La grève ça gêne !

par LATOUILLE
samedi 21 janvier 2023

« Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. »

Simone Weil, La vie et la grève des ouvrières métallos, paru dans la révolution prolétarienne, numéro 224, 10 juin 1936. Sous le pseudonyme de S. Galois.

 Depuis l’annonce par les syndicats, pour une fois rassemblés et unanimes, d’une journée (au moins) de grève et de manifestation le 19 janvier 2022 pour dire leur opposition au projet de réforme du système de retraite, les médias télévisuels ont enfilé leur habit de croquemitaine : effrayer les quidams, terrifier les grévistes, pourfendre les syndicats et louer gouvernement et économistes néolibéraux. Une stratégie d’attaque contre les plus humbles de notre société qui s’effiloche à mesure que s’affirme le mouvement contestataire ; les reportages sur la gêne qu’occasionnera la grève -notamment dans les transports en commun- fait petit à petit place à des interviews de chercheurs et surtout le panel des quidams interrogés est plus étendu et comprend de potentiels grévistes. Au prétexte de coller à la réalité, les médias laissent fuser leur crainte. Pour autant il n’est pas question d’appuyer là où ça fait mal : aux grévistes comme aux quidams ; la grève ça gêne !

La grève ça gêne est le leitmotiv des médias et il faut à tout prix -à n’importe quel prix- le montrer quitte à créer une véritable fracture entre les citoyens. Ainsi, les rappels historiques de grèves qui n’ont pas abouti, la stigmatisation de celles qui entravent les départs en vacances et -pire- qui compliquent les déplacements vers le lieu de travail s’ajoutent aux plaintes d’usagers sélectionnés pour illustrer le phénomène y compris en assénant que les grèves ne servent à rien.

 

C’est comme ça depuis toujours. Déjà en 1865, Émile Delon, manufacturier à Saint‑Jean‑en‑Royans dans la Drôme, dans un livre intitulé LA GRÈVE, il écrivait : « La question des grèves est une question qui a le rare privilège d'être toujours actuelle. Depuis la promulgation de la loi sur les coalitions (25 mai 1864), il ne s'est pas passé deux jours qu'il n'est vu éclater une grève entre les ouvriers et les patrons. Hier encore c'était le tour des ouvriers chapeliers de Paris. En Angleterre une grève terrible, qui semble vouloir rappeler les horreurs des grèves de Manchester et de Preston… »

Il fallait donc par tous les moyens : discrédit, force armée, lois… empêcher les grèves. Déjà, François Ier avait interdit en 1539 les assemblées de maîtres, compagnons et serviteurs, à la suite d’une grève des typographes lyonnais. La loi Le Chapelier de 1791 interdit toutes formes de coalition, ce qui supprimait les anciennes corporations et interdisait toutes formes d’association dans la sphère du travail donc toute grève. La loi fut, cependant, impuissante à empêcher les grèves qui émaillèrent tout le 19e siècle : grève des ouvriers des Forges de la Loire contre l’introduction des machines dans les années 1830, grèves des canuts de Lyon en 1831, mais elles restaient illégales et furent parfois réprimées par la force, la violence et la mort. Émile Zola, entre autres, s’en est fait le chroniqueur. Malgré la loi de nombreux métiers créèrent des sociétés de secours mutuel qui, même en cas de conflits, permirent aux ouvriers de tenir financièrement, mais ces formes de coalition restaient illégales, même si elles étaient tolérées. Pendant ce temps-là, en Angleterre, premier pays industriel, droits de grève et d’association ouvrière existaient. En France il fallut attendre la loi Ollivier du 25 mai 1864 pour que soit supprimé le délit de coalition instauré par la loi Le Chapelier, toutefois elle n’autorisait pas explicitement le droit de coalition qui n’est écrit que par la négative (la suppression d’un délit). Mais la loi Ollivier reconnaît le droit de grève, à condition qu’il n’y ait ni délit d’entrave (au travail des autres), ni violences. À partir de cette loi, les chambres syndicales furent tolérées. Cette loi constitue donc la première amorce de droit syndical.

