi une dévalorisation philosophique de l’éducation. Bien sûr, les enseignants peuvent toujours tenter de se rattraper en considérant que leur fonction « antiautoritaire » est d’éveiller en nos petits ces ferments d’humanité qui sont déjà en eux. Mais cela ne solutionne pas tout. Cela sonne creux surtout. L’espèce humaine est le produit de centaines de siècles d’Histoire, laquelle n’est pas un simple processus adaptatif, encore moins un processus adaptatif se transmettant par les gènes et le psychisme inconscient. Cette conception si répandue est même le paravent magique de la démission des éducateurs.
 
La mise en œuvre de la réforme de l’enseignement a été une catastrophe parce qu’elle a (sciemment) confondu deux dimensions totalement différentes : une nécessaire remise en cause de la pédagogie et la crise de l’Autorité. Sous le prétexte d’une réforme pédagogique, elle a ainsi fait passer comme un mouvement positif ce qui était en fait non une remise en question mais une démission des éducateurs. Dès lors, il ne s’agissait plus de mettre la force du jeu, de l’activité et de l’imaginaire au service de la pédagogie, mais de nier celle-ci en bloc en la réduisant à une simple mise en jeu des pulsions naturelles. L’avènement de l’enfant-roi.
 
Sous l’angle particulier du contenu éducatif, cette évolution s’est marquée par le remplacement de la culture générale par ce qu’on peut nommer un bruit de fond médiatique. La disparition de l’éducation générale est accompagnée d’un recentrage sur des formations purement techniques (apprentissage, formation accompagnée) dans lesquelles l’homo hierarchicus fait place à l’homo protocolus.[9]
 
Et vous voudriez qu’il y ait une place pour l’éducation dans un tel monde ?
 
MALTAGLIATI
 
Suite de…
1. Le mythe de l’éducation nationale
A suivre….
3. Quand l’éducation ne va pas…rien ne va.


[1] Même si il n’y a sans doute aucun secteur d’activité aussi hiérarchisé en France que le monde académique.
[2] En matière électorale par exemple, sous l’Ancien Régime, c’est la famille qui s’exprime par la voix du père. S’il est décédé, la mère exercera le droit de vote familial. Des femmes ont donc voté en France bien avant 1945. Ceci rectifié, pour ce qui concerne l’ancien royaume de France, la discrimination à l’égard des femmes y existe, comme en témoigne la loi salique (succession à la royauté). Dans l’ancienne famille romaine, à la base de notre civilisation, la succession ne passe que par les hommes. Plus encore, seul le fils aîné représente la famille à la mort du père. Les autres fils resteront infans (sans voix). Ils ne peuvent accéder à la majorité qu’en se faisant adopter, par exemple par une famille qui n’aurait pas de descendant mâle (celle de leur femme ou n’importe quelle autre) ; ou alors il leur faut fonder un nouveau foyer par subdivision de l’ancien foyer paternel, une procédure plus rare, mais qui existe néanmoins.
[3] Les procès de sorcières ne sont pas le fait du moyen âge, mais du premier âge de l’État, XVIIème siècle. Ils sont exercés par l’Inquisition, qui n’est pas comme on le croit souvent une institution médiévale, mais le produit d’une religion qui s’est fait la servante aînée de l’État.
[4] C’est une question ouverte aujourd’hui que de savoir si l’esprit moderne n’est pas plutôt issu des développements et débats internes aux scolastiques du XIVème siècle (Dun Scott, Ockham...) que du renversement du dogme religieux par une hypothétique « Renaissance ».
[5] Un État « fort parce qu’il promeut le désordre social », c’est bien sûr une absurdité pour les antifascistes qui ne peuvent voir la domination que comme violence, contrainte, oppression, exploitation. Vision bien passéiste de l’État, alors même que celui-ci domine aujourd’hui par la séduction, la perfidie, la corruption et fait tout pour paraître émaner de ceux qu’il réduit en esclavage (voyez le dossier La Servitude volontaire dans les lettres fantasques n°14, mars 2012).
[6] Les « Indignés » en sont un fort bel exemple.
[7] Nous ne sommes pas « en rupture » avec nos enfants parce qu’ils se révolteraient contre nos habitudes ou nos exigences, mais parce qu’ils vivent une vie simplement « autre », sans commune mesure avec la nôtre… et en plus souvent cela ne les empêche pas d’être « gentils », en fonction de quoi la rupture est encore plus amère.
[8] Il est tout à fait exact de dire, comme le relève un commentaire à mon article, que sans l’action des instituteurs de 1880 à 1914, il eût été impossible de mener les populations à l’immonde boucherie de 1914, encore célébrée de nos jours par tous nos édiles comme une grande guerre patriotique. Le rôle des instituteurs a été central dans tous les aspects du développement de la République, y compris les pires. Je crains le centenaire d’août 14, et notamment son impact sur l’éducation.
[9] Latin de poubelle, mais réalité vivante : l’être humain est de plus en plus ramené au technicien, et la technique au respect de protocoles.

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