La Raison suicidée comme explication de la société exploitée

par Bernard Dugué
mardi 14 septembre 2010

La grande manifestation du 7 septembre 2010 a confirmé que les Français, une partie du moins, ne se résignent pas encore à accepter une réforme des retraites qu’ils jugent, à juste raison, comme étant injuste, notamment envers les salariés les plus exposés, que ce soit face à la pénibilité ou bien au chômage. C’est évident. Prenons le cas d’un salarié licencié à 58 ans. Il devra attendre deux ans de plus pour prétendre à une pension de retraite. De quoi vivra-t-il ? Quant à la pénibilité, on comprend aisément que des travailleurs usés à la tâche ne souhaitent pas s’abîmer deux ans de plus, aspirant à souffler et à prendre un repos bien mérité. Les Français sont attachés à leur « modèle social », de plus, ils ont hérité d’une culture des mouvements sociaux et ne comprennent pas pourquoi le pouvoir tente d’équilibrer le régime des retraites en rognant sur les situations les plus fragiles. Alors que d’un autre côté, des dizaines de milliards ont été injectés pour sauver le système financier et que les profits se portent très bien alors que les grandes fortunes ont augmenté leur patrimoine. Cette fronde marque une fois de plus la présence d’une conjoncture découverte par Marx. La contradiction entre les rapports de production et les revenus des « classes sociales » crée des tensions, ce qui fournit le ressort d’un mouvement de transformation sociale.


La lutte des classes est pourtant derrière nous mais la conscience est toujours présente. Si bien qu’on se demande si cette défense de la retraite à 60 ans ne serait pas une partie émergente d’un iceberg de prise de conscience plus vaste. Et qui sait, un inconscient collectif pour l’instant refoulé car le citoyen est attaché au monde, aux objets, aux divertissements, à son confort matériel quand il en dispose. Les conspirationnistes pourront toujours y voir une opération d’enfumage orchestrée par les élites, mais nul besoin d’invoquer ni Dieu ni complot pour comprendre ce processus téléologique de fuite en avant économique. L’anthropologie de la nature humaine et la théorie des systèmes suffisent à comprendre comment l’homme est complice de son enfumage. La servitude volontaire concerne également le cerveau. Mais comme le dirait Hegel, ou plutôt Hartmann, la Raison peut parfois surgir de l’inconscient et créer un moment dialectique, autrement dit, un moment contradictoire.


La contradiction, elle naît de cette conjoncture économique faisant que le système ne parvient plus à résorber les inégalités. C’est même pire, car ces inégalités s’accroissent. La machine financière continue son œuvre. Les politiques économiques sont dans une impasse car les équilibres financiers ne peuvent être rétablis. Ce qui, compte tenu de la structure du système productif, ne peut qu’aggraver les inégalités. Le débat sur les retraites a montré un simplisme comptable de la part de l’UMP. Présenter le seuil de départ à la retraite à 62 comme incontournable relève d’une obsession idéologique et même d’une stupidité comme l’histoire des gouvernants en a montré depuis des siècles. Que trouve-t-on dans l’inconscient collectif de la droite ? Un ressentiment face au monde du travail qui refuse d’être corvéable à souhait ? Vieille lutte des classes mal digérée ? Toujours est-il que le travail a pris un tournant drastique depuis une ou deux décennies. Nombres de documentaires ont été tournées, alors que la sociologie a largement décrit ces conditions nouvelles où le travailleur est pressé, jaugé, évalué, souvent jeté. Malgré toutes les réglementations, le code du travail, les syndicats, la situation s’aggrave. Le progrès industriel, au lieu de libérer l’homme, l’a contraint de plus en plus à s’exécuter, s’user, se déshumaniser, le tout, au service d’une surenchère consumériste doublée d’une captation des profits par une oligarchie mondiale, sans compter les dépenses souvent inutiles des Etats. Bref, l’impression d’absurdité, voire de stupidité, se dessine en constatant que le système use les hommes au service du luxe, du gaspillage, du superflu, du futile, de l’inutile. Le marché du luxe et des puissantes berlines se porte bien, augmentant en même temps que le chômage et la pauvreté.


