La société pulsionnelle et la raison, un thème philosophique pour notre époque
par Bernard Dugué
jeudi 29 janvier 2009
Pulsions ! La plupart pensent à Freud. Raison ! Ce mot évoque Descartes et surtout, les Lumières, et plus spécialement, les Lumières françaises. Et si on devait choisir un élément jugé perturbateur pour l’usage de la raison, on penserait certainement à la passion. Et en 2009 ? La raison s’est banalisée, la passion, elle semble tellement désuète qu’on ose plus l’employer. Sauf dans un usage esthétique, pour signifier la propriété d’une œuvre qui capte l’esprit et de ce fait, est qualifié de passionnante. Néanmoins, la raison est tout aussi perturbée à notre époque et tout récemment, Bernard Stiegler évoquait l’idée d’une société pulsionnelle. Voilà un sujet de réflexion. Qu’est-ce qu’une société pulsionnelle et comment se situe-t-elle par rapport à la raison ?
Google n’offre guère qu’une dizaine d’occurrences lorsqu’on l’interroge sur la « société pulsionnelle ». Aucune n’est pertinente. Il fut un temps où certains quotidiens posaient des questions aux lecteurs. Facétieux comme souvent, Foucault évoque ce quotidien allemand qui en 1784, publia la réponse détaillée de Kant à sa question, « qu’est-ce que les Lumières ». L’occasion pour Foucault de signaler un côté amusant lié à cette époque où des journaux posaient des questions parce qu’ils n’avaient pas la réponse ; tandis que de nos jours, quand les médias posent des questions, c’est pour demander un avis sur un sujet où chacun à déjà son opinion ; et donc, on est certain de ne pas apprendre grand-chose (Dits et Ecrits, p. 1381, T2, Quarto)
Il se peut bien, qu’en interrogeant des passants, nous n’apprenions rien de bien extraordinaire sur cette notion de société pulsionnelle. Juste quelques illustrations et autres évidences ciblant et répertoriant des comportements pulsionnels. Par exemple, un achat non prévu, sur un coup de tête. Ou alors une attitude agressive. Dans notre société de consommation, nombre d’achats sont impulsifs. Et les comportements parfois compulsifs. C’est de qu’on dit des personnes soumise à l’addiction consumériste. Si ça se trouve, les sociétés ont toujours été pulsionnelles mais les penseurs ne les ont pas désignées ainsi. Ce qui montre qu’il faut bien savoir de quoi l’on cause. C’est quoi une pulsion ? Et une passion ?
Evocation historique. Durant deux siècles, Passion et raison n’ont pas fait bon ménage. Descartes le premier, avait opposé ces deux notions. Dans la foulée, Spinoza, Hume et Kant ont chacun à leur manière déconsidéré la passion, la jugeant comme un phénomène parasitant le fonctionnement libre, moral et éclairé du sujet humain. Il faudra attendre Hegel pour avoir une appréciation positive de la passion qui, unie à la raison, permet aux peuples de réaliser de grandes choses. En fait, la passion s’avère être un élément perturbateur de la raison ainsi que de la représentation qui elle, fonctionne avec la volonté, guidant l’action. On revient ainsi à l’attribut originel de la passion, tel que fixé par Aristote. La passion est opposée à l’action, comme subir est opposé à agir. Chez les penseurs classiques du 17ème siècle, l’action est déterminée par la volonté alors que la raison ordonne, règle, oriente la pensée (représentation) et permet le raisonnement, la délibération. C’est en quelque sorte la noblesse du Sujet philosophique classique. La passion est un processus tout aussi subjectif mais qui se greffe au doublet volonté pensée, au point d’en perturber le fonctionnement. La passion n’arrive pas sous le contrôle actif du sujet. Mais, si l’on en croit Spinoza, les passions peuvent être maîtrisées en mobilisant des vertus comme la générosité ou le courage.
