La fin des classes moyennes
par Damien Perrotin
vendredi 16 mars 2012
Les classes moyennes sont pratiquement aussi vieilles que les sociétés complexes mais jusqu’à très récemment elles sont resté numériquement marginales. Historiquement elles comprenaient tous ceux qui possédaient des compétences à la fois rares et utiles qu’ils pouvaient monnayer auprès des classes supérieures. Dans les sociétés tribales cela incluait une poignée d’artisans spécialisés et les artistes chargés de chanter les louanges du chef et de ses ancêtres. Dans des sociétés un peu plus évoluées, il fallait ajouter les scribes et divers sortes de fonctionnaires. Dans les civilisations les plus riches et les mieux organisées, cela incluait aussi tout un peuple d’officiers, de marchands, de notaires et d’intendants.
Ils ne représentaient, cependant, qu’une petite partie de la population, et pour une raison évidente. Ces sociétés tiraient l’essentiel de leurs ressources de l’agriculture – parfois de l’agriculture des autres, mais en définitive cela revient au même. Comme l’agriculture sans engrais ni pesticides n’est pas très productive et que des paysans surtaxés finissent par mourir de faim et par ne plus rien produire du tout, il y a une limite extrêmement stricte à ce qu’une société pré-industrielle peut affecter à une classe moyenne.
Par ailleurs, dans un monde sans croissance, le seul moyen pour une société de s’enrichir est de dépouiller ses voisins. Chacun avait donc intérêt à consacrer une part importante de ses surplus à entretenir des soldats – ou l’amitié de ceux qui en avaient. On ne pouvait entretenir une classe moyenne qu’avec ce qui restait, c’est à dire en général pas grand chose.
Les énergies fossiles ont changé tout cela. Elles nous donné accès sous une forme facilement utilisable, à des millions d’années d’énergie solaire, à ce point que chacun d’entre nous dispose d’une centaine d’esclaves virtuels travaillant pour lui nuit et jour. Comme toujours lorsqu'un surcroît d'énergie traverse un système, nos sociétés se sont complexifié presque à l'infini. Les raisons en sont simples et ce sont les même que celles qui font que l’écosystème de Kinshasa est plus complexe que celui de l’île de Wrangel, Sibérie du nord. Plus vous avez de ressources à votre disposition plus vous pouvez faire de choses, plus vous serez nombreux à pouvoir les faire et plus il y aura d’interactions possibles entre les différentes parties de votre système.
Cette complexification n’est d’ailleurs pas une mauvaise stratégie. Comme le faisait remarquer le spécialiste de l’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter, les sociétés humaines sont avant tout des machines à résoudre les problèmes, et leur principale manière de résoudre ces problèmes est de former des spécialistes. Ainsi, si vous êtes le souverain d’un petit royaume de l’âge du bronze et que vous n’avez pas de cuivre – ce qui est plutôt embêtant quand on veut faire du bronze – vous pouvez former des marchands qui iront dans la montagne échanger vos olives contre du cuivre. Vous pouvez aussi former des soldats qui iront expliquer aux montagnards qu’ils doivent vous donner du cuivre gratuitement. Ni les soldats ni les marchands ne cultiveront votre terre, cependant, et si vous formez plus de soldats que vos paysans ne peuvent en nourrir, vous allez avoir un gros problème.
C’est cette limite que les carburants fossiles nous ont permis, sinon de lever complètement, du moins de repousser substantiellement. Nous avons ainsi créé de gigantesques administrations, de complexes réseau d’entreprises et une foule d’institutions. Ce faisant nous avons également créé un grand nombre d’emplois qualifiés qui ont été occupés par ce que nous appelons aujourd’hui la classe moyenne.
Cela a permis à nos sociétés d’offrir plus de services et de résoudre plus de problème qu’aucune autre société avant elle. Là où les choses se compliquent, c’est qu’elles ne peuvent continuer à le faire que si elles sont constamment alimentées en énergie et en ressources.
