La possibilité d’un monde...

par lephénix
jeudi 31 août 2017

Comment réparer un monde qui se disloque ? Face à l’actuel désenchantement démocratique, un éditeur et un philosophe dialoguent, en spectateurs émancipés de leur époque, et s’efforcent de tracer des chemins ou des perspectives sur une carte du pensable, à partir de mots-clés comme « démocratie », « peuple », « insurrection », « lutte », « travail » ou « communauté »…

 

Entre août 2016 et février 2017, l’éditeur Eric Hazan et le philosophe Jacques Rancière dialoguent, le temps d’une campagne électorale, sur ce qui se défait dans une démocratie quand un parti arrivé au pouvoir trahit systématiquement ses promesses électorales – ou quand le matraquage médiatique fait du port (ou non) d’un costume de bain une « cause nationale » voire « la question » dont dépendrait l’avenir d’une « civilisation »…

La défaite de la démocratie doit-elle être confondue avec la faillite de son système représentatif alors que les pouvoirs étatiques et économiques se retrouvent inextricablement entremêlés comme jamais avant ?

Pour Jacques Rancière, «  ce n’est pas le peuple qui se représente mais la représentation qui produit un certain type de peuple  ». Et le professeur émérite de l’Université Paris VIII, aiguillonné par l’éditeur, de rappeler l’effet de découragement qui fait tenir le dit système, au risque de décourager plus d’une vocation de stratège de chambre face à ce qui oppose un monde de l’égalité d’un monde de l’inégalité : « Le système présidentiel français se soutient moins par les espérances qu’il suscite que par le découragement qu’il produit (…) On consent non parce qu’on est dupes mais pour montrer qu’on n’est pas dupes (…) On se soumet à une forme de domination dans la mesure même où elle vous offre la possibilité de la mépriser. La plupart des formes de domination aujourd’hui fonctionnent ainsi : il n’y a pas besoin de « croire » aux messages médiatiques, d’être séduit par les images publicitaires ou d’espérer quelque chose des gens qu’on élit. Le système marche très bien à l’incroyance, ce qui revient à dire que la prétendue incroyance est aujourd’hui le mode normal de croyance, le mode normal d’intériorisation de l’état des choses qui affecte aussi bien ceux qui votent et ceux qui ne votent pas. »

La fin du travail ? De même, la « loi travail » ne doit-elle pas être comprise comme une « déclaration de péremption définitive du travail comme monde commun  » ? Le « travail » n’aurait-il plus de « raison de faire communauté » dans nos sociétés d’ultranumérisation et de marchandisation de nos vies ?

Pour l’ancien élève de Louis Althusser, il ne « fait plus monde » et il n’y a plus de « communauté déjà-là qui garantisse la communauté à venir » : «  La communauté est devenue avant tout un objet de désir. C’est le phénomène marquant du mouvement des places et des occupations  »…

Comment alors « garder le moral » envers et contre tout face à l’insoutenable ?

Comment refuser de céder à un grand sentiment d’impuissance et retrouver des raisons d’espérer dans un monde organisé par et pour les puissances financières ? Comment « s’émanciper » et libérer de nouvelles potentialités voire « construire du commun » ?

Pour le philosophe, il s’agit moins d’aller plus loin « en avant » que « d’aller à contre-courant du mouvement dominant » en se défiant de toute volonté de puissance et en cultivant l’écart : « L’émancipation, cela a toujours été une manière de créer au sein de l’ordre normal du temps un temps autre, une manière différente d’habiter le monde sensible en commun. Cela a toujours été une manière de vivre au présent dans un autre monde autant – sinon plus – que de préparer un monde à venir. On ne travaille pas pour l’avenir, on travaille pour creuser un écart, un sillon tracé dans le présent, pour intensifier l’expérience d’une autre manière d’être. (…) Nous avons aujourd’hui non la voix d’un mouvement mais des paroles singulières qui essaient de penser la puissance commune incuse dans des moments singuliers, de les maintenir dans l’actuel et de maintenir ouvert l’espace de leur compossibilité. »

Mais… « l’insurrection » ? L’horizon du penseur n’est pas celui de l’activiste ou du bateleur d’estrade : «  Pour qu’il y ait insurrection populaire, il faut qu’il y ait peuple, c’est-à-dire un sujet politique  »…

Donc, un peuple capable de faire preuve d’une « imagination politique » pour concevoir des institutions et des symboles, pour effectuer un « travail de réélaboration du perceptible et du pensable », formuler d’autres « propositions de monde » dans le tissu déchiré du « monde dominant » - et manifester assez de « force unitaire » à cet effet…

La démocratie est « le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir  » et le « capitalisme » n’est pas une citadelle à prendre d’assaut – juste notre milieu à aménager sans se fracasser contre toute illusion de frontalité : « Le capitalisme n’est pas une forteresse en face de laquelle nous nous trouverions, il n’est pas simplement une force qu’on subit, il est un milieu dans lequel nous vivons : un milieu qui détermine le type normal de choses auxquelles nous avons affaire, des actes et des comportements par lesquels nous nous rapportons à elles, des relations dans lesquelles nous entrons les uns avec les autres (…) Le Capital et le milieu au sein duquel nous vivons et agissons et dans lequel notre activité normalement reproduit les conditions de la domination. Dans ce milieu enveloppant, on essaie de creuser des trous, de les aménager et de les élargir plutôt que d’assembler des armées pour la bataille.  »

Et… « Nuit debout », une occasion manquée ? « La bonne issue pour Nuit debout aurait pu être une intervention inusitée dans le domaine des institutions, par exemple une campagne pour la non-présidence  »…

Refusant toute parole surplombante, « paresseusement marxiste », et tout défaitisme, la petite musique dissonante de Jacques Rancière n’en fait pas moins danser l’espoir d’une « communauté de lutte  » dans le non-lieu où se démantèle l’armature de ce qui faisait société. Et vibrer la piste d’une perpétuelle réinvention par la grâce des écarts, rejouée à chaque pas de côté ouvrant à d’autres communions en toute lucidité - jusqu'à la possibilité d'un monde en commun, si peu commun...

 

Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Eric Hazan, éditions La Fabrique, 80 p., 10 €


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