La fin du salariat ou le renouveau de l’exploitation

par Monolecte
samedi 18 mars 2017

Pendant que tout le monde fait mine de s’esbaudir devant les habits neufs de l’empereur, la vie politique se vide de toute substance et se limite au seul combat des chefs, spectacle non seulement fort peu intéressant, mais également manœuvre de diversion qui nous écarte de tout questionnement sociétal, de toute réflexion quant à la société actuelle, son fonctionnement, les forces qui la travaillent et ce vers quoi nous aspirons réellement à aller.

Dans la série reparlons un peu de politique, si vous le voulez bien, notons que les questions fondamentales du travail, de l’emploi, de l’activité et du revenu forment actuellement un gros tas de poussière sous le tapis, alors même que dans une société aussi marchandisée que la nôtre, elles sont au centre de l’existence de chacun d’entre nous.

La déconstruction de l’emploi

Le travail n’avait pas été aussi malmené dans ses différentes composantes que lors de la mandature qui s’achève. Ne revenons pas sur la triste loi Travaille ! qui — en termes de déconstruction de la protection des salariés — a tout d’une loi de droite quand bien même elle a été imposée au forceps du 49.3 par un gouvernement de gauche dont le président s’était présenté devant les citoyens comme ennemi de la finance… voilà qui est tristement cocasse.

Mais parallèlement à cette volonté délibérée de mettre à bas la forteresse salariale et ses insupportables garanties sociales, ces cinq dernières années ont vu exploser et se confirmer toute une nébuleuse de formes d’activités présentées comme nouvelles et émergentes, mais qui ont toutes comme point commun remarquable d’accélérer le mouvement de précarisation et de paupérisation de pans de plus en plus conséquents de la population active.

« La fin du salariat est inéluctable », explique régulièrement Nathalie Kosciusko-Morizet. Dans les actes, la loi a récemment conforté le statut d’auto-entrepreneur. De son côté, le vice-président du Medef Thibault Lanxade, observe « une parcellisation de l’activité qui fait que de plus en plus d’acteurs participent à la vie de l’entreprise sans être dans une relation de salarié ». « Personne ne sera épargné », renchérit l’économiste Pierre-Jean Benghozi. Transport, immobilier, livraison, traduction, pompes funèbres, bâtiment… le phénomène de l’ubérisation, terme inventé par le publicitaire Maurice Levy pour désigner la naissance d’échanges économiques dérogeant aux règles du salariat, touche de nombreux secteurs.

Source : Le salariat n’est pas mort, il bouge encore (1/4) : La fin du salariat, décryptage d’un mythe

L’ubérisation du travail, son morcèlement, son éclatement, l’emprise numérique, la robotisation des processus, toute cette pseudo modernité est en fait le masque complaisant qui dissimule le gigantesque bond en arrière que nous vivons dans la condition laborieuse, jusqu’au retour du travail à la tâche pourtant si magnifiquement et tragiquement dépeint dans son application et ses conséquences par de grands écrivains du XIXe siècle comme Zola ou Dickens.

Sauf que l’urbanisation du monde, la disparition des communs, l’asservissement du biotope et l’appropriation du vivant nous coupent précisément de tout retour en arrière, tant plus personne ne peut prétendre échapper au totalitarisme industriel et à son bras armé, la marchandisation de nos besoins vitaux.
Dit plus simplement : ce n’est pas parce que la société capitaliste n’a plus besoin de toi pour son autoreproduction que tu peux espérer satisfaire tes besoins vitaux sans l’argent qu’elle redistribue si parcimonieusement envers le plus grand nombre.

L’avènement de la société de l’inutile

Produire plus, plus vite, moins cher et avec moins de gens est la feuille de route actuelle : celle de l’enrichissement prodigieux et indécent de quelques-uns au détriment de tous les autres.

En ne posant jamais la question des besoins et en se focalisant uniquement sur la politique de l’offre, on vide de sens et de conscience toute la machine industrielle et, à travers elle, chacun des membres de la société. Or, si l’être humain est essentiellement industrieux — l’Homo faber décrit par Hannah Arendt — il ne peut se satisfaire de l’activité pour l’activité, du travail pour le seul revenu… et ce d’autant plus que le revenu se fait de plus en plus ladre.

Finalement, les problèmes dans tous les corps de métiers étaient similaires sur quantité de points : dans l’entreprise le mobilier, le produit ou le temps/profit attribué à un service ont plus d’importance que l’humain qui est une ressource qui n’est pas considérée, pas entretenue, qui est jetables et martyrisable. En conséquence notre catégorie « dévalorisation » s’est enflée de façon épouvantable.

