Le crash du chômage, la politique dans le mur
par Bernard Dugué
mardi 2 octobre 2007
La situation économique et sociale n’a rien de catastrophique. Elle n’est pas bonne mais le système reste stable avec des gagnants et des perdants. D’ailleurs, la vie est faite d’existences dites réussies, sous une bonne étoile, alors que d’autres existences sont parsemées d’embûches et de malheurs. L’opinion pense qu’il y a des chanceux et des malchanceux. Les intégristes socialistes pensent que tout est dû à la société et que l’action politique peut rendre heureux tout le monde. Les intégristes libéraux pensent que les gens sont responsables de leur existence, que tout le monde peut s’en sortir, que ceux qui ont fait des efforts méritent récompenses et que ceux qui sont sur le bord de la route n’ont qu’à maudire leur démission face à l’action. Collectivistes et purs libéraux sont les deux pôles opposés structurant la plupart des débats politiques. Mettez deux intégristes, l’un libéral, l’autre socialiste, et ça fera des étincelles, des prises de tête, comme lorsqu’on approche une électrode positive et une autre négative. Sinon, dans les débats télévisés, un libéral social face à un social libéral, ça donne un débat bien tempéré, poli, bref, le courant passe mais chacun reste dans son camp. Pour peu, la technicité des discussions politiques actuelles nous fait oublier que derrière ce décor, il y a des existences, réussies ou souffrantes ou intermédiaires, composées, complexes, scénarisées en séquences de vie. Quant aux sages antiques, ils avaient aussi leur idée sur la question. Les stoïciens croyaient que chacun est né sous une bonne ou mauvaise étoile, avec un caractère sociable, promis au bonheur, ou une mauvaise composition. La sagesse c’est de parvenir à connaître qui on est et de suivre son destin librement accepté. Dans les Evangiles, la parabole des talents dit la même chose pour ce qui est de la fortune à la naissance. Chacun naît avec des talents, certains 10, d’autres 1, mais tous doivent faire fructifier ce qu’ils ont reçu. La sagesse antique prévaut encore, bien que les sociétés soient devenues extrêmement complexes et que la plupart aient perdu le sens de la justice, de la morale, de la république. Alors, il reste l’économie et les décideurs ont dit : on fonce, le salut, ou à défaut, la solution, est dans la croissance.
Une allégorie devrait permettre de poser une question fondamentale sur l’économie et le social. Prenons le trafic automobile. Des centaines de milliers de morts et des millions de blessés en France, depuis que cet usage s’est répandu. Tel est le prix à payer pour conduire un véhicule et nul ne remettrait ce droit en question. Ensuite, c’est une question de formation, de responsabilité, de respect des réglementations et de l’établissement des normes de conduite, notamment la vitesse maximale. Il est possible de réduire le nombre de tués et de blessés. Mais pour y parvenir, il faut une volonté politique puissante, une détermination sans faille et des dispositifs efficaces. Ainsi peut-on parler de manière générale.
Transposons cette situation à l’économie. Certes, il n’y a pas de tués, excepté les « accidentés » du travail. Il y a des morts, des blessés et puis aussi des types d’accidents distincts dans leur essence mais qui peuvent faire des ravages. Le chômage est un accident de la vie, l’expulsion aussi et pour certains le divorce avec parfois des enchaînements, on perd son travail, son conjoint, son logement et on finit dans la rue. Le monde du travail et de la sécurité professionnelle intervient sur ces destins tragiques de l’existence. Les Etats établissent des règles. L’économie oriente et régule avec le marché les flux monétaires, non sans que des institutions règlementent l’ensemble. Les banques centrales influent sur l’économie, la fiscalité aussi, la recherche, l’éducation, la formation, bref, tout se tient et se détermine selon des processus qu’on ne sait pas contrôler complètement. Croissance, production, consommation, dettes, chômage.
La situation des pays avancés comme la France répond à ce schéma général. D’un côté, les multinationales, les PME, les cadres, managers, PDG, rentiers qui demandent à produire plus, croître, augmenter leurs profits et de l’autre, les régulateurs institutionnels, surtout les Etats, qui fixent quelques règles sociales, protection, droit du travail. Les uns sont à l’image de ceux qui voudraient faire sauter les limitations de vitesse, voire même autoriser quelques entorses au code de la route pour les meilleurs conducteurs. Le risque, c’est qu’il y aura plus d’accidents de la vie, chômage, précarité mais c’est pour le plus grand plaisir des pilotes de la croissance, ivres de voir leur compteur exploser. La société est à l’image de son phénomène le plus emblématique, la voiture. Et si la croissance vise à augmenter la puissance des moteurs de l’économie, alors, il se peut bien qu’il y ait de la casse sociale. L’allégorie voit ici ses limites car un économiste rationnel fera valoir qu’une croissance substantielle pourra générer des emplois et donc, qu’il est faux de laisser croire, comme je le sous-entends ici, que l’augmentation des profits spéciaux, liée à celle des moteurs économiques performants (tout un réseau), constitue la cause de la casse sociale parce que pour des raisons de bonne gestion, il y a forcément (et non pas nécessairement) des accidentés de la vie, comme il y en a inéluctablement sur la route. Ce n’est pas le fait d’une volonté mais le résultat d’un choix de société. Et d’ailleurs, au moment du référendum sur l’euro, j’avais entendu un membre d’une confrérie un peu secrète et influente, affirmer qu’en dernier ressort, le choix s’imposait et que tout grand dessein historique ne peut se faire sans casse. Certes, le chômage n’est pas un drame, comme le sort des Koulaks en Ukraine, mais ce n’est pas une fatalité pour qui connaît les rouages de l’économie. Par contre, pour le grand public, le chômage est devenu une fatalité comme les accidents de la route. On comprend alors pourquoi le consensus libéral s’est imposé, comme le choix du profit contre l’existence. Un peu comme on choisit l’automobile et le plaisir de la conduite, au lieu d’établir des règles plus sévères et de prendre les transports en commun. A la limite, donner du travail à tout le monde reviendrait - peut-être mais pas sûrement - à restreindre les vitesses (du profit ?) ; 90 sur autoroute, 70 sur les routes, 30 en agglomération. Ca ne plairait pas à tout le monde.
Cette allégorie ne fournit aucune solution. Elle vise à donner une image globale sur des liens possibles entre les politiques économiques, le soin apporté à certains moteurs de la croissance et le chômage qui en résulte comme phénomène résiduel, non voulu, pénible pour un grand nombre, problématique pour la société. Les accidents de la route sont dans le même schème. Ils sont accidentels, résiduels, non voulus, très pénibles, un fléau social et résultat d’un usage du dispositif routier. Diminuer les accidentés de la route repose sur des règles, un choix, une volonté. Maintenant, diminuer le chômage, est-ce que les responsables sociaux le veulent, y a-t-il le choix et si oui, quelles règles économiques faut-il adopter ?