Le bastion orthographique

par C’est Nabum
mercredi 13 janvier 2016

Pour quelques mots de travers ?

Longtemps, je fus contraint de m'imposer le silence de la plume, porteur que je suis, à tout jamais, de la faute indélébile du travers orthographique. J'ai répondu ainsi aux injonctions des tenants de l'ordre établi, de la forme très conforme sur des fonds si abscons. La coquille, expression honteuse de celui qui ne pouvait assumer sa faute, était traînée comme une tache sur mes cahiers d'écolier, barrés sans cesse d'un rouge inquisiteur sur fond de rectitude !

Les chiens de garde de la graphie figée veillent jalousement à cet ultime pouvoir des gens de lettres maintenant que les mathématiques règnent en maîtresses absolues sur la sélection artificielle de nos élites. Ils privilégient la science mesurable de l'écrit convenable à l'art immatériel des ciseleurs de mots. Le fond n'est rien quand la forme est difforme.

Ils se posent en censeurs et pointent du doigt le fautif négligent, l'étourdi de l'accord, l'ignorant de l'exception, le pervers des assemblages, le désemparé des doublements de consonnes. La pureté calligraphique prévaut contre idées et forme. Celui qui s'obstine à ne pas respecter l'incontournable code est condamné au silence ou au mépris. Il mérite cette infamie, lui qui ne fait pas l'effort de confier aux correcteurs orthographiques le redressement de ces gaucheries d'ignorant stupide, de ces travers d'idiot patenté.

La secte des gens de lettres réclame une exigence de pureté qui ne cesse de me désarmer. Ont-ils oublié les ratures et les erreurs, les pâtés et les ajouts, les curiosités et les fantaisies des manuscrits de leurs grands hommes ? Ils se drapent dans une situation figée par un académisme de vieilles badernes pour cloîtrer la langue et fermer à double tour l'accès des plus obtus à l'écriture publique.

J'en ai vu de ces spécialistes du redressement graphique pour essayer vainement de me sortir de cette impasse sordide ! J'ai subi un gavage grammatical, j'ai empilé les lignes et les ritournelles absurdes où « toujours » prétend ne jamais s'écrire sans ce « s » si singulier. On m'a envoyé dans des centres spécialisés pour me défaire de cette dysorthographie qui m'interdisait des jours meilleurs. On m'a confié aux bons soins d'étudiantes désargentées, d'instituteurs idéalistes et d'une imprimerie Freinet. Rien n'y fit hélas : j'ai rongé mon frein des années durant.

Les mots, malgré ce traitement inhumain, sont restés mes amis. Des compagnons merveilleux auxquels j'ai toujours voulu conserver une part de mystère. J'ai beau les écrire des milliers de fois, usant au- delà du raisonnable de ce plaisir de les coucher sur une feuille qui se noircit au rythme de mes colères innombrables, à jamais pour moi demeure l'énigme de leur écriture officielle. Il en est même certains qui se présentent à moi de mille formes différentes et se soulignent d'une vague rouge qui me surprend à chaque fois.

J'aime les assemblages improbables, les compositions biscornues, les ricochets d'adjectifs mais je ne parviens jamais à associer la règle connue et son exploitation pertinente. L'écriture ne se satisfait pas de la mesure et de la prudence. La règle vient à chaque fois percuter le bout de mes doigts gourds. Emporté par le souffle des mots, je les habille de gréements imaginaires : ces consonnes hautes qui leur confèrent plus de majesté qu'une majuscule. Dans cette tempête des apparences, les accents vagabondent, les accords se défont et les confusions se multiplient à plaisir.

Pour une lettre de trop, pour un accord qui se désolidarise, pour une cédille qui prend ses jambes à son cou, pour l'accent mis à mon ignorance, pour la singularité de mon orthographe, j'ai dû, des années durant, me cacher et taire mes envies de mots couchés sur le papier. Les intégristes de l'apparence avaient frappé d'ignominie mes propos mal écrits.

J'assume cette tare qui alourdit, un peu plus encore, un passif conséquent. Je fais des fautes et je ne supporte pas de me relire... Et si je refuse de juger celui qui écrit de travers pour peu qu'il pense droit, j'aimerais qu'on me consente cette bénédiction de la tolérance orthographique en pardonnant ma vilaine courbure d'esprit et ma curieuse manière de coucher sur le papier ce qui ne se tient jamais droit.

Voilà, la faute est avouée sans pour autant qu'elle puisse être pardonnée. Alors, pour supporter l'anathème des bons penseurs, j'ai recours aux services d'une tendre et bienveillante correctrice qui veille au grain et retire l'ivraie qui ne cesse d'envahir mes récoltes quotidiennes. Merci à elle de me permettre de venir à vous sans trop de fautes.

Orthographiquement vôtre.


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