Ethique, partie III, proposition III : Les actions de l’esprit naissent des seules idées adéquates ; et les passions dépendent des seules idées inadéquates. Voilà qui est clair. Spinoza « flingue » carrément les passions qu’il considère comme des choses obscures que l’esprit ne peut percevoir clairement. Et qui par conséquent, embrouille la limpide clarté de l’esprit. C’est dans cet esprit que Spinoza dénonce la pitié comme une passion obscure. Après tout, en voyant un être semblable qu’on suppose être victime d’un mauvais sort, nous sommes le jouet d’une imagination trompeuse. L’empathie cognitive trouve ses limites dans la passion pourrait-on dire. Une tromperie du miroir, du même. Le sujet qui se complaît dans la passion (subie) se trompe sur lui-même et sur les autres, il lui manque la force de l’âme pour juger clairement des choses, des hommes de la Nature. L’une des passions les plus fortes, c’est l’admiration. Dans admiration, il y a « miration », autrement dit, le jeu du miroir. Que dire de plus ?
« Ce que nous entendons couramment par passion est une émotion violente et sensible de l’esprit à l’apparition d’un bien ou d’un mal, ou d’un objet, qui, par suite de la constitution primitive de nos facultés, est propre à exciter un appétit. » Hume, Traité de la nature humaine, p. 548, Aubier.
« La passion (…) se donne le temps et, aussi puissante qu’elle soit, elle réfléchit pour atteindre son but. L’émotion agit comme une eau qui rompt la digue ; la passion comme un courant qui creuse toujours plus profondément son lit (…) La passion est comme un poison avalé ou une infirmité contractée ; elle a besoin d’un médecin qui soigne l’âme de l’intérieur ou de l’extérieur, qui sache pourtant prescrire le plus souvent (…) des médicaments palliatifs. » Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, p. 109, Vrin.
La passion, telle qu’elle se comprend aux 17 et 18ème siècles, est une instance subie et parasitant le libre exercice de la raison, de l’entendement. Une sorte de poison. Et ce n’est pas exagéré que de considérer la passion comme l’équivalent sécularisé du péché pour les philosophes de l’âge classique et celui des Lumières. Ce péché ne suppose pas de faute originelle mais une disposition de l’âme humaine. Ainsi est la nature de l’homme. On note donc la prééminence du Sujet, la configuration élaborée du dispositif subjectif d’où tout part. L’homme était au centre de la philosophie. Maître, acteur, volontaire, pensant, raisonnant. En osant une pirouette à la Plotin, on peut penser que les passions relèvent de l’âme, hypostase de qualité inférieure à l’intellect, autrement dit la pensée, instance délivrant les idées claires de l’esprit où règne la raison. C’est ce qui ressort des philosophes classiques, de Descartes à Kant en passant par Spinoza. Avec Comte, c’est une autre histoire qui commence. L’effacement du Sujet au profit de la société. Et chez Hegel, c’est au profit de l’histoire, dont les grandes choses ne se réalisent que par la passion. Autrement dit, une altération de la raison (qui s’y retrouve dit Hegel avec sa thèse (son mythe) de la ruse de la raison). A méditer donc !!!
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Autre histoire. La pulsion. Qu’est-ce qui différencie la passion de la pulsion ? Une chose certainement, la dimension temporelle. Et une autre, la place de l’objet.
La pulsion est une notion clé en psychanalyse freudienne. Contrairement à la passion, considéré comme un processus passif (bien qu’inverti chez Hegel ou Nietzsche, la passion ne tétanise plus mais elle donne un élan à l’action), la pulsion est indéniablement liée au mouvement. Pulsion vient de pulsio, action de pousser, traduit en allemand par Trieb. La pulsion s’adresse à la quatrième hypostase, délaissée mais pas méconnue de Plotin. Le corps, autrement dit le soma et ses somatisations. Articulation entre le corporel et le psychique, telle se présente la théorie des pulsions chez Freud. Avec une articulation avec la représentation. Ce qui nous conduit évidemment à introduire un protocole d’investigation dénommé « Pulsion et raison »
Comme on s’en doute, le pulsionnel s’avère parent du passionnel mais s’en différencie. Sinon ce serait inapproprié d’employer deux mots pour désigner une même chose. Pulsion vient de pulsion, action de pousser et en allemand, de Trieb. Freud définit la pulsion comme une poussée ponctuelle et motrice visant à satisfaire un désir. Freud place le siège de la pulsion dans le soma. Alors que la passion règne dans l’âme. Telle qu’elles ont été construites à l’origine, passion et pulsion sont bien distincte et s’opposent, ne serait-ce que parce que la passion a été à l’origine un processus passif. Mais à l’époque moderne, la passion est un Janus, elle est subie autant qu’elle peut se révéler comme puissance (Hegel). Par contre, il n’existe pas de pulsion passive.
