La poursuite infernale
par Philippe Bilger
lundi 6 novembre 2006
La poursuite infernale, c’est la loi qui tente de répondre, dans l’urgence, à l’inventivité du crime et aux capacités de malfaisance d’une minorité. S’engager dans une telle voie, en prétendant suivre au plus près les évolutions négatives d’une société et en abandonnant la fixité de la règle au prétexte que la réalité serait mobile et fluctuante, me semble, derrière l’apparente énergie politique, constituer plutôt un constat d’échec. Pour plusieurs raisons.
D’abord parce que cette course entre le positif et le normatif est perdue d’avance par celui-ci. L’inépuisable création, par la délinquance et la criminalité, de situations devant lesquelles le Code pénal se sent impuissant pourrait susciter la tentation d’une frénésie législative qui, à force, deviendrait ridicule. L’Etat de droit se construirait chaque jour, au gré des indignations collectives et des crises sociales. C’est ainsi que les émeutes des banlieues ont mis en branle l’imagination politique et pour un crime nouveau dont la répression semble légitime - les violences sur la force publique avec arme et en bande organisée - , que de propositions dont le seul mérite est sans doute de donner l’illusion de l’action ! Il faut abandonner cette volonté, dans une sorte de suivisme forcené, de laisser croire que chaque transgression originale mérite son texte. Le crime sera toujours plus rapide que l’appareil de l’Etat et ce dernier aurait bien tort de se prêter à ce jeu à la fois démagogique et vain. On ne parviendra jamais à quadriller parfaitement le pire de la vie sauf à désirer que la démocratie se défende en oubliant ce qui la fonde. Le système totalitaire est précisément au bout de cette aspiration à laisser l’immobilité de l’ordre étouffer les désordres du vivant.
De plus, qu’on songe à ce que peut représenter, pour ces groupes de mineurs excités par leur trouble et perverse célébrité, l’impression donnée par les politiques de se calquer sur eux qui donneraient, en quelque sorte, le la social ! Ainsi, le délit d’embuscade, qui vise à mettre l’accent sur le guet-apens et la préméditation, ne risque-t-il pas d’être perçu par les voyous qui agressent policiers, pompiers, infirmières et brûlent les bus, comme leur victoire, la consécration législative de leurs agissements criminels, leur couronnement infâme ? Il convient de prendre garde au fait que la loi, subtilement, rend hommage à ce qu’elle dénonce en en manifestant la gravité. Rien de plus négatif que de donner à ces mineurs délinquants la certitude de n’être pas des délinquants mineurs ! Mieux vaudrait s’en tenir, sur ce plan, à cette phrase pleine de bon sens de Mme Royal : "On ne va pas laisser des gamins de douze-quinze ans faire la loi dans le pays."
Par ailleurs, même si je sais bien que l’art du politique consiste, quand l’action est impossible ou à très long terme, à offrir les apparences de l’action, c’est-à-dire à présenter un projet de loi ou à nommer une commission, il ne faut pas abuser de ce simulacre qui peut lasser le citoyen. Surtout, pour peu que celui-ci, même le mieux disposé à l’égard du pouvoir en place, ne soit pas dénué d’esprit critique, il ne manquera pas de faire valoir que l’Etat par cette méthode tire des traites imaginaires sur l’avenir. En effet, comment oublier, lorsqu’on propose une loi en matière de sécurité et de justice, qu’elle ne sera que ce que les magistrats voudront bien en faire ? Entre la pureté redoutable du texte et son inscription dans la quotidienneté, il y aura les mille pratiques, les unes rigoureuses et les autres indulgentes, qui, dans tous les cas, dénatureront son esprit originel. Aussi comprends-je la tentation qui pousse les gouvernants, devant la médiocrité de l’existant, à vanter un futur législatif radieux qui inévitablement deviendra, à son tour, un présent déficient et défaillant. Lorsque la loi n’est déjà pas appliquée dans la rigueur qu’elle permettrait aujourd’hui, pourquoi se persuader que, plus dure demain, elle sera mieux respectée ? Il me semble que ce mouvement, qui pourrait être drôle par sa répétition s’il n’engageait pas des enjeux importants pour la République, ruine la confiance que l’Etat doit inspirer et remplace la patiente et douloureuse reconquête de la réalité par des faux-semblants.
Enfin, cet empressement à aller au plus facile - une crise, un projet de loi, une majorité - est révélateur d’une impuissance. Alors que la forme devient de plus en plus bureaucratique et complexe, on multiplie le fond. Alors que la procédure pénale est à revoir, mais avec un courage intellectuel qui offenserait trop la mode d’aujourd’hui, on augmente les délits et les crimes. Il conviendrait d’alléger la première et d’arrêter la création des seconds. En effet, les polémiques récentes ont manifesté aussi bien sur la justice et la cour d’assises des mineurs que sur les tragédies des banlieues que l’essentiel n’est pas là où on prétend le mettre. Ce n’est pas de nouvelles qualifications pénales dont la société et les professionnels ont besoin mais d’enquêtes et d’instructions débarrassées de la multitude des droits et garanties, du formalisme étouffant qui empêchent d’aller vite et profondément au coeur de la vérité. Quand le décor procédural est plus surabondant et envahissant que la pièce jouée, quand l’accessoire a pris le pas sur l’essentiel et que la justice ne confronte plus des visages mais oblige policiers et magistrats à accumuler du papier, il y a un problème grave. La liberté de la preuve est niée au bénéfice de l’inutile sophistication des contraintes procédurales. On n’arrive plus à rien mais dans les règles. Il y a une contradiction forte entre un champ criminel et délictuel élargi et une procédure rendant de plus en plus difficile son appréhension. Inventer de nouvelles incriminations ne coûte rien alors que réduire et alléger les processus, permettre aux policiers et juges de se concentrer sur la recherche de la vérité exigeraient une volonté politique sans faille. D’autant plus difficile à mettre en oeuvre que le simple est assimilé à l’inhumain, et l’absence d’avocat à un monde sans morale.
Pour la cour d’assises des mineurs, on perçoit bien, par exemple, que la solution du problème devrait résider dans la disparition des juges pour enfants comme assesseurs. C’est vraisemblement à cause d’eux et de leur philosophie très particulière que l’excuse de minorité est toujours accordée, même pour les crimes les plus odieux, et que l’accusé mineur voit systématiquement la peine maximale réduite de moitié, en tout cas à Paris. Il faudrait mettre en cause la validité d’un dispositif devenu intouchable et dont pourtant beaucoup admettent l’imperfection. Mais c’est trop difficile.
Alors, on ne fait rien. Ou on s’acharne à suivre obstinément, absurdement les traces malfaisantes laissées par délinquants et criminels. On voudrait les prendre de vitesse, mais on n’y parvient pas. On suit leur mouvement.
Alors qu’il faudrait faciliter leur interpellation, leur garde à vue, leur poursuite et leur jugement. L’Etat de droit a le droit d’être du côté de la majorité des citoyens. C’est une arme en faveur de la paix publique. Pas seulement le bouclier de ceux qui violent la loi pénale.