La société écologique, ses ennemis, ses impasses...

par lephénix
jeudi 25 mai 2017

Le philosophe Serge Audier ouvre des pistes pour repenser le défi écologique en remontant aux sources de la « société écologique ». Dès la première « révolution industrielle », il y a eu une « critique progressiste du progrès technique et économique »...

Il n'y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, c'est bien connu, mais tout de même, le temps manque et la maison brûle : l’espèce humaine est prise au piège d’une « crise globale » (certes tout à la fois économique, sociale et démocratique) qui s'avère une fin de cycle... Celle qui laminera un confort reposant sur un mode de vie insoutenable et sans avenir à l’échelle de la planète.

Mais le déni de réalité demeure. Serait-il juste du à une « absence de respect à l’égard de la nature » ? Ou bien sa persistance se nourrirait-elle tout autant d’une addiction au faux confort d’une automobilisation de masse et d’une industrialisation délocalisable à souhait que d’une « haine des hommes » qui ne dirait pas son nom ?

Constatant l’émergence d’une « planète indignée » non seulement depuis les mouvements de contestation du XXIe siècle (les « Indignés » en Espagne, Occupy Wall Street, etc.) mais aussi dès les premières réflexions des penseurs « présocialistes » qui s’inquiétaient des déforestations et des impacts environnementaux de l’économie industrielle, le philosophe Serge Audier réussit une magistrale anthologie d’une « autre histoire de la gauche » : celle qui manifestait un souci de la planète alors compatible avec les « promesses d’émancipation du socialisme »…

Les pionniers de la conscience écologique

Le maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne rappelle que la question de la viabilité et de la soutenabilité des économies capitalistes a été posée de bonne heure par une gauche dont la conscience écologique ne réduisait pas le « progrès » à une fuite en avant productiviste et sans finalité humaine.

Ainsi, le « présocialiste » Charles Fourrier (1772-1837), l’un des fondateurs de l’économie coopérative, a anticipé dès 1823 dans Sommaire du Traité de l’association domestique agricole ou Attraction industrielle un « risque majeur pour la planète », du à la « logique dévastatrice du capitalisme industriel » et développé au fil de son œuvre une intuition aïgue de l’irréversibilité des dégâts environnementaux. Il déplorait notamment la « dépravation indirecte des sciences » qui « ne travaille qu’à vexer le pauvre, en fournissant au commerce les moyens de dénaturer toutes les denrées » par « les progrès de la chimie » - évidemment, « c’est sur le pauvre que s’exerce la gargote chimique »... Dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire (1829), ce prophète de la destruction de la planète dénonçait la contamination à la fois des denrées, des individus et de la société toute entière par l’esprit malin d’une bourgeoisie commerçante avide de gain, ajoutant à sa critique des dégâts sanitaires et environnementaux un volet social : « La multitude pauvre ne peut plus se procurer de comestibles naturels ; on ne lui vend que des poisons lents, tant l’esprit de commerce a fait de progrès jusque dans les moindres villages. »

Autre critique précoce du « capitalisme industriel », l’économiste suisse Jean de Sismondi (1773-1842) met en garde, dans ses Nouveaux Principes d’économie politique (1819), sur les risques d’une « mentalité américaine centrée sur la course au profit » - et ce, une décennie avant Alexis de Tocqueville : « Il n’y a aucun Américain qui ne se propose un progrès de fortune, et un progrès rapide. Le gain à faire est devenu la première considération de la vie ; et, dans la nation la plus libre de la Terre, la liberté elle-même a perdu de son prix, comparée au profit. L’esprit calculateur descend jusqu’aux enfants, il soumet à un constant agiotage les propriétés territoriales ; il étouffe les progrès de l’esprit, le goût des arts, des lettres et des sciences ; il corrompt jusqu’aux agents d’un gouvernement libre, qui montrent une avidité peu honorable pour les places, et il imprime au caractère américain une tache qu’il ne sera pas facile d’effacer. »

