Le 13 novembre 2015 a commencé en 1995 (III) Volet historique et pas encore philosophique
par Bernard Dugué
mercredi 25 novembre 2015
Quelques notes de plus griffonnées à propos de la situation actuelle. Elles serviront comme tableau sommaire décrivant un monde. Mais je suis assez déçu. Les gens ne veulent pas comprendre, seulement juger, se venger, trouver des coupables. Rien de plus à ajouter. C’est consternant. Et rien d’étonnant. Aucun décret universel n’indique que le cours de l’humanité aille vers plus de lumière. L’homme garde sa part d’ombre et la sottise règne sur le Web. A bon entendeur !
1995, c’est aussi un moment qui suit l’éclatement de l’Union soviétique puis les conflits en Yougoslavie, la guerre civile des Balkans, la guerre asymétrique de l’Otan et les accords de Dayton. C’est aussi la situation gelée en Irak après la dernière guerre conventionnelle de l’histoire moderne en 1991. Sans oublier l’Intifada qui traduit la situation gelée en Israël, la guerre civile en Algérie. Et puis le génocide au Rwanda. Le monde a changé mais nous n’avons pas trop appréhendé ce changement depuis nos usines, bureaux et terrasses de café.
Nous n’avons pas prêté une attention spéciale à l’attentat au gaz sarin commis en mars 1995 à Tokyo. Ni aux divers attentats ayant émaillé la première décennie du 21ème siècle. Madrid et Londres notamment, sans oublier les pays les plus touchés par ces attentats, Nigeria et Irak notamment. Puis la décennie 2010 et d’autres attentats, Yémen, Nigeria, Afghanistan, Irak, Somalie, Syrie et puis en 2015 Charlie puis Ankara, Beyrouth et Paris en novembre. Cette fois, la vague est venue chez nous. C’était prévisible et du reste attendu par nos services de renseignement.
La chute du mur a signé la fin de la partie. La lutte des classes est achevée. Les grèves de 1995 ne relèvent plus de la lutte des classes mais de la prolongation de la compétition libérale par des moyens syndicaux. La France est devenue familière de ces distorsions de sens. Par ailleurs, en Europe et dans le monde, la frustration économique a produit une banque de la colère comme l’a vu Peter Sloterdijk. Cette banque n’a pas de transcription politique. La frustration au temps des luttes avait une traduction en terme de grand récit et d’espérance collectif moyennant le combat unifié des travailleurs. Cette époque est s’achevée. Et comme aurait pu le dire Heidegger, la plupart des intellectuels pensent encore avec les outils de la modernité, ceux adaptés aux années 1945-1990.
Les guerres entre Etat et blocs n’ont plus cours. Nous sommes à l’ère des guerres fluides. L’ennemi n’est pas encadré par un Etat ou des chefs militaires. Les objectifs ne sont pas clairement assignés, tant les territoires que les idéologies. C’est ce qui ressort des nébuleuses se réclamant de l’Islam. Ces activismes ne sont pas des fidèles mais ressemblent par certains traits à des supporters de l’islam imprégné d’une violence surpassant celle des hooligans. Plus généralement, notre époque est marquée par des traits modernes, rationnels mais aussi des traits émotionnels, avec un sentiment de vengeance consécutif aux frustrations. Ce sentiment est exacerbé dans certaines franges de la jeunesse et prend un tournant extrémistes, nihiliste et pathologique. Ce sentiment est aussi présent dans la population ordinaire et prend une forme banale, ordinaire, visible sur les réseaux sociaux et dans les commentaires, notamment sous couvert de l’anonymat qui protège bien souvent les personnes inaptes à assumer leurs violences verbales.
En observant tous ces traits propres aux actes et paroles humaines, nous avons le sentiment que rien n’a changé. La donne semble la même depuis Hobbes. Il faut un Etat pour permettre d’enrayer l’état de violence et de vengeance « attrapé » telle une contamination psychique par les loups humains en société. Mais les Etats sont souvent débordés par les tendances débordantes qui s’expriment diversement, parfois avec un côté esthétique mais souvent dans les conflits et les actes liés aux sentiments de revanche ou de vengeance.
La situation du monde n’est pas intelligible si l’on se réfère à des clichés faciles. Par exemple celui des terroristes français qui seraient jeunes, issus des cités, ayant fréquenté des mosquées salafistes ou rencontré des prêcheurs de radicalisation en taule pour aller se former en Syrie et revenir. La consistance des faits n’est pas solide. Les chefs de l’Etat islamique sont plutôt des technocrates politiques alors que les terroristes qui se font sauter relèvent plutôt du psychopathologique.
La compréhension des choses historiques ne repose que sur quelques questions déterminantes parmi lesquelles deux me semblent décisives, même si elles ne paraissent pas être assorties d’un mode d’emploi pour orienter l’avenir. D’où vient le mal ? Dans quelle séquence historique sommes-nous ? Ces deux questions peuvent être développées conjointement avec l’hypothèse que chaque période voit se dessiner des types de mal spécifiques, déterminés par la structure politique, culturelle et technique des sociétés. Ce mal, il revient à travers une incise du juge antiterroriste Marc Trévidic : « on est mal pendant 10 ans ». Oui, certes, 10 ans mais pourquoi pas 20 ou 30 ou même 100 ans selon la prophétie de Michel Onfray ? Je suggère que la question du mal soit traitée avec celle de la violence. Auquel cas il s’agit du mal intentionnel dont l’auteur est un sujet humain doué de conscience et de volonté. Le mal arrive aussi de manière non intentionnelle. Par exemple les cellules cancéreuses dans l’organisme ou alors les accidents de la route qu’on subit ou qu’on cause par imprudence. Une question dérivée : la violence et le mal sont-ils des fins ou plutôt des moyens, des instruments, ou encore la conséquence d’usages de moyens démesurés ?
Une remarque générale. L’Histoire peut connaître un développement assorti de guerre, violences et conflits mais rien n’impose qu’il en soit ainsi car un développement sans guerre est tout aussi possible, sans nier pour autant le volet des antagonismes et conflits d’intérêts qui ont un moyen pour être résolu, le droit. Ce doublet se retrouve dans la Grèce antique à travers deux écrivains, Thucydide et Platon, et deux archétypes, la guerre du Péloponnèse et Socrate, et deux pensées, la philosophie de l’histoire et la philosophie politique.
L’Histoire moderne échappe au cadre de pensée classique. La technique a engendré un technocosme. Le cours des sociétés, de la politique et de la guerre en a été changé. En 2015, nous ne savons pas quand a réellement commencé cette séquence historique qui nous a mené dans ce chaos et ce monde inédit. Peut-on se fier à la thèse du court 20ème siècle de Hobsbawm, c’est-à-dire à une séquence débutant avec la guerre de 14 et s’achevant en 1990 avec la chute du mur ? Ou bien penser que ce qui se passe en 2015 et notamment la séquence récente des 25 dernières années s’inscrit dans un schéma hérité de 14 ou mieux encore, des années 1930. La démocratie a certes vaincu le nazisme et le communisme mais n’assiste-t-on pas à la monté d’un totalitarisme d’un genre nouveau, plus fluide et liquide, avec un autre totalitarisme qui lui, s’avère terrible voire terrifiant, localisé au Moyen Orient avec l’Etat islamique et ses « sympathisants » que sont les monarchies pétrolières ?