L’action des politiques vise à réguler la machine, injecter des liquidités, établir des dispositifs comptables, voter des réformes, le tout dans une logique de calcul pour faire en sorte que le système continue sur sa lancée. Le réformisme, c’est la politique réduite au management et à la comptabilité. C’est de la technique appliquée aux machines et aux hommes pour rendre plus performant le système. Ce qui manque, c’est une politique adossé à la philosophie qui elle, manie le concept et la raison. Concevoir un autre modèle de société est possible mais même si cette éventualité se produit, l’inertie du monde ne pourra rien concéder ni céder. La machine désirante humaine est lancée à toute vitesse dans le mur téléologique sans qu’on sache les conséquences finales lorsque le mur sera fracassé. Mais la technique de gestion des hommes saura être efficace en repoussant sans cesse le mur de l’implosion sociale.


Si on veut que les sociétés épousent d’autres contours, il faudra introduire la philosophie et le concept dans la politique. Le monde est volonté et concept (conscience représentation). Alors de la pensée peut jaillir un concept alternatif de société et la politique jouera son rôle conventionnel, à savoir servir de courroie de transmission entre un concept doué de finalité et la coordination des volontés publiques, politiques, populaires, citoyennes. C’est simple sur le papier mais encore faut-il concevoir un autre monde et convaincre une majorité d’individus de le mettre en place. Actuellement, le confort matériel généralisé semble s’opposer pas à une prise de conscience sur le caractère insupportable imposé à quelques secteurs du monde du travail et de la société. La politique menée depuis 1983 sous Mitterrand, conjuguée à celle des gouvernement successifs sous Chirac et Sarkozy à conduit à préserver le progrès et le niveau de classes moyennes en façonnant un troisième tiers social maintenu dans la précarité ou servant de ressource de travail faiblement rémunéré et de plus, précaire, ajustable aux besoins économiques conjoncturels. Les syndicats ont collaboré à cette politique en défendant quelques secteurs du travail tout en encadrant le virage vers la mobilité. Au final, un résultat illustré de quelques sigles. TUC, CES, RMI, RSA, CMU. Alors que l’idée d’une incapacité économique des gouvernements est bien ancrée, grâce notamment à quelques éditocrates. Ainsi peut-on lire sur le blog de Jean-Michel Aphatie « Nicolas Sarkozy, qui montre de plus en plus qu’il se prépare pour 2012, préfère visiblement être réélu que populaire. Son souci visible est au recentrage de son action. La sécurité d’abord, et d’autant plus que l’économie se dérobe à la décision des responsables politiques. » Voilà donc une vérité assénée comme infaillible, l’économie se dérobe à la décision des responsables politiques. Une vérité que je vais m’amuser à traduire par cette antiphrase : « les politiques se dérobent face aux responsabilités économiques »


Aphorisme du jour : « on veut nous faire croire que l’économie se dérobe à la décision des responsables politiques, alors que ce sont les politiques qui se dérobent aux responsabilités économiques. »


Le sort d’une partie de la société mérite d’être nommé. Asservissement, exploitation, aliénation, esclavage des temps modernes ? Le substantif exploitation est le mieux adapté, sous réserve qu’on précise ce qu’on entend par exploitation de l’homme. Cette notion pourrait être enrichie en évoquant une exploitation de la société, un asservissement des populations. Etant entendu que cette exploitation désigne autant le travail mal payé, le travail précaire et le chômage dont on pourrait dire qu’il est l’envers négatif de l’exploitation sociale. Le phénomène de l’exploitation humaine n’est pas une invention récente. Il remonte à quelques millénaires. Le néolithique est l’époque où l’homme a compris comment exploiter la nature, avec l’agriculture et la domestication de l’animal. Lorsque commence l’ère historique, avec l’ancienne Egypte et Sumer, l’exploitation de l’homme par l’homme se met en place. Les écrits bibliques parlent de l’esclavage du peuple hébreu en Egypte et de la fuite en terre promise. Cela trace une démarcation entre l’animal qui finit par être domestiqué ou dompté et l’homme dont la nature évolutive en fait un être ayant la possibilité de refuser d’être dominé.