Le sens de la communauté et le souci de la planète

L’Américain Henry David Thoreau (1817-1862) déplore la « passion aveugle de la possession », irrespectueuse des « biens naturels et communs offerts par la Création » tandis que l’écologie libertaire du Français Elisée Reclus (1830-1905) s’inspire de Progrès et Pauvreté (1881) de Henry George (1839-1897), le pionnier du socialisme américain, pour exacerber sa critique des méfaits de la logique d’appropriation privée, « matrice de l’exploitation de l’homme par l’homme »…

Dans l’Angleterre victorienne et le cercle original du socialisme anglais, John Ruskin (1819-1900) dénonce dans Il n’y a de richesse que la vie l’imposture de l’économie politique : « L’esprit des économistes est focalisé en permanence sur l’alimentation des comptes en banque, plutôt que sur l’alimentation des bouches ; et ils tombent dans toutes sortes de filets et de pièges, éblouis qu’ils sont par l’éclat des pièces de monnaie, comme les volatiles par le miroir de l’oiseleur ; ou plutôt (…) comme des enfants essayant de sauter sur la tête de leur propre ombre : le gain d’argent n’étant que l’ombre du véritable bénéfice, qui est l’humanité. »

Ces penseurs prennent conscience que la « satisfaction des besoins artificiels de quelques uns » se fait « aux dépens des besoins fondamentaux de tous » et prennent en compte les conséquences mortifères de l’illimitation de ces quelques-uns qui se sont affranchis de toute solidarité envers leurs semblables et le règne du vivant. L’architecte et designer William Morris (1834-1896), fondateur du mouvement Arts & Crafts, précise en juin 1894 dans le journal Justice sa définition du socialisme : « Par Socialisme, j’entends un état de société où il n’y aurait ni riches ni pauvres, ni patrons ni esclaves, ni oisiveté ni surmenage, ni travailleurs intellectuels malades de l’intellect, ni travailleurs manuels atteints d’écoeurement, bref une société dont tous les membres jouiraient d’une égalité de condition et éviteraient tout gaspillage dans la conduite de leurs affaires, pleinement conscients qu’en lésant l’un d’entre eux on les léserait tous – la matérialisation enfin du sens contenu dans le mot Communauté. »

La défense de l’environnement a été vivace dans les milieux « progressistes » du XIXe siècle mais elle a été marginalisée par d’autres courants, convertis à l’aveuglement productiviste. Ceux-ci ont eu beau jeu de stigmatiser les « amis de la nature » en « ennemis du progrès » - et l’« amour de la nature » en « haine de l’homme »… L’inventeur du terme « écologie », le pionnier allemand Ernst Haeckel (1834-1919), passe pour avoir inspiré le pangermanisme puis le nazisme, ce qui a permis d’étouffer la perspective d’une « société écologique »…

La « grande révolte mondiale des années 1960-1970 » a fait place à une « nouvelle phase d’accumulation » - la machine infernale à privatiser et concentrer les richesses tourne à plein régime jusqu’à la sixième extinction annoncée des espèces…

En rappelant le passé « utopique » et pré-écologique du « socialisme » ainsi que le glissement des « forces de progrès » vers une « économie de la croissance », Serge Audier entend revivifier le projet de cette « société écologique », enfin affranchie de sa matrice de dépendance à la frénésie productiviste et susceptible de se doter d’un « imaginaire alternatif » afin de s’assigner d’autres « finalités collectives et individuelles ».

Cet « éco-républicanisme » solidariste qui a permis de penser l’interdépendance de l’écosystème n’a pas désarmé et refait surface avec le souci actuel des « biens publics mondiaux » comme l’eau… En renouant avec cette tradition perdue, le philosophe laisse entrevoir ce que pourrait être l’économie de demain : retrouvera-t-elle l’intelligence de la vie jusque dans ses tarissements pour recréer un art de vivre soucieux de la qualité de vie et de l’enrichissement véritable par la joie de tous ? La voie est encore ouverte, juste avant l'impasse ultime…

Serge Audier, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, éditions La Découverte, 742 p., 27 €


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