En fait, quand je dis « constamment » c’est une erreur. Le terme adéquat est « toujours plus ». En effet, si augmenter la complexité de nos sociétés permet de résoudre des problèmes, ce processus est soumis à la loi des rendements décroissants. C’est à dire qu’à un certain moment créer de nouvelles administrations / entreprises / comités / instituts de recherche finit par coûter plus cher que les problèmes qu’ils sont censés résoudre. Comme nous n’arrêtons pas d’en créer de nouveaux pour faire face aux problèmes que causent les précédents, nos marges de manœuvre se réduisent progressivement jusqu’au moment où une crise emportera tout.
C‘est la thèse qu’a défendue Joseph Tainter dans son livre The Collapse of Complex Societies.
Il y a cependant un autre problème, beaucoup plus immédiat et sérieux : nous avons construit ces sociétés merveilleusement complexes avec des ressources non-renouvelables – notamment, mais pas exclusivement, les énergies fossiles. Celles-ci sont tout sauf inépuisables et il viendra forcément un moment où leur production stagnera puis diminuera.
Nous nous trouverons alors dans une situation peu enviable, car nous devrons entretenir une société toujors plus complexe avec toujours moins de ressources.
En fait c’est probablement ce qui est en train de nous arriver. La production de pétrole stagne depuis 2004 et la qualité du charbon que nous extrayons décline constamment. Ce n’est qu’une question de temps avant que les autres énergies fossiles et l’uranium suivent le même chemin.
Le résultat en sera un processus que John Michael Greer décrit assez bien et dont nous ressentons aujourd’hui les premiers symptômes.
Ils ne représentaient, cependant, qu’une petite partie de la population, et pour une raison évidente. Ces sociétés tiraient l’essentiel de leurs ressources de l’agriculture – parfois de l’agriculture des autres, mais en définitive cela revient au même. Comme l’agriculture sans engrais ni pesticides n’est pas très productive et que des paysans surtaxés finissent par mourir de faim et par ne plus rien produire du tout, il y a une limite extrêmement stricte à ce qu’une société pré-industrielle peut affecter à une classe moyenne.
Par ailleurs, dans un monde sans croissance, le seul moyen pour une société de s’enrichir est de dépouiller ses voisins. Chacun avait donc intérêt à consacrer une part importante de ses surplus à entretenir des soldats – ou l’amitié de ceux qui en avaient. On ne pouvait entretenir une classe moyenne qu’avec ce qui restait, c’est à dire en général pas grand chose.
Les énergies fossiles ont changé tout cela. Elles nous donné accès sous une forme facilement utilisable, à des millions d’années d’énergie solaire, à ce point que chacun d’entre nous dispose d’une centaine d’esclaves virtuels travaillant pour lui nuit et jour. Comme toujours lorsqu'un surcroît d'énergie traverse un système, nos sociétés se sont complexifié presque à l'infini. Les raisons en sont simples et ce sont les même que celles qui font que l’écosystème de Kinshasa est plus complexe que celui de l’île de Wrangel, Sibérie du nord. Plus vous avez de ressources à votre disposition plus vous pouvez faire de choses, plus vous serez nombreux à pouvoir les faire et plus il y aura d’interactions possibles entre les différentes parties de votre système.
Cette complexification n’est d’ailleurs pas une mauvaise stratégie. Comme le faisait remarquer le spécialiste de l’effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter, les sociétés humaines sont avant tout des machines à résoudre les problèmes, et leur principale manière de résoudre ces problèmes est de former des spécialistes. Ainsi, si vous êtes le souverain d’un petit royaume de l’âge du bronze et que vous n’avez pas de cuivre – ce qui est plutôt embêtant quand on veut faire du bronze – vous pouvez former des marchands qui iront dans la montagne échanger vos olives contre du cuivre. Vous pouvez aussi former des soldats qui iront expliquer aux montagnards qu’ils doivent vous donner du cuivre gratuitement. Ni les soldats ni les marchands ne cultiveront votre terre, cependant, et si vous formez plus de soldats que vos paysans ne peuvent en nourrir, vous allez avoir un gros problème.