La temporalité différencie également les deux notions. Une pulsion se présente comme fugace, transitoire, et surtout, elle s’éteint dès lors que la satisfaction est obtenue par l’acquisition d’un objet ou bien la réalisation d’une action permettant d’assouvir son désir. La passion est au contraire une instance psychique inscrite dans la durée et qu’on ne peut éteindre si aisément. Comme la montré Spinoza, une des stratégie est celle du détournement. Il faut s’investir dans une volonté raisonnée, s’impliquer dans une tâche vertueuse et la passion s’estompe. Où va-t-elle ? Dire qu’elle est refoulée n’est pas approprié. C’est plutôt la pulsion qu’on refoule.
Ce qui nous conduit à distinguer deux modalités. Une passion semble être résolument subjective bien que causée par un fait extérieur, deuil, séparation, haine... Isolons un sujet que sa passion ne s’éteindra pas pour autant, persistant comme imprégnation diffuse, parfois trouble, des fois désagréables et d’autres fois plaisantes. Un objet ne peut éteindre une passion mais une pulsion étant dirigée vers un objet, elle s’éteint lorsqu’elle rencontre l’objet, quitte à revenir quand la charge libidinale remonte. Une autre dichotomie pourrait associé la passion à une relation à une altérité de même niveau, voir au-dessus lorsqu’il est question d’une passion religieuse ou historique. L’admiration, que ce soit pour un homme, une femme, la Nature sublimée, la haine, le manque après un deuil, la pitié, tous ces sentiments sont passionnels. Quant au pulsionnel, on le verra apparaître dans un désir purement charnel, où l’autre est l’objet du plaisir et non une personne, et de manière générale dans la grille infinie des affects liés aux médias, aux objets technologiques, aux marchandises.
Ainsi, la passion semble troubler voire doper et disons-le, passionner des époques historiques datées, 17ème, 18ème siècle, passion des libertés, des libertinages, expression des âmes, tension entre les volontés et les passions. Puis le siècle de Hegel (ou de Comte), époque romantique où la passion de décline dans les esprits, et même l’histoire. Passions politiques, idéologies…
21ème siècle. La société pulsionnelle n’a sans doute pas éteint les passions mais elle tend à la recouvrir. C’est l’époque de l’éphémère, des modes, de l’utile, de l’affect, des jeux, du zapping, des clics sur Internet, des manipulations compulsives des mobiles en attente d’un SMS. Justement, un SMS un jour n’a-t-il pas déclenché un crime pulsionnel quelque part en Lituanie ?
Et la raison dans tout ça ? Cet instrument qui est altéré par les passions ? Est-il altéré aussi par la pulsion ? Oui, c’est certain mais pas de la même manière. La raison est troublée par la passion alors que la pulsion met de côté la raison, semblent l’ignorer. Le résultat pourrait en différer ne serait-ce qu’à travers les différences dans les temporalités et les modalités. Une société pulsionnelle est différente d’une société passionnelle. Ne serait-ce que par l’aspect bougiste des comportements, pour reprendre une notion de PA Taguieff. Bougisme, agitation permanente. Mais plus le sens de la hauteur, propre à l’âge romantique. Bien ou mal, peu importe. Lors de l’émission où Stiegler intervenait, fut évoqué l’absence du sens de sacrifice caractérisant l’Europe. Voilà pour la passion politique. Quant au pulsionnel, il place l’individu dans l’homogène d’un monde somatique fait d’excitations. Lorsque Stiegler parle de sublimation, quel que soit le sens, psychanalytique ou philosophique, il traduit l’importance pour l’humain de se décaler d’un étage ou d’un escalier. La société pulsionnelle évolue dans l’escalier menant du soma à l’âme. La société passionnée se situe entre l’âme et l’intellect, la passion et l’idée adéquate.
Soma, monde matériel, interfaces technologiques, profusion de marchandises, images objectives, sans contenu, voilà un descriptif de la société pulsionnelle. Un corps, une machine désirante comme disait Deleuze, ou une société libidinale selon Lyotard, ou une ère du vide pour Lipovetski. Eros, Marcuse, et une société sublimée. Tout dépend où s’investissent les énergies libidinales. Dans la pulsion, la dépense ou la passion, la raison créatrice ? The end.