La lutte des places après la lutte des classes

par Bernard Dugué
vendredi 1er octobre 2010

La lutte des classes est un concept hérité de la sociologie du 19ème siècle. Marx n’en est pas l’inventeur, même s’il a popularisé ce concept au point que le commun pense immédiatement à l’auteur du Capital dès lors qu’on lui parle de lutte des classes. Cette notion est avant toutes choses une construction rationnelle de la sociologie, science dont les objets d’étude sont les grands ensembles d’individus, étudiés dans leur environnement social. La distinction entre classes opérée par Marx oppose deux catégories d’individus. D’un côté ceux qui possèdent l’outil de production, pouvant indéfiniment accumuler le capital, et de l’autre les travailleurs exploités ne recevant qu’une portion limitée du gain produit par leur temps de travail. Présenté de cette manière, on comprend qu’une divergence d’intérêt sépare les capitalistes des prolétaires et donc, justifie rationnellement l’invention du concept de lutte des classes. Mais ce n’est pas parce qu’un concept est possible qu’il est légitime. De plus, cette division de classes est simplificatrice, d’une part car elle ignore la complexité de l’organisation des firmes capitalistes, d’autre part parce que l’économie n’a jamais été et ne le sera jamais complètement dépendante de ce système. Il existe des pans entiers de l’activité productive dues à des individus ou des petits groupes.

 

Bien que ne traversant pas complètement la société, la lutte des classes a quand même servi d’idéologie réalisée à travers diverses luttes revendicatives menées par des ouvriers regroupés dans des organisations syndicales, ainsi que des combats politiques joués par les partis se réclamant du socialisme ou du communisme. Ce n’est pas trahir les réalités que de constater l’amélioration progressive de la condition ouvrière tout au long du 20ème siècle, mis à part l’intermède de la Guerre. Les luttes syndicales et émancipatrices ont partiellement abouti parce que les « combattants » étaient rassemblés en organisations. Comme l’avait bien analysé Marx, pour que les travailleurs puissent défendre ensemble leurs intérêts, il leur faut partager des valeurs communes et donc, il est nécessaire d’avoir une conscience de classe, autrement dit un contenu de conscience commun conduisant le travailleur à penser qu’en s’investissant à titre personnel dans une lutte, il défend les intérêts de millions d’autres prolétaires, lesquels en retour, par leur combat, défendent aussi l’intérêt de ce travailleur. Au bout du compte, la lutte des classes se résume à cette célèbre formule, un pour tous, tous pour un.

 

Le prodigieux développement du système industriel a scindé les différents secteurs employant des travailleurs si bien que les défenses des intérêts se sont fragmentées. Dans le même temps, la société est devenue complexe, les modes de vie se sont diversifiés, les existences se sont faites plus individuées et individuelles. Dans un tel contexte, les tendances sont au « jeu perso ». C’est ce que déplorent quelques intellectuels pointant d’éventuels méfaits consécutifs à l’individualisme.

 

Lutte des places. C’est sous ce titre en forme de jeu de mot que Vincent de Gaulejac a co-publié en 1998 un livre traçant les évolutions récentes du monde qui travaille. En adoptant comme approche celle d’une sociologie clinique, terme renvoyant évidemment aux processus sociaux interprétés comme pathologiques. La lutte des places revêt plusieurs significations. Trouver une place par exemple, une place dans un lieu de travail et y rester, gravir les échelons. Trouver sa place aussi, lutter pour occuper un espace dans un monde où les aires de déplacement sont forcément limitées. Place dans l’espace, topographie mais aussi place dans le temps. Occuper la lucarne médiatique, se placer sous les caméras, rien de plus simple mais aussi de plus disputé car les prétendants sont nombreux mais les places chères. On se situe peu à peu dans une autre description sociologique, incluant les dimensions de l’existence sans les réduire au monde du travail. En 2009, Michel Lussault publie chez Grasset un ouvrage intitulé, de la lutte des classes à la lutte des places.

 

La notion de place renvoie à l’occupation d’un espace qui ne se réduit pas à un lieu mais constitue « un ensemble de ressources et de contraintes, matérielles, immatérielles, idéelles, de tailles variées, qui toute à la fois entourent l’acteur individuel et que celui-ci incorpore, sous la forme de schèmes mentaux, de systèmes d’idées, de normes, de prescriptions, de répertoires de pratiques » (p. 26-27)

 

Une étude récente montre que les Français souhaitent un classement des hôpitaux. C’est le signe d’une tendance à laquelle la société tend à se plier, classant tout, y compris les zones qu’on pensait exclues de la compétition comme les lycées par exemple. Maintenant, les établissements sont classés, les villes, et d’une manière générale tout ce qui constitue un moyen permettant à l’existence de se déployer, se penser, se vivre avec plaisir ou efficacité. Classer les lieux d’usage signifie que les uns sont meilleurs que les autres. Du coup, la lutte pour occuper la bonne place devient tangible. Alors que dans un univers où chaque place en vaut une autre, la compétition est absente et chacun se suffit d’occuper un espace, un lieu, un établissement. Ce monde semble révolu et la compétition devient disputée, pour ne pas dire féroce. La société de classe est devenue une société des places. Les individus se situent en fonction des places qu’ils peuvent occuper. Place comme champ de manœuvre, place comme situation mais aussi les places du classement, hôpitaux, lycées, universités, vente de livres, spectateurs dans les salles obscures…

 

Cette lutte des places peut prendre un caractère violent, quand elle oppose des bandes dans les quartiers qualifiés de difficiles. Le plus souvent, c’est l’économie qui fournit les moyens aux individus pour occuper les espaces en fonction des revenus. Ainsi, on a assisté ces deux dernières décennies à un regroupement des classes aisées jetant leur dévolu sur les centres-villes réhabilités. Aux Etats-Unis, le phénomène est pour ainsi dire un classique. Les classes supérieures ayant tendance à occuper des zones pavillonnaires cossues à la périphérie des grandes villes. La lutte des places tend à occuper un espace de conflits d’intérêt où le combat physique, voire symbolique, est supplanté par une concurrence qui se joue alors avec le niveau de revenus. La lutte des places correspond aussi à un déplacement de la définition de l’existence humaine. La classe était associée à une position dans le système productif. La place définit l’individu autant par ses revenus professionnels que son patrimoine, ses habitudes, ses activités, ses lieux et amis qu’il fréquente. Le productivisme industriel a été recouvert par le consumérisme universel. Les places sont chères et s’achètent. Si l’ascenseur social reste encore d’actualité, il s’est agrémenté d’un tramway social, permettant de naviguer d’une place à une autre.



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