La dévoration du monde

par lephénix
lundi 30 novembre 2020

 

Un vent glacé de « collapsologie » voire « d’effondrisme » souffle sur « l’écologie politique ». Devrons-nous nous résigner à « l’attente de l’effondrement comme seul horizon » ?

Si « la maison brûle » selon un air bien connu, ni les idées ni les moyens ne manquent pour éteindre l’incendie. Pas davantage que les « prophètes de malheur » dont le fonds de commerce prospère sur le sinistre en cours...

Mais l’utilisation des dits moyens appropriés se heurte au mur d’un « impensé postmoderne » qui nous a mené sur cette « trajectoire d’effondrement » de notre « civilisation » thermo-industrielle. Le philosophe Renaud Garcia rappelle que « la dynamique pathologique du capitalisme industriel toujours plus vorace en énergies naturelles et en carburant humain nous pousse désormais vers la production finale d’une planète malade »...

L’activité productive se fait plus destructrice que jamais tant de l’environnement que des hommes. La numérisation forcenée avive et propage l’incendie écologique : « Dans une société de l’automatisation et du tout numérique, fondée sur une industrie extractiviste gigantesque, il n’est pas de confort individuel qui ne repose sur une dévastation à grande échelle. La marche du progrès est une accumulation de catastrophes. »

Ainsi, dix milliards d’e-mails envoyés chaque heure dans le monde mobilisent » l’énergie équivalente à la production de quinze centrales nucléaires  »... Internet devrait devenir le plus gros poste de consommation délectricité dans le monde en 2030.

La frénésie d’artificialisation du monde et de « connexion » en cours érode les fondements même de nos économies ainsi que nos moyens de subsistance, notre sécurité alimentaire et notre socle vital : « Ce qui détruit la nature et notre nature tout en étant parvenu à nous structurer en flattant notre désir de toute-puissance, c’est la logique d’expansion du techno-capitalisme. Autrement dit la dynamique d’accumulation du capital ayant fusionné avec la rationalité technologique. »

Les interactions de l’activité productive et de la biosphère avaient été identifiées dès 1920 par Alfred Marshall (1842-1924) et Arthur Pigou (1877-1959) sous le terme d’ « externalités ». Sans être prises en compte pour autant dans le processus économique d’un système dont la logique autophage exacerbe le cycle de la dévoration.

Mais comment « encastrer » l’économie dans son milieu environnemental et social ? Comment la réintégrer dans le cercle des activités véritablement humaines et dans le grand cercle de la biosphère ? Pour faire rentrer le diable dans sa boîte, suffirait-il de refuser en pleine conscience les « promesses frelatées d’une abondance industrielle se développant à crédit sur les milieux naturels  » ? J

usqu’alors, nous nous serions fort bien accommodés de la dévastation maintes fois dénoncée des écosystèmes dont nous dépendons pour cette course insensée au seul profit de quelques uns... Elle pourrait bien se solder par la « perte rapide et déterminante d’un niveau établi de complexité sociopolitique  » - bref, de notre « confort » illusoire... Une catastrophe, vraiment ? Ou bien un retour à une « condition normale de moindre complexité » ?

 

Une « civilisation » autophage en phase terminale

Aujourd’hui, de « nouvelles figures politiques inédites se manifestent : les enfants accusateurs ». Pour Renaud Garcia, « le spectacle a condensé en Greta Thunberg la triple alliance de la science moderne, du capital et de la bureaucratie  ». L’industrie publicitaire s’adonne avec succès à cette « entreprise de rééducation des adultes par les enfants  ». La « civilisation » dite capitaliste ne repose-t-elle pas sur « l’exaltation idéologique de la jeunesse » ?

Le philosophe reprend le fil de sa pensée sur la ligne de production du spectacle permanent et remonte jusqu’au projet Manhattan : « Cette structure tripartite est au fondement des maux de la civilisation industrielle. C’est elle qui, sous sa forme militarisée, fut à l’oeuvre de 1941 à 1944 dans les laboratoires et les villes nouvelles du projet Manhattan, ayant pour finalité non seulement la fabrication d’une arme atomique la plus destructrice possible mais encore le basculement vers une guerre généralisée contre le vivant, portée par la toute-puissance scientifique  »... Ainsi, la « transition énergétique dans sa version thunbergienne n’est que la reconduction de l’identique, le renforcement des soubassements d’une logique de dévoration des humains et du milieu vital qui a causé le désastre déjà en cours ».