Pourquoi ? À cause du contexte économique, où le chômage est massif, l’humain est devenu une ressource si abondante que la bonne santé d’une pizza est plus importante que celle du chauffeur qui la livre. Ce n’est pas une métaphore illustrative, je fais là référence au témoignage d’un livreur dont le manager s’est enquis de l’état de la pizza avant l’état de son employé, et il y aurait des milliers d’autres exemples de la sorte, comme ceux on l’on prive d’aller aux toilettes, de boire de l’eau, de soins médicaux âpres un accident du travail. Les droits humains sont ici bafoués sans complexe et je comprends parfaitement que les employés, les ouvriers, les agents, les chômeurs et même les cadres (qui n’échappent pas non plus au harcèlement) ne répliquent pas, semble en apparence se « laisser faire » : la « guerre » syndicale prend du temps, de l’énergie, met parfois en danger l’employé (qui se fait harceler) ; l’appel à l’inspection du travail reste parfois sans voix, car eux aussi sont surmenés, et lorsque la bataille juridique se met en œuvre, cela prend parfois des années. Quant à « ouvrir sa gueule », taper du poing sur la table, hé bien c’est risqué de perdre son emploi, et les gens ont légitimement peur d’avoir faim. Pire encore, les sans-emplois sont stigmatisés, d’horribles préjugés courent sur cette population chaque année plus massive, poussant les gens à repousser pourtant une lettre de démission ou un licenciement qui sauverait pourtant leur vie.

Source : J’ai travaillé à OnVautMieuxQueca

Voilà ce que l’histoire des emplois fictifs des uns et des autres camoufle. Une structure sociale impensée, qui n’a été l’objet d’aucune réflexion collective, d’aucune construction commune, d’aucun projet politique, si ce n’est de maintenir et de conforter les privilèges de quelques-uns. Pendant que l’on nous abreuve de ce que la corruption a pu distordre dans la conscience même des élites qui ne visent plus qu’à leur reproduction, nous ne voyons pas le schéma d’ensemble — et la complémentarité — de la machine à broyer les humains pour en faire cracher un peu de plus de fric encore.

Qui parle de la dégradation continue des conditions de travail du plus grand nombre ? Qui parle de l’atomisation du salariat ? Qui parle de la violence au travail, endémique ? Qui parle du sentiment d’abandon, voire de stigmatisation des plus précaires, des plus fragiles ? Qui parle de l’objectif concret de toute cette production ? Qui parle des déprédations qui se font sur les corps, les esprits, mais aussi sur l’environnement ? Qui parle de l’absurdité même de l’organisation du travail actuelle, des inégalités qu’elle crée et amplifie ? Qui parle des surnuméraires du monde comme machine à produire ?

Le revenu de vie

Non, quand le travail s’invite à la table des décideurs, c’est juste pour le sacraliser, pour en faire un but désirable en lui, la rédemption, l’accomplissement de l’homme moderne, avec en contrepoint et comme une menace bien concrète, le sale sort qui est fait à ceux qui n’ont pas de travail pour survivre, le spectre du chômage, l’ultime infamie de l’humain moderne industrieux, la punition de celui se complet dans la paresse, le visage de celui que l’on construit comme ennemi, comme profiteur, comme serpillère où s’essuyer les pieds, comme le contrexemple, le banni, le pestiféré. Le bâton pour faire avancer l’âne producteur, maintenant que la carotte a été bouffée jusqu’aux fanes.

Les gens ne sont pas des feignasses, ils veulent vivre avec sens, joie, ils veulent être utile et franchement on est plus utile auprès d’un proche malade qu’a empilé des cartons 8heures par jour. L’humain n’aime se prélasser sur un canapé devant la télévision que lorsqu’on est totalement ruiné par la fatigue, les problèmes ou la dépression ; la fainéantise est la conséquence de conditions trop dures, de problèmes. Regardez les gamins heureux, jamais ils ne s’arrêtent de créer, d’inventer, ils ne sont fainéants que lorsqu’ils sont parfaitement épuisés. Nous serions ainsi, pleins d’énergie et d’enthousiasme, si nous avions un peu de sécurité mentale, suffisamment pour avoir l’énergie de rêver, réfléchir, puis œuvrer. Et nous serions prêts à vivre des aventures dans des métiers pénibles, s’ils pouvaient nous permettre de vraiment gagner plus monétairement, si on pouvait être libre de s’en détacher sans craindre de crever de faim.

Un vrai revenu inconditionnel, universel serait une solution. À tous les témoignages que j’ai lus, j’ai imaginé ce qui aurait pu se passer si la personne avait cette sécurité financière. Bon nombre de témoignages auraient pu être résolus par cette question, ou auraient permis de donner du pouvoir à la personne pour sa lutte pour améliorer l’entreprise, contre les harceleurs ou les systèmes écrasants.

Source : J’ai travaillé à OnVautMieuxQueca

 Jacques Attali a donné le ton de ce qui sous-tend la pensée du travail chez ceux qui n’ont besoin que de celui des autres pour être encore plus riches et ivres de leur puissance : Seule l’élite sera salariée.

Elle seule aura le droit à la sécurité, la formation, la santé, le logement, le temps long, les projets, les loisirs, le repos et une fin de vie décente. Pour les autres, tous les autres, ce seront les miettes du festin, à genoux, sous la table. Une vision forcément séduisante pour les convives, mais nettement moins pour le plus grand nombre. Bien sûr, chacun se croit, en son fors intérieur, meilleur que tous les autres, et donc peut adhérer à cette fausse méritocratie qui oublie toujours de dire qu’elle se réserve à son usage exclusif les outils nécessaires à la trajectoire de la réussite, afin de mieux contrôler tous les autres par le désir et l’illusion de l’ascension sociale.


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