La traite des jeunes
par Didier Cozin
vendredi 3 septembre 2010
La traite des jeunes, une concordance des temps en cette rentrée 2010
Alors que les français s’apprêtent à manifester pour la « préservation » de leur retraite (qui devrait rester inchangée quelque soit le contexte économique, social, professionnel et financier) nous voudrions montrer dans ce texte que le seul consensus qui traverse la société française est celui de la position acquise, de l’immobilisme social et de l’exploitation d’une jeunesse qui n’en peut plus de supporter le fardeau de 60 ans de conformisme économique et social.
Ces dossiers prouvent une chose : les français, qui ne souhaitent ni prendre de risques (dans la création d’une entreprise) ni plus travailler (pour ne pas payer plus d’impôts et de charges sociales), les français se sont massivement convertis à l’immobilier et à spéculer sur des hausses continuelles de leur patrimoine. Ce système à l’américaine consiste à emprunter coûte que coûte, quitte ensuite à se déclarer surendetté, à se mettre sous la protection de l’Etat et surtout à attendre que son actif gonfle sans aucun risque, simplement parce que dans une société immobile le premier arrivé bénéficie d’un avantage définitif et récurrent (un premier achat réussi en entraîne d’autres).
Aujourd’hui (cf le dossier de l’Expansion de septembre 2010 : « Dette ; les seniors ne veulent pas payer ») Les seniors sont propriétaires à 76 % de leur résidence principale contre 54 % des actifs. Pour l’acquisition d’un même bien, les jeunes doivent aujourd’hui travailler deux fois plus longtemps que leurs parents. Dans les années 70 non seulement les français sont devenus propriétaires de leur habitation mais ils ont vu leurs mensualités de remboursement tendre vers zéro du fait de l’inflation. Aujourd’hui les seniors constituent la France de propriétaires qui utilisent le travail et les (faibles) revenus des jeunes pour améliorer leurs retraites.
Quand tous les journaux titrent sur la hausse de l’immobilier (y compris les titres de gauche censés être du côté du peuple) ils confortent la situation des français installés dans la pierre et qui vendent (ou louent) toujours plus cher leur bien avec toute la candeur et la bonne conscience imaginable (c’est le prix du marché).
- La rente professionnelle. Notre pays depuis l’après guerre et la reconstruction a développé un système professionnel largement basé sur la qualification (une classification figée des compétences pour tenir un poste) et l’ancienneté. Dans ce système professionnel stable, l’important est d’entrer en CDI dans l’entreprise (de préférence la grande entreprise, ou mieux encore une entreprise publique). Ensuite par le jeu du fameux Vieillissement/technicité (plus on est ancien dans le poste plus on est censé être performant) il suffit de se laisser porter par les augmentations annuelles pour avoir une carrière assurée. Dans ce système la prime va à celui qui est depuis longtemps en poste, l’accès aux meilleurs emplois en est de même. Il suffirait de prendre la file d’attente et d’être suffisamment patient pour tirer son épingle du jeu et être promu. Ce système a pu fonctionner dans une société industrielle classique où les avancées technologiques étaient mesurées et progressives. Désormais dans un monde professionnel et économique constamment rebattu, l’immobilisme ou une grande stabilité professionnelle mène au déclin économique des organisations, au dépérissement des compétences empêtrées dans la routine, aux conformismes et à la perte de compétitivité. Pour proposer des produits et services innovants il faut être capable de se mettre en danger, collectivement comme individuellement. Dans une société vieillissante et très hiérarchisée, les innovations sont en général tuées dans l’œuf et on préfèrera toujours la sécurité du connu au pitch d’innovation et de remise en question. Dans cet univers professionnel figé les jeunes ne sont pas les bienvenus. Ils peuvent certes occuper quelques strapontins (stages à répétition ou contrats d’apprentissage peu coûteux) mais quand il s’agit de prendre des décisions ou de se remettre en question, leur place subalterne dans les organisations ne leur donne aucun poids. Pire encore la plupart d’entre eux resteront précaires pour permettre à ceux qui occupent la citadelle de jouir jusqu’à la fin de leur vie professionnelle d’avantages sociaux indus.