 

Désormais, faute de pouvoir interdire les grèves le patronat chercha tout moyen pour y mettre un frein et en minimiser les effets, à l’instar d’Émile Delon : « En présence d'un mal qui tend à devenir chronique dans notre pays, il importe de rechercher si n'existerait pas un remède, non pour empêcher complètement l'explosion des grèves, mais pour les rendre plus rares et plus difficiles à se produire. Nous croyons que ce remède existe, et l'union entière de tous les chefs d'industrie nous semble le meilleur moyen pour parer aux éventualités des grèves qui nous menacent... il faut donc chercher à tout prix à réaliser cette union, et cela dans l'intérêt des ouvriers comme des maîtres, car il est une chose sur laquelle tout le monde soit d'accord, c'est que les grèves, et les tarifs imposés, n'ont jamais rien promis de profitable, ni pour les mettre, ni pour les ouvriers. » On ne manquera pas de remarquer au passage comment le manufacturier drômois marque l’effet néfaste de la grève pour les grévistes : « c'est que les grèves n'ont jamais rien promis de profitable pour les ouvriers. » Pourtant quelques pages après il apporte une contradiction à ce que les grèves n’apporteraient rien aux grévistes : « Peu de temps après le vote de la loi une grève à laquelle plusieurs industries prenaient part éclatait à Nîmes ; à Lyon les ouvriers tailleurs se coalisaient et imposaient à leur patron un tarif nouveau. » Aujourd’hui il est encore des gens qui affichent que la grève ne sert à rien bien que de très nombreux exemples prouvent le contraire. À l’automne 2000 les secrétaires d’une clinique privée à Saint-Romain en Gal proche de Vienne en Isère, excédées par les salaires de misères qui leur étaient versés se mirent en grève ; 5 jours suffirent pour que la direction et les actionnaires de la clinique trouvent, au fond d’un coffre, l’argent nécessaire à l’amélioration des salaires. Rappelons les grèves de 1936 et leurs résultats, celles de 1968 qui aboutirent aux « accords » de Grenelle, conclus le 27 mai 1968 à l'hôtel du Châtelet, qui aboutirent essentiellement à une augmentation de 35 % du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti) et de 10 % en moyenne, pour les autres salaires, et plus près de nous Fashion United relate : « En ce lundi 3 octobre 2022, les employés de l’usine Parfums Christian Dior ont planté un piquet de grève devant leur site de Saint-Jean-de-Braye. Ils demandaient à la direction de revoir la hausse des salaires négociée début 2022, pour pallier la flambée des prix due à l’inflation. Selon le syndicat Force Ouvrière (FO), 300 salariés étaient en grève, sur les 2 500 que compte ce site où sont produits les parfums Christian Dior. Jeudi 6 octobre 2022, après quatre jours de grève, un accord a finalement été trouvé avec la direction. Ces “artisans au savoir-faire unique” ont obtenu  : “ une prime versée à tous en deux fois  ; la revalorisation des plus bas salaires sur cette fin d’année  ; une négociation Annuelle Obligatoire (NAO) 2023 à 4,3 pour cent minimum au premier janvier avec une clause de revoyure en cours d’année si l’inflation était trop importante”, selon FO. » Citons encore la grève des contrôleurs dans les trains… Les grèves qui sont une stratégie ou une « arme » de négociation entre le patronat et les salariés aboutissent en faveur de l’un ou de l’autre, mais il est stupide autant que faux d’avancer qu’elles échouent toujours, les exemples cités montrent que le monde des salariés a souvent tiré avantage des actions de grève, avantages dont d’ailleurs bénéficient aussi les non-grévistes et, pire, ceux qui dénigrent la grève.

On voit bien que pour être efficace la grève doit gêner, perturber soit le « monde économique » soit des personnes qu’elles soient « clients dans le privé » ou « usagers dans le public ». Le poids de la gêne est un élément extrêmement important, si ce n’est le plus important, pour déterminer le sens du bras de fer ; l’exemple des grèves « symboliques » dans les services de santé illustre bien cela : les soignants affichent sur leur blouse qu’ils sont en grève mais continuent à assurer leur service, ils n’obtiennent que rarement gain de cause ; ce n'est que quand ils défilent « en masse » dans la rue, certains ayant déserté leur service, qu’ils obtiennent d’être entendus…