L’alliance de la finance et de la technologie s’avère une matière noire menaçante pour tout devenir humain à la surface de la planète au nom d’une abstraction fondamentale : « L’accumulation de la valeur trouve dans le perfectionnement des machines son point d’appui. L’accumulation du capital se révèle d’emblée industrielle, soumise à l’expansion du machinisme comme une contrainte systémique.  »

La situation d’épuisement écologique serait-elle une aubaine pour approfondir le « désastre social et humain lié au capitalisme industriel  » ? Pas de doute pour le philosophe : la tendance fondamentale du système économique et de technologie est de « vampiriser jusqu’à la Terre elle-même pour la transformer en marchandise ».

Ainsi, « l’effondrement écologique lui fournit l’occasion de se refaire une santé en offrant de nouveaux débouchés à sa pulsion d’artificialisation et de puissance »... S’agirait-il d’une « destruction cynique et délibérée » ? Le philosophe en résistance contre le « dispositif » de néantisation en cours rappelle que le terme d’ « effondrement » renvoie à « l’aboutissement impersonnel d’un processus de délitement (ça s’effondre) »... Or, « la santé du capitalisme technologique, c’est l’effondrement  ».

D’évidence, l’économie marchande et le contrôle intégral de la nature par l’ingénierie ne peuvent décemment être considérés comme une fin en soi. Pour le social comme pour l’écologie, la rupture avec cette logique prédatrice s’impose. Renaud Garcia reproche aux « effondristes » ou autres « collapsologues » leur lien ambigu avec la critique industrielle – à commencer par leur propension à évacuer de leur « réflexion » le rôle des technologies dans le processus de dénaturation et de décivilisation en cours : « Pourtant, la gabegie énergétique du fonctionnement d’Internet jusqu’à l’obsolescence des relations sociales et intimes, en passant par la gestion en temps réel du cheptel humain et la destruction accélérée de tout ce qui jadis s’appelait un métier, remplacé désormais par des jobs d’intendance des machines, l’automatisation et la numérisation galopantes sont au coeur même du délabrement contemporain généralisé.  »

Ainsi, « un effondriste conséquent devrait tenir pour indépassables les faits suivants : plus on accepte la multiplication des data centers, plus on encourage le réchauffement de l’atmosphère par les systèmes de climatisation qui assurent le refroidissement de milliers de serveurs où sont stockées les données du web ». La prolifération de gadgets électroniques, serait-ce pour un « bon » usage militant ou « pédagogique », cautionne « les projets d’extraction minière de plus en plus destructeurs partout dans le monde pour approvisionner l’industrie du numérique en matériaux et terres rares »...

Le standard de vie actuel « se paie d’une dépendance intégrale à une gigantesque machinerie » qui substitue des « produits de masse et des procédures normées aux actes primordiaux que les gens ordinaires savaient jusque là accomplir par eux-mêmes »...

La subsistance est le « fondement caché de toute production de marchandise puisque le processus de valorisation à l’échelle d’un marché international ne peut s’effectuer que si les activités de reproduction de la société (nourriture, culture de la terre, soins, organisation des marchés locaux) sont auparavant assurés ». Ainsi, « il y a de la subsistance sans la production de marchandises, mais la réciproque n’est pas vraie  »...

L’abîme entre « adaptés et inadaptés » du progrès-qu’on-n’arrête-pas, doublé d’une « dévastation de la Terre elle-même, sur laquelle millionnaires et prolétaires étaient jusque-là, bon gré mal gré, bien obligés de cohabiter  », aboutit à ce renversement : « les élites, qui depuis des lustres n’étaient plus du même monde humain font maintenant sécession du biotope et fuient vers une nature reconditionnée »...

L’anticipation du désastre annoncé « implique à la fois le repli narcissique et l’expérience tous azimuts des débordements émotionnels  » - à en juger la vogue « survivaliste » : « Si les idées dominantes d’une époque sont celles de sa classe dominante, alors les conditions de survie par temps de guerre que se confectionnent délibérément les privilégiés seront imposées aux dépossédés dès que le besoin s’en fera sentir  »...

Pour le philosophe qui entend réarmer l’esprit critique, il s’agit d’affirmer contre l’abstraction numérique et statistique « une autre dimension de l’humain, par une contestation radicale des valeurs et des pratiques de la puissance ».

« Vivre contre son temps », dans cette volonté de non-puissance, requiert un effort permanent... Qu’est-ce qui survit à l’effondrement ? Sur le champ de ruines du débat intellectuel, ce temps d’éveil vers une « voie de non-puissance et non de l’impuissance  » pourrait ouvrir une ère créatrice de nouveaux possibles. Son actualisation commencerait par ce qui s’appelle : un « changement de cap ».

Renaud Garcia, La Collapsologie ou l’écologie mutilée, L’échappée, 160 p., 14 €


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