- La rente financière : la dette des jeunes. Comme s’il ne suffisait pas d’exploiter le travail des jeunes (condamnés à la précarité et aux petits boulots mal payés), de les loger chèrement (en leur faisant payer très cher une tardive indépendance financière et locative), nous avons trouvé un autre moyen imparable d’exploiter notre jeunesse : la dette. Notre dette est explosive (plus de 1500 milliards d’euros, 1 milliard de plus tous les 2 jours) mais contrairement aux dettes contractées par le passé il ne s’agit en rien (ou si peu) d’investir pour l’avenir, de faire payer aux jeunes le prix d’une future vie meilleure mais bien plus de tirer des traites sur l’avenir pour conserver à tout prix notre mode de vie et de consommation présente. Nous consommons sans doute deux fois plus de richesses que nous en créons (moins d’un bien sur deux vendu en France est produit dans le pays) mais ne souhaitant pas changer notre modèle économique et social (qui reste le plus petit dénominateur commun des français). Nous avons décidé de donner en garantie les jeunes de notre pays pour emprunter auprès des marchés financiers et assurer notre confort minimal et indispensable sans perturbation. Comme l’écrit Jacques Attali dans son dernier ouvrage (tous ruinés dans 10 ans ?), la dette est d’abord le produit de l’absence de consensus dans notre pays. Ne pouvant nous mettre d’accord politiquement et socialement, nous remettons à plus tard la résolution de nos problèmes (Rocard en 1992 dans le livre blanc sur les retraites) et assurons la (précaire) paix sociale à coup d’emprunts obligataires (que les marchés s’arrachent pour l’instant car nous laissons un pays de qualité en garantie).
- La rente générationnelle les retraites. Dans l’ancien système social et professionnel d’après guerre, les cotisations sociales et patronales assises sur les salaires servaient à payer les retraites (mais aussi la sécu ou le chômage). Ce système semblait clair et simple : des cotisants nombreux paient pour des retraités moins nombreux (et qui bénéficieront durant quelques années de leur retraite). Aujourd’hui tout ce système est bouleversé pour deux raisons principales : le nombre de retraités est de plus en plus important par rapport aux nombre d’actifs. En 2030 il pourrait bien y avoir autant de retraités que d’actifs. Comment imaginer qu’un actif puisse supporter à lui seul la charge financière d’un retraité ? C’est difficilement entendable. Si je gagne 2000 euros par mois, il faudra que moi-même et mon entreprise payons une somme équivalente pour la retraite de celui que je devrais « entretenir » durant 30 ou 40 ans. Car le deuxième problème vient de la durée des retraites. On est passé du fait (heureux) de l’allongement de la vie d’une retraite assurant les quelques dernières années de vie d’un travailleur (au maximum 10 ans de retraite) à une retraire qui dure souvent 20, 30 ou même 40 ans (on voit désormais des retraités qui auront passé plus de temps à la retraite qu’en activité). Plus grave encore ce système à bout de souffle ne pourra plus se reposer sur le plein emploi ou sur un marché de l’emploi en perpétuelle expansion. La crise économique que nous vivons va certainement réduire le périmètre de l’emploi salarié (d’ailleurs les emplois créés depuis des années sont des emplois aidés moins chargés ou carrément exonérés de charges) .Si moins de personnes et d’entreprises cotisent et si ces cotisations tendent vers zéro on ne voit pas comment le système actuel des retraites pourrait avoir un avenir.
Arrêtons là la description de l’univers professionnel et social que nous léguons à nos enfants (ceux de l’auteur de ces lignes sont âgés de 18 et 23 ans). La Droite comme la Gauche ont tout intérêt à conforter les situations acquises (la Droite parce que les seniors votent largement pour elle, la Gauche parce qu’elle s’est fait la spécialiste de la préservation des avantages professionnels acquis des salariés).
Il existera sans doute toujours un avenir pour des jeunes très qualifiés, très volontaires, soutenus par leur famille, polyglottes, ouverts sur le monde et capable de contourner tous les obstacles générationnels que nous avons décrits plus haut. Pour quelques rares exceptions, heureux élus sociaux, combien de jeunes laissés de côtés sans autre avenir que l’assistance (payée à crédit) et une société où toutes les vraies places sont déjà prises ? Autrefois les pays avaient inventé les guerres pour rétablir les équilibres générationnels, les générations précédentes étaient balayées, les rentiers ruinés et les jeunes pouvaient reconstruire. Durant ces périodes de reconstruction, périodes inflationnistes, les fortunes accumulées étaient vite dévalorisées et les actifs dépassaient rapidement les rentiers.
Aujourd’hui dans une société de rentiers, sans inflation, figée dans ses corporatismes (la droite garde son électorat âgé la gauche ses travailleurs installés) les jeunes doivent faire leur place, ils devront peut-être comme en 68, secouer cette société affaissée et totalement immobile, une société qui compte sur ses jeunes pour affronter le monde, la précarité et les difficultés des temps futurs. Les parents se sacrifiaient pour l’avenir de leurs enfants (y compris en donnant leur vie), notre génération sacrifie ses enfants pour garder son pouvoir d’achat moderne.
Didier Cozin
Auteur des ouvrages "Histoire de DIF" et "Reflex DIF"