Le doctorant, futur découvreur ