La démocratie du rire ou du pire ?

par Philippe Bilger
vendredi 27 février 2009

Le mouvement est trop profond, trop systématique pour ne pas faire sens.

Un article, dans Marianne 2, a mis justement en évidence, dans les émissions radiophoniques du matin, l’importance des humoristes Laurent Gerra, Nicolas Canteloup et Stéphane Guillon. Ce constat est à compléter par la télévision où Laurent Ruquier anime le samedi soir, sur France 2, un divertissement auquel participent deux agitateurs d’idées, Eric Zemmour et Eric Naulleau, sans oublier Michel Drucker dont la bonne humeur utilitaire est interrompue un court instant par Canteloup ou Anne Roumanoff. Les rôles sont inversés mais le principe demeure le même. Il s’agit de séparer coûte que coûte la pensée de la dérision et du rire, de distinguer le sérieux des entretiens et le comique des bateleurs, de ne jamais réunir sous le même pavillon le profond et l’acerbe. Je ne suis pas persuadé que cette division représente un progrès. Au contraire. Sans forcer le trait, j’incline à y voir une faiblesse de la démocratie qui, confiant au rire une part de sa charge et son honneur, frôle ainsi le pire, pour ne pas écrire qu’elle y tombe.

En dehors de Dominique Strauss-Kahn qui s’est piqué devant l’acidité de Stéphane Guillon, ce clivage offre pourtant l’avantage pour les politiques de savoir qu’ils vont s’affronter à des interrogations convenables et souvent convenues puisque le tour déplaisant qu’aurait pu prendre l’entretien est traité par les humoristes, mais sur un mode comique qui ne porte pas à conséquence. Aussi, cet exil de la vigueur voire de la méchanceté personnalisée, dans le royaume des plaisanteries et des saillies, loin de débarrasser l’abstrait de ce qui pourrait le banaliser et le dégrader, le rend au contraire totalement aseptisé et indolore. Le questionnement politique, culturel ou sociétal devient ennuyeux comme la pluie parce que la plupart des journalistes s’arrêtent aux portes de l’intéressant et du perturbant. La pensée véritable et le dialogue authentique ne pouvant exister sans une joyeuse cruauté, faute de celle-ci l’une et l’autre sont réduits à une douceur urbaine et molle tandis que la cruauté délaissée va résider dans le royaume des amuseurs. La prépondérance de ceux-ci n’ajoute pas, à mon sens, de l’insolence radiophonique ou télévisuelle, ne crée pas un cumul de la vivacité et de la drôlerie avec la gravité de l’information quotidienne et des concepts que cette dernière peut porter avec elle. Ce mélange, en définitive, par la confusion qu’il entraîne - un zeste de rire déjà dans le sérieux, un peu de sérieux encore dans l’îlot du rire - au mieux engendre un objet sonore ou audiovisuel singulier et déroutant, au pire installe dans l’espace trop de badinage pour ce que l’émission veut présenter de fiable, trop de pesanteur pour ce qu’elle prétend offrir de léger. La conclusion en est qu’oscillant sans cesse entre, d’un côté, des interviews tranquilles et confortablement sereines et, de l’autre, des piques en général anodines sur les personnes et les personnages, la plupart des médias se satisfont de produire ou de communiquer une information guère pugnace ou des nouvelles peu rigoureuses. Pour ne pas évoquer certains sites qui tentent tant bien que mal d’allier exactitude et polémique, il me semble que la seule publication, au plus près, d’une conception à la fois techniquement acceptable et psychologiquement combative, mêlant dans ses pages la contestation personnelle à la dénonciation factuelle, est Le Canard enchaîné, aussi anecdotique qu’il puisse apparaître à certains. Comme de plus en plus la politique aujourd’hui se regarde par un petit bout de la fenêtre plus que par la grande porte, cet hebdomadaire est adapté à l’époque qui abandonne les desseins grandioses pour tenter de trouver son chemin, comme une taupe, dans un fourmillement d’incertitudes et d’aléas.

Quel dommage que cette démocratie du rire quand l’actualité mériterait davantage ! Qu’on se penche un instant sur la nomination certaine de François Pérol et on ne pourra manquer d’être frappé par le débat qu’elle pourrait, qu’elle devrait entraîner sur sa validité déontologique - la commission de déontologie sera-t-elle saisie ? -, son caractère légal ou non au regard du code pénal, plus largement sa légitimité démocratique. Celle-ci a besoin de netteté, de limpidité, de transparence. Je me souviens des engagements exaltants de la campagne présidentielle sur l’Etat irréprochable. J’y ai cru. Aujourd’hui, ce qui me navre, c’est une sorte de morosité républicaine qui atteint aussi bien les déçus de droite que les opposants de gauche. Comme si on n’avait plus le droit de croire en un idéal trop souvent mis à mal et de se battre pour lui. C’est triste un pays qui ne se pose plus de questions.

La démocratie du pire, c’est le rire qui a pris le pouvoir. On laisse tout passer. On s’en amuse. On ne prend plus rien au tragique.


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