Le désir de dominer et d’exploiter appartient à l’essence de l’homme historique, tout comme l’aspiration à la libération et à l’affranchissement, ainsi qu’au plaisir, ou au bonheur. Les philosophes et autres idéologues ont toujours trouvé des justifications à l’exploitation. Aristote le premier, a séparé l’homme en deux classes ; le citoyen, possédant en propre l’usage de la raison active et donc, apte à la vie politique et la conduite de ses affaires ; l’esclave, homme qui n’a que la raison passive et donc, est destiné à obéir car il n’a pas en propre l’usage de son existence ; il ne s’appartient pas du point de vue de la raison et doit remettre son existence entre les mains rationnelles de son maître. Au Moyen Age, le servage était justifié par le pouvoir. L’esclavage moderne, pratiqué par l’Occident pendant la traite des esclaves, avait aussi ses justificateurs. Cette fois, c’était l’idéologie. Alors que Hegel tentait d’établir la peur comme ressort de cet esclavage moderne aboli en Occident au cours du 19ème siècle, et précisément par Lincoln aux Etats-Unis. En 2010, l’exploitation de la « matière humaine » se fait dans un cadre de droit, du moins dans la plupart des pays industrialisés. La bonne conscience refuse l’évolution actuelle des sociétés mais les politiques et autres spins doctors justifient la situation par la globalisation et l’impérieuse nécessité de rester compétitif, pour capter et produire plus de croissance.


La conclusion n’en est que plus évidente. Le schème aristotélicien de l’esclavage peut sans problème être transposé à la situation de l’exploitation sociale contemporaine. Le dispositif démocratique devrait, moyennant philosophie et travail du concept, permettre de faire mieux que de corriger les choses. Carrément basculer dans un autre modèle de société. Mais si cela n’advient pas, c’est parce que ce qu’on nomme peuple citoyen, société civile ou volonté populaire, est une instance privée d’un usage de la « raison appliquée au concevoir ». Dans un tel contexte, chacun bataille pour ses intérêts et les gouvernants se contentent de réformes, autrement dit, de régulation sociale d’inspiration cybernétique. Le gouvernement actuel n’est pas réactionnaire, il est rétro-réactionniste. Un fait divers engendre une loi. Ainsi défilent les mesures rétro-actionnelles (à ne pas confondre avec le rétroactif) Quant à cette raison absente, on ne niera pas la complexité de la question avec le rôle des médias, du consumérisme, du divertissement, de l’absence d’éducation, de la léthargie des intellectuels, de l’obsession idéologique des gouvernants, de la démission des élites. En vérité, étant donné que la société fonctionne, l’action politique se résume à une série de corrections et autres réajustements. A l’image d’une automobile. On fait des réformes comme on change des pièces détachées. Tous les cinq ans, contrôle technique de l’équipe gouvernementale. Qui est maintenue ou non.


Cette réflexion manquerait de saveur si elle ne s’achevait pas avec une courte glose sur la fin des temps. Peut-être sommes-nous à la fin de l’Histoire. Mais quelle fin ? Celle de Hegel avec l’Etat rationnel constitué de sujets reconnus ? Ou alors une fin un peu différente, liée à une forme de rationalité, celle de l’Etat de droit démocratique, lequel est intégré à une société se transformant dont le principe est l’accomplissement de la domestication humaine. Autrement dit, une fin anthropologique où se perpétue en s’achevant ce que l’Histoire a toujours connu, l’asservissement de la société au profit d’un secteur qui en tire le meilleur profit, que ce soit les oligarques antiques, les seigneurs féodaux, les nobles de l’Ancien Régime, les apparatchik de l’ancienne URSS, les bourgeois de la Troisième République, la noblesse d’Etat au 20ème siècle, les grands bourgeois et les grand propriétaires de capitaux et bien immobiliers, les nouveaux oligarques du 21ème siècle, les castes au pouvoir, en Inde, en Afrique, au Moyen Orient… bref, le monde global de l’asservissement.


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