La lutte contre le « wokisme » : une peur fantasmée ou un prétexte racial ?
par Le Zélateur
samedi 16 octobre 2021
Ce mercredi 13 octobre, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education nationale, a lancé un groupe de réflexion, le « Laboratoire de la République », dans le but notamment de contrer l’avancée de la culture dite woke. Une manière de cacher une forme d’intolérance, de racisme, de rejet de la différence ?
Qu’est-ce que la culture woke ? Ce terme anglais signifie « éveillé » et, par extension, le wokisme traduit un « état d’éveil » face aux inégalités et à l’injustice. Ce mouvement, réactivé plus récemment dans les campus américains et notamment porté aujourd’hui par des militants et des intellectuels européens, revendique le droit de militer pour la protection des minorités, pour la lutte contre les injustices et les inégalités. Initialement créé par les antiesclavagistes au 19ième siècle, il s’est ouvert à de nombreuses problématiques sociétales : l’antiracisme, le féminisme, la défense des droits LGBTQIA+, la protection de l’environnement, la défense des droits sociaux, la lutte contre les exclusions sociales, les migrations humaines, ….
Faut-il craindre ce mouvement au point de développer des stratégies « anti woke » ?
L’instantanéité de la diffusion des informations, essentiellement par le biais des réseaux sociaux, et la capacité de la société civile à se mobiliser rapidement pour des actions de soutien, de contestation ou de revendication peuvent laisser penser que le « Grand Chamboulement » est pour demain. Il n’en est rien. Rappelons-nous …
En août 2016, l’article 49.3 de la Constitution a eu raison des 1.357.151 signataires (1) opposés à la « Loi Travail », loi portée par El Khomri, à l’époque ministre du Travail.
Plus proche de nous, c’est l’émergence du mouvement des Gilets Jaunes, mouvement spontané issu des réseaux sociaux. La pétition « Pour une baisse des prix des carburants à la pompe » recueillait à l’époque 1.286.064 signatures (1) et 287.710 personnes, selon le Ministère de l’Intérieur, participaient, le 17 novembre 2018, au travers tout le pays, à la première manifestation (« Acte I »). Une étude sociologique de 2019 (2) et portant sur la période de mi-novembre 2018 à juin 2019, a estimé à environ trois millions le nombre de participants à une des actions. Ce mouvement social éclate alors que, entre autres, les prix des carburants flambent : au 12 octobre 2018, le prix du gazole à la pompe est de 1,5331 €/l (3) et celui de la Super95 est de 1,5735 €/l. (3). Aujourd’hui, au 8 octobre 2021, ces prix sont respectivement de 1,5354 € (3) le litre de gazole et de 1,6332 € (3) le litre de Super95. Mais la pandémie liée au COVID-19 et les divers confinements, et peut-être également la lassitude ou la résignation, sont passés par là …
Marie Peltier, essayiste et professeure d’histoire à l’Institut supérieur de pédagogie Galilée à Bruxelles, nous expliquait, lors de l’émission « La cancel culture : quand le harceleur devient victime » (RTBF – le 14 août 2020), le rôle des réseaux sociaux à face ces mouvements : "Ils permettent une certaine horizontalité : tout le monde peut s’exprimer vis-à-vis de tout le monde. C’est magnifique et à la fois potentiellement dangereux voire inquiétant, mais je pense que cet imaginaire de l’action concertée est en grande partie fantasmée".
"On ne peut pas dire que le mouvement woke soit une menace à large échelle, ce sont des mouvements anecdotiques", selon Renaud Maes, docteur en sciences sociales et politiques à l'Université Libre de Bruxelles (ULB) et rédacteur en chef de La revue nouvelle. Pour lui, il faut prendre garde quant aux discours qui renvoient une image de menace identitaire : "Quand on voit les chiffres de militants, le nombre d’évènements annulés, c’est minoritaire, ce n’est pas forcément un fait social, ça n’engage pas toute la société".
D’ailleurs, la « woke culture » porte en elle-même les germes de ses propres limites, voire de sa possible disparition. C’est lors du rendez-vous annuel de sa fondation, le 29 octobre 2019, que l’ex-président Barack Obama a mis le doigt sur les risques de dérives que compte ce mouvement. Ainsi disait-il : "Il y a des gens qui pensent que, pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres […] Si je fais un tweet ou un hashtag sur ce que tu as fait de mal, ou sur le fait que tu as utilisé le mauvais mot ou le mauvais verbe, alors après je peux me détendre et être fier de moi, parce que je suis super « woke », parce que je t’ai montré du doigt. Mais ce n’est pas vraiment de l’activisme. Ce n’est pas comme ça qu’on fait changer les choses. Si tout ce que vous faites, c’est jeter la première pierre, alors vous ne faites probablement pas grand-chose", critiquait-il. (4)
Alors pourquoi développer des stratégies « anti woke » ?
Jacinthe Mazocchetti, anthropologue à l’Université Catholique de Louvain (UCL), considère que ce qui se joue au travers des réseaux sociaux n’est qu’une réplique de ce qui se passe dans la société. Pour elle, c’est également une question de génération ; les personnes ont changé, les pratiques ont changé, les modalités de lutte ont changé : les réseaux sociaux deviennent des outils plus larges de communication donnant plus de visibilité aux luttes …
Cependant, pour l’anthropologue, il ne faut pas se contenter de regarder uniquement du côté du woke, car, en opposition constante, se développent les extrémismes de droite.
"Il y a de plus en plus de racisés et leurs alliés qui décident de renverser la victimologie, qui décident de ne plus rester dans un rôle passif et qui se protègent et se défendent. Les violeurs ou ceux qui commettent l’acte raciste ne veulent pas que la victime se rebelle", nous précise Mireille-Tsheusi Robert, présidente de l’association féministe antiraciste "Bamko-CRAN". Pour elle, les critiques de la woke culture ne proviennent pas uniquement des racistes ou des misogynes : "La plupart sont des privilégiés au sens sociologique. Ils considèrent qu’ils ont quelque chose à perdre en montrant que leur culture peut être un frein aux droits des minorisés. Ils résistent et discréditent les mouvements qui mettent en lumière les discriminations. C’est une stratégie des privilégiés pour cacher l’irrespect des droits humains quand ils commettent des actes racistes. Les antiracistes deviennent audibles médiatiquement et donc il y a des changements de paradigmes. Certains ont peur de perdre leurs privilèges et leur prestige culturel. Depuis que les minorités parlent et se défendent, il y a des stratégies qui viennent de l’extrême droite qui critique les woke", ajoute Mireille-Tsheusi Robert. "On s'indigne d'avantage de l’analyse antiraciste que du racisme lui-même, or, c'est bien le racisme qui pose problème, c’est là-dessus qu’il faut centrer notre énergie."
Alors Monsieur Blanquer …
Cet article s’inspire d’un billet d’Anaïs Corbin, publié le samedi 27 mars 2021 – RTBF – sur le thème de "La culture « Woke » : ce mouvement militant qui inonde les réseaux sociaux".
(1) source : https://www.change.org, décompte au 13/10/2021
(3) source : https://www.ecologie.gouv.fr/prix-des-produits-petroliers
(4) source : https://www.youtube.com/watch?v=qaHLd8de6nM&t=42s&ab_channel=GuardianNews