La grève est donc un élément essentiel de la vie sociale et semble organiser le dialogue social en France ; toutefois elle demeure souvent incomprise et, notamment quand il s’agit des services publics, décriée. Ainsi, Simone Weil écrivait en 1936 : « Des bourgeois intelligents ont cru que la grève avait été provoquée par les communistes pour gêner le nouveau gouvernement. J’ai entendu moi-même un ouvrier intelligent dire qu’au début la grève avait sans doute été provoquée par les patrons pour gêner ce même gouvernement. » […] Le public, et les patrons, et Léon Blum lui-même, et tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire. C’est que dans ce mouvement il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. » […] Enfin, on respire ! C’est la grève chez les métallos. Le public qui voit tout ça de loin ne comprend guère. Qu’est-ce que c’est ? Un mouvement révolutionnaire ? Mais tout est calme un mouvement revendicatif ? Mais pourquoi si profond, si général, si fort, et si soudain ? », signifiant par là qu’on cherche des causes rassurantes qui semblent rationnelles mais qui ne sont pas celles à l’origine du problème qui génère la grève. Si on comprend bien les oppositions à la grève qui se manifeste chez les gouvernants et les patrons, on appréhende moins facilement les réticences qu’elle génère chez les autres citoyens à part que dans certains cas elle peut leur compliquer « la vie ». C’est que la grève se fonde dans un mouvement paradoxal pour lequel le philosophe Alain eut des formules fortes pour traduire ce jeu paradoxal que représente la grève : « Il me semble que faire grève c’est prendre le parti de forcer ? … Conclusion… que tout essai de liberté, en quelque genre que ce soit, est un essai de force et une sorte de combat… » La grève est un outil de revendication qui s’est installé dans la société et qui marque les négociations entre partenaires (ou leur absence) sociaux. Pourrait-on dire que la grève est consubstantielle au dialogue social ? Emile Delon (en 1865) suggère fortement dans son livre que la grève pourrait s’institutionnaliser. En 2002, soit 137 ans après Emile Delon, Stéphane Sirot dans son livre « La Grève en France, Une histoire sociale (XIXe-XXe siècle) » montre combien la grève est un fait social majeur en France : « La France, patrie européenne de la grève ? Le pays du syndicalisme révolutionnaire, de la grève générale et des grandes fièvres sociales est souvent associé à l’image d’une confrontation permanente qui serait la marque de fabrique de ses rapports sociaux. D’abord interdite et réprimée, la grève a fini par irriguer l’usine et le bureau pour devenir un fait social reconnu par la Constitution. À travers la grève, c’est l’histoire de la société française qui se donne en spectacle. »

 

C’est dans ce contexte historique et social qu’advient, le 19 janvier 2023, une grève qui génère les commentaires habituels de la part de journalistes, des politiciens réactionnaires, du patronat et de la part « molle » des salariés. On y trouve pêle-mêle la critique de la grève qui serait une atteinte au droit de travailler et au droit de circuler ; ce à quoi Jack London, dans sa nouvelle Le Rêve de Debs (1909), objecte : « J’en ai assez de vos variations ineptes sur le sacro-saint droit de travailler. Vous avez accablé la classe ouvrière, et vous l’avez truandée tant et plus, et la classe ouvrière vous rend aujourd’hui la monnaie de sa pièce et vous accable à son tour, voilà tout... Et vous, vous poussez les hauts cris, vous couinez comme des cochons qu’on égorge ! » Dans cette nouvelle Jack London ranime le spectre de la grève générale et en montre la force et la puissance ainsi que l’utilité. Un matin, les notables de San Francisco s’éveillent et n’ont plus ni chauffeur, ni cuisinier, ni femme de ménage... À l’appel du syndicat, les ouvriers ont déclenché une grève interprofessionnelle illimitée. Bientôt, les vivres manquent et la détresse des possédants progresse. »

 

La grève gêne, mais sans elle combien d’avancées sociales n’auraient pas vu le jour, illustrant ainsi les propos de Simone Weil : « Allons‑nous enfin assister à une amélioration effective et durable des conditions du travail industriel ? L’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire. » Ceux qui prompts à dénoncer la grève pourraient-ils prendre des congés, aller au ski … s’il n’y avait pas eu des grèves pour améliorer les conditions de travail et de vie ? Aujourd’hui les gouvernants ne devraient pas oublier cette phrase que Martin Luther King prononça en 1967 à Stanford : « au bout du compte, l’émeute est le langage de ceux qui ne sont pas entendus ».


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