La « société de confiance » numérique...

par lephénix
vendredi 13 octobre 2017

Assurément, le socle de la « société de confiance » s'effrite et l'essor des crypto-monnaies interpelle. Le trimestriel « L’Economie politique » dresse un état des lieux des nouvelles formes de « confiance numérique » à l'ère des technologies de l’exponentiel…

 

« Créer de la monnaie » à l’ère du numérique, ce serait aujourd’hui aussi facile que de taper des chiffres sur un clavier ? Le trimestriel L’Economie politique consacre un dossier, intitulé L’argent 2.0, à ce « jeu d’enfant » qui ne va pas sans « dégâts collatéraux » engendrés par les précédentes vagues d’ « innovations » - avec le sempiternel « motif spéculatif » en embuscade, toujours prompt à miser sur le vide mais aux dépens des « vrais gens »... Dans son éditorial, Sandra Moati rappelle : «  Pas de finance sans confiance : le crédit repose sur la croyance du prêteur en la capacité de remboursement du débiteur. La confiance est la clé de voûte du système des paiements, quelle que soit la sophistication des instruments monétaires et financiers (…) Dans nos économies monétaires modernes, un système hiérarchisé de tiers de confiance garantit la pérennité de l’ordre monétaire : les banques font crédit (confiance) et créent ainsi la majeure partie de la monnaie en circulation ; nous faisons confiance aux banques qui fournissent les moyens de paiement à l’aide desquels nous échangeons (à l’exception notable des espèces). Cette confiance est confortée par l’Etat, qui garantit nos dépôts bancaires, et par la banque centrale, qui joue le rôle de prêteur en dernier ressort auprès des banques et assure la convertibilité de toutes les monnaies bancaires entre elles. Puis vint Internet, ce grand dynamiteur des tiers de confiance  »…

A mesure que vacille la légitimité des institutions et que s’évapore la « confiance », le discours médiatique promeut de nouvelles « machines de confiance » comme les crypto-monnaies, dont le bitcoin – « un protocole et une unité de compte à l’origine d’un système de paiement sans intermédiaire financier », créé, dit-on, en pleine crise des subprime par un nommé Satoshi Nakamoto…

Mais qui peut placer sa confiance dans la fiabilité d’un protocole mathématique et de la technique qui le supporte ? La monnaie est usuellement définie comme un « protocole d’échange », un « code résultant d’un accord social », afin que « les richesses puissent être mesurées et échangées entre ceux qui les produisent ». Sa fonction, c’est de permettre à chacun d’échanger ce qu’il « produit » (son travail, son art, son artisanat, ses marchandises, bref, son temps de vie et ses ressources utilisés pour produire quelque chose) contre ce que les autres produisent...

Qui envisagerait de bon cœur de produire quelque chose en échange de… rien ? Or la monnaie fiat, créée à partir de rien, n’est pas à confondre avec la richesse, c’est-à-dire ce qui est créé quand quelqu’un utilise son temps, ses compétences et des ressources pour produire quelque chose...

Ce qui est « en crise », ce n’est pas « la production » elle-même mais « l’interface » entre les hommes et ce qu’ils produisent… « L’argent » n’est-il pas créé par le crédit, chaque fois qu’un bipède trop pressé s’endette ? N’y a-t-il pas, à ce compte-là, toujours plus de dette que de monnaie ?

Facile à créer à volonté, la monnaie n’a d’autre garantie que la capacité de travail et d’épargne des « vrais gens » qui s’ignorent en « garant final » d’une dette abyssale... Autant dire que toute capacité humaine de remboursement de la dite « dette » perpétuelle est d’ores et déjà dépassée dans des proportions de nature à donner une idée de l’infini…

 

Monnayage 2.0 : de la « société de confiance » à la société sans cash

 

L’essor des crypto-monnaies, présumées nouvelles formes de la « confiance numérique », repose sur le mythe d’une « dématérialisation » affranchie des institutions. Ludovic Desmedt rappelle que la frappe des monnaies supposait jadis un processus de transformation de matière (métal ou papier) réalisé en atelier par un travail collectif : « Le monnayage, même digital, réclame d’intenses dépenses d’énergie, l’utilisation de logiciels, la production de matériel hardware. L’économie numérique est grandement dépendante de matières diverses, sans lesquelles elle ne fonctionnerait pas (…) Que ce soit avec le métal, le papier ou les virements, deux éléments sont primoridiaux pour les opérations de monnayage : il doit y avoir émission à une échelle suffisante (que le territoire soit limité à une ville, une région, une nation ou au-delà) et la sécurisation des moyens de paiement doit être assurée (…) Que ce soit sous la plume de Satoshi Nakamoto ou celle de Matthew Boulton, qui employait la machine à vapeur pour frapper des pièces à la fin du XVIIIe siècle, on retrouve d’ailleurs les mêmes tropismes : l’importance de la mécanisation (le monnayage est la première industrie à produire en masse) et l’obsession de la sécurité (symboles et codes ont toujours orné pièces et billets) (…) En tout temps, le droit de « battre monnaie » suppose l’exercice d’un pouvoir : lors de cette opération, un des agents profite d’une position privilégiée pour contrôler les émissions au sein d’une communauté (…) La « révolution blockchain » est souvent présentée comme une techno-utopie permettant d’expulser la question du pouvoir et de la hiérarchie hors des réseaux numériques. On oppose les « algorithmes » aux « institutions humaines » comme on a pu opposer à la fin du XVIIIe siècle les presses de Boulton aux ateliers royaux archaïques, ou l’impression des assignats aux pièces métalliques. Or la machine s’insère dans un cadre institutionnel : l’algorithme n’est pas démocratique en soi (…) Les relations monétaires instaurent des relations hiérarchiques entre agents, hier comme aujourd’hui, dans le monde pré ou postbancaire. Et ce n’est certainement pas les machines, si ingénieuses soit-elles, qui les aboliront. »

