La fin de l’humanisme au XXIe siècle ?

par Bernard Dugué
vendredi 27 juin 2008

Ce billet pose la question de l’humanisme à travers un panorama historique et quelques faits de société récents.

En 1966, paraissait un livre retentissant dans le monde philosophique. Dans Les Mots et les Choses, Foucault proposait une histoire de l’homme pris en tant qu’objet de curiosité et d’étude pouvant faire l’objet d’un savoir. Malgré la présence des textes antiques, chinois, védiques, grecs, bibliques, romains, Foucault suggère que l’intérêt spécifique (moderne dira-t-on) pour l’humain remonte à une mutation des savoirs datant de la Renaissance. Avant pourrait-on dire, l’homme était un thème diffus, une entité vague, sorte d’animal parlant venu d’origines mythiques, occupant une Nature en se regroupant, se faisant la guerre, se préoccupant des dieux puis du Dieu. La naissance d’un intérêt pour l’homme coïncide avec ce qu’on a appelé l’humanisme de la Renaissance. Puis, la Modernité galopante, la montée en puissance des savoirs philosophiques, puis sociologiques, puis les redoutables sciences humaines qui en l’espace de quelques décennies, sont devenues autant des savoirs que des savoir-faire, des pratiques, des institutions.

Foucault, connu pour son goût de la fascination provocatrice, n’avait pas hésité à pratiquer le raisonnement du pire. Si l’homme était devenu objet d’intérêt, c’est que les conditions présidant à cet événement épistémique étaient réunies. Mais est-on certain qu’à un moment donné, ces conditions, ayant évolué sensiblement, ne suscitent plus un intérêt spécifique pour l’humain ? Et que ce qui a eu un début ne doit pas s’achever nécessairement en raison d’un improbable fatum téléologique ? On reconnaît là le Foucault grec voire védique. De cette idée est née la thèse de la mort de l’homme, une thèse apocryphe, écrite comme une formule dans le sable, mais qui suscita de longs et passionnés commentaires à la belle époque de la philosophie française. La mort de l’homme n’est pas pour demain, mais la thèse de Foucault ne manque pas de piquant. Si bien qu’en adoptant un angle généalogique, orienté plus vers l’éthique et la morale que vers l’épistémologie, nous pourrions déceler une évolution du regard porté sur l’homme. Et pressentir non pas une mort de l’homme, mais de l’humanisme. Voilà l’hypothèse qui sera ici examinée.

Les sciences dites humaines recouvrent nombre de spécialités. Les progrès scientifiques influent largement sur l’idée qu’on se fait de l’homme. Mais l’honnête homme en société n’ira pas consulter les savants traités de science cognitives ou de psychologie contemporaine. Son idée de l’homme sera vague, forgée par son expérience, alors que les rapports humains ne cessent de se transformer avec les usages de la technique, la multiplication des technologies, la croissance économique, les dispositions politiques, les évolutions culturelles et ce prisme amplificateur d’images qu’est la télévision. L’humanisme qu’est-il devenu ? Et qu’entend-on par humanisme ? Il paraît délicat de donner une définition intemporelle de l’humanisme, mais on peut dire que cette doctrine philosophique accorde à l’homme une place prééminente, au centre de la pensée ou alors comme fin des actions collectives et publiques. L’humanisme détermine un statut pratiquement sacré pour l’homme, une inviolabilité, une immunité rationnelle lui garantissant paix, liberté et sécurité. Mais en pratique, les choses ne se passent pas de cette manière. L’intérêt et le souci porté à l’homme varient selon les lieux et les époques.

A regarder comment le passé fut, on se dit que l’humanisme a surtout été une affaire de discours et bonnes paroles, mais que des intérêts supérieurs ont justifié aux yeux de certains que l’homme, ou du moins une partie de l’humanité, soit prise comme moyen, comme chose. L’esclavage, le travail dans les mines, les poilus conduits vers les tranchées et, pour finir, le cas singulier de la Shoah. Ailleurs, même schéma, les Soviets, le goulag, le génocide arménien. Forts des leçons de l’Occupation, le Conseil de la résistance déploie un ensemble de dispositifs censés servir l’homme et lui octroyer quelques droits à la santé, à la vieillesse sereine. Mais, actuellement, si l’humanisme reste indépassable, des coups de canifs ont été portés à ses principes. Des entorses graves, en dehors de nos frontières, travail des enfants, trafic d’organes, dictatures. Et des petits coups de canif chez nous. Mais l’humanisme, il sert l’homme autant que l’homme s’en sert. Et au nom de l’humanisme, combien d’abus et puis, l’intégrité morale de l’individu se s’étiole-t-elle pas au point qu’on se demande si l’homme mérite l’humanisme. En tout cas, un engrenage vicieux semble se dessiner, avec une déshumanisation des gens, une décivilisation des individus et une perte du sens humaniste au sein des élites, avec comme mesures les coupes dans les remboursements des soins, l’attaque contre les ALD, qui déjà subissent la peine de la maladie, la traque des chômeurs, des Rmistes, bref, les députés, les énarques et les sénateurs pratiquent une gouvernance inhumaine. Attali fait-il de même avec ses plans pour l’éducation ? Plus de mémoire, plus de culture, apprendre à travailler en groupe, utiliser un ordinateur, compter, faire du petit d’homme un insecte social. Est-ce un souci social bien orienté ou bien un trait d’a-humanisme dont fait parfois preuve l’ex-conseiller de Mitterrand ? Que dire de toutes ces fêtes de la grande bouffe, organisées à Bordeaux entre autres, alors que des gens crèvent de faim et bouffent de la merde ? Ce marché florissant des voitures de luxe dans un contexte où beaucoup n’ont plus accès au minimum existentiel ? Indécent ? Et bientôt une loi pour encadrer les mères porteuses ; engrenage infernal de la chosification de l’humain.

L’humanisme n’est plus vraiment le ressort du progrès, mais il reste quand même un garde-fou contre les dérives contemporaines. S’il peut limiter la casse, alors il a joué son rôle. A une époque ancienne, l’humanisme était positif, sans doute lié pour une part à l’Eros, mettant en avant l’homme et dans son rôle régulateur, il était dirigé contre l’a-humanisme, contre les formes de pensée niant la singularité remarquable de l’humain. A l’ère contemporaine, avec ses guerres, ses économies, sa technique, l’humanisme est dirigé contre l’anti-humanisme alors qu’il devrait aussi permettre de contrer les dérives a-humanistes d’une société où la marchandise, les jeux et les objets sont privilégiés face à l’humain. Un homme de plus en plus esseulé, pour preuve le nouveau mode d’alcoolisation des jeunes non plus orienté vers l’autre et servant à désinhiber le rapport humain, mais servant à donner un supplément de plaisir à des individus façonnés par l’univers du jeu. Les sociétés deviennent inhumaines et a-humaines. Il n’est pas sûr que l’humanisme puisse enrayer le processus. Ni qu’il passe l’épreuve du XXIe siècle. L’homme n’est pas mort, mais l’humanisme peut-être que oui. Sous divers effets, technologiques pour l’essentiels. Mais aussi d’ordre culturel, l’individualisme étant le ressort d’une société a-humaine dont le résultat est qu’on ne voit plus l’autre.


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