C’est cette limite que les carburants fossiles nous ont permis, sinon de lever complètement, du moins de repousser substantiellement. Nous avons ainsi créé de gigantesques administrations, de complexes réseau d’entreprises et une foule d’institutions. Ce faisant nous avons également créé un grand nombre d’emplois qualifiés qui ont été occupés par ce que nous appelons aujourd’hui la classe moyenne.
Cela a permis à nos sociétés d’offrir plus de services et de résoudre plus de problème qu’aucune autre société avant elle. Là où les choses se compliquent, c’est qu’elles ne peuvent continuer à le faire que si elles sont constamment alimentées en énergie et en ressources.
En fait, quand je dis « constamment » c’est une erreur. Le terme adéquat est « toujours plus ». En effet, si augmenter la complexité de nos sociétés permet de résoudre des problèmes, ce processus est soumis à la loi des rendements décroissants. C’est à dire qu’à un certain moment créer de nouvelles administrations / entreprises / comités / instituts de recherche finit par coûter plus cher que les problèmes qu’ils sont censés résoudre. Comme nous n’arrêtons pas d’en créer de nouveaux pour faire face aux problèmes que causent les précédents, nos marges de manœuvre se réduisent progressivement jusqu’au moment où une crise emportera tout.
C‘est la thèse qu’a défendue Joseph Tainter dans son livre The Collapse of Complex Societies.
Il y a cependant un autre problème, beaucoup plus immédiat et sérieux : nous avons construit ces sociétés merveilleusement complexes avec des ressources non-renouvelables – notamment, mais pas exclusivement, les énergies fossiles. Celles-ci sont tout sauf inépuisables et il viendra forcément un moment où leur production stagnera puis diminuera.
Nous nous trouverons alors dans une situation peu enviable, car nous devrons entretenir une société toujors plus complexe avec toujours moins de ressources.
En fait c’est probablement ce qui est en train de nous arriver. La production de pétrole stagne depuis 2004 et la qualité du charbon que nous extrayons décline constamment. Ce n’est qu’une question de temps avant que les autres énergies fossiles et l’uranium suivent le même chemin.
Le résultat en sera un processus que John Michael Greer décrit assez bien et dont nous ressentons aujourd’hui les premiers symptômes.
Si la ressource est assez abondante - par exemple, le revenu d'un empire mondial, ou un demi-milliard d'années d’énergie solaire stockée dans le sol sous forme de combustibles fossiles - et si la vitesse à laquelle elle est extraite peut être augmentée au fil du temps, une société peut, du moins pour un certain temps, entasser des quantités inimaginables d’objets sans se soucier des coûts de maintenance. Le problème, bien sûr, c'est que ni l'expansion impériale, ni l’extraction de combustibles fossiles ne peuvent continuer indéfiniment sur une planète finie. Tôt ou tard, vous vous heurterez aux limites de la croissance ; à ce point les coûts de maintenance de votre empire ou de vos champs de pétrole commenceront une montée, certes en dents de scie, mais inexorable, tandis que le retour sur investissement entamera un déclin, également en dents de scie, mais tout aussi inévitable ; l'écart entre vos coûts de maintenance et les ressources disponibles échappera à tout contrôle, jusqu'à ce que votre société ne dispose plus de suffisamment de ressources pour subvenir à sa propre survie, et qu’elle s’effondre
C'est un effondrement catabolique. Ce n'est pas tout à fait aussi simple qu'il n'y paraît, car chaque poussée de catabolisme lors de la descente réduit de manière significative les coûts de maintenance, et peut également libérer des ressources pour d'autres usages. Le résultat habituel est le déclin par « en escalier » dont tant de civilisations nous montrent l’exemple, déclin marqué par des crises, suivies par plusieurs décennies de relative stabilité et une récupération partielle, puis un retour à la crise. Répétez le processus suffisamment longtemps, et vous transformez le Forum de la Rome impériale en pâture pour les moutons.
Ce que cela signifie pour les classes moyennes est simple : elles sont condamnées. Elles dépendent pour leur existence de toutes ces entreprises / administrations / institutions que nous avons créés au cours de nos années de croissance. Or à chaque crise une partie de ces institutions seront irrémédiablement détruites. Ce processus a d’ailleurs déjà commencé et la crise actuelle l’accélère.
Au fur et à mesure que la société perdra les moyens d’entretenir ses classes moyennes, celles-ci diminueront en nombre et en prospérité, selon un processus similaire à celui qui a transformé l’ancienne classe ouvrière en foule précarisée.
Les classes moyennes ont jusqu’à présent été relativement épargnée car nous avons collectivement décidé de sacrifier les ouvriers à leur sécurité. La gauche est, d’ailleurs, de ce point de vue, aussi coupable que la droite, car elle a d’abord chercher à préserver sa clientèle électorale, centrée sur l’aristocratie ouvrière et les classes moyennes du secteur protégé.
Naturellement, ce rétrécissement programmé des classes moyennes aura des effets politiques, d’autant plus qu’il sera accompagné d’un appauvrissement général de la société et d’une diminution, progressive mais considérable, des services qu’elle nous rend. Le plus évident est la disparition des Verts – notez bien que je n’ai pas dit les écologistes. Les Verts, sous leur forme actuelle, représentent les classes moyennes supérieures, mêlant dans leur idéologie une écologie souvent assez superficielle au "gauchisme sociétal" typique de leur clientèle.
Ils n’ont pas d’avenir, sauf à changer complètement de discours, dans un monde où les classes moyennes mèneront un combat perdu d’avance contre la paupérisation.
Le plus grave, cependant, n’est pas là.
L’identité des classes moyennes est basée sur le fait que ses membres ne sont pas des prolétaires. La peur du déclassement, du retour à l’usine, y est donc très présente. Dans les années trente, cette peur a nourrit la montée des autoritarismes, qui pour ne pas être tous aussi pervers que le cauchemar cancéreux du Troisième Reich, n’en ont pas moins été très désagréable pour ceux qui les ont subis.
Nous risquons d’assister à un mouvement de radicalisation très similaire, avec il est vrai, une petite nuance. Les populistes de gauche, contrairement aux communistes d’antan, ont compris que les employés et les cadres moyens précarisés ne voulaient surtout pas qu’on les considèrent comme des ouvriers, et ont adapté leur discours en conséquence. Le danger peut donc tout aussi bien venir de la gauche mélenchoniste que de la droite lepeniste.
Bien sûr, ni les uns ni les autres ne pourrons arrêter le processus d’effondrement catabolique. Tout ce qu’ils feront, ce sera remplacer une élite dirigeante relativement pluraliste et ouverte par une autre nettement plus autoritaire et fermée dont les dictatures de l’entre-deux-guerres nous donnent un avant-goût. Et quand finalement ils s’effondreront, la situation qu’ils laisseront derrière eux sera bien pire que ce qu’elle aurait été si nous nous étions contenté du business as usual.
Si le déclin des classes moyennes est inéluctable, ses possibles conséquences politiques ne le sont pas, cependant. Le Royaume Uni et la France ont échappé, dans les années trente, et pour des raisons d’ailleurs différente, aux vagues jumelles du communisme et du fascisme, ce qui a sans doute sauvé la démocratie.
Nous pouvons le faire aussi.
Nous ne sauverons ni les classes moyennes ni notre civilisation, mais nous pouvons encore gérer la transition en laissant autre chose que des ruines à nos successeurs. Encore faut-il pour cela que nous abandonnions nos fariboles idéologiques et fassions face à la dure réalité qui nous attend.
Autant dire que ce n’est pas gagné.