En quoi le « stockage » d’une cryptomonnaie sur une « plateforme » exposée au risque de piratage répondrait-il au besoin de « confiance » et de sécurité ? Transférer une « responsabilité » des hommes (forcément faillibles et corruptibles…) aux machines (qui les programme et les utilise ?) revient à créer une nouvelle dépendance à l’accès à Internet, à l’électricité et au présumé bon fonctionnement du matériel informatique…

Si la « guerre contre la pauvreté » ou le cancer est demeurée lettre morte, celle contre le cash est bien engagée sous de fallacieux prétextes comme la « lutte contre la criminalité »… Mais celle-ci a toujours montré sa capacité à s’adapter rapidement à tout changement de dispositifs législatifs - et à les contourner par d’autres substituts... S’agirait-il plutôt de « supprimer le numéraire pour rendre possibles des taux négatifs », de pratiquer une forme de « répression financière » en supprimant toute possibilité de « retrait de confiance » ? Et donc d’évacuer ce « facteur humain » que les algorithmes n’intègrent pas ?

Christian Beer, Urs Birchler et Ernest Gnan rappellent que le numéraire peut être un « instrument précieux dans les situations extrêmes et les crises », il peut constituer une « assurance contre certains dangers » comme en régime dictatorial où « la détention de numéraire en monnaie domestique ou étrangère aide les citoyens à échapper au contrôle arbitraire de l’Etat  »…

Par ailleurs, en situation d’hyperinflation, « la fuite vers les monnaies étrangères stables, souvent sous forme d’espèces, permet aux citoyens de sauvegarder la valeur d’une partie de leurs avoirs  ». Les espèces sonnantes et trébuchantes, en monnaies domestiques ou étrangères, ne sont-elles pas un moyen de paiement plus commode, accepté partout, et un outil de stockage de valeur plus robuste, en temps de « crise », que la monnaie scripturale ? De plus, aucune crypto-monnaie, pure création numérique, ne répond aux attributs de ce qui fait la monnaie... Mais elle expose tout usager aux nouveaux risques d’une cybercriminalité à l’affût… Ne vaut-il pas mieux se demander, avant l’irréparable, s’il est vraiment possible de « concevoir des formes de paiement hors numéraire qui assureraient la même confidentialité et la même fiabilité que les transactions en espèces » ?

La question mériterait d’être largement débattue dans toute « société démocratique et inclusive »…

Wojtek Kalinowski confirme : «  Les espèces sont la seule façon pour un particulier ou une entreprise d’accéder à la monnaie de banque centrale, c’est-à-dire à la seule forme de monnaie qui ne soit pas créée sous forme de crédit bancaire privé. Par conséquent, leur disparition progressive parachève l’enfermement définitif de la société dans le circuit de monnaie de crédit bancaire, enrichi éventuellement de circuits monétaires privés non bancaires (mais derrière lesquels on retrouve souvent des banques) (…) La particularité du cash « à l’ancienne » est que son usage est gratuit pour les particuliers, alors que tous les systèmes numériques équivalents sont privés, et donc forcément payants d’une manière ou d’une autre »...

Après l’ère monétaire basée sur les matières premières puis celle fondée sur la politique, nous voici piégés dans la sphère d’irréalité d’une troisième ère monétaire basée sur les mathématiques : sa complexité, dévoreuse de réalité, est-elle porteuse de nouveaux risques systémiques briseurs de communauté ?

Anselm Jappe écrivait : « Les misères du monde ne sont pas dues, comme au Moyen Age, à des catastrophes naturelles, mais à une espèce d’ensorcellement qui sépare les hommes de leurs produits  ». Y a-t-il une vie au-delà de « l’argent » et de l’ensorcellement qu’il suscite ? Faudrait-il, pour y accéder avant l’écroulement systémique ultime, faire l’économie d’une fiction monétaire en voie d’évaporation et d’obsolescence accélérée puisqu’elle ne sert plus à assurer la convertibilité entre la « chose même » et ce qui est supposé la dire ? Faut-il se préparer à l’après-monnaie comme à l’après-pétrole pour retrouver le réel qui nous constitue ?

 

L’Economie politique n°75, L’Argent 2.0, 112 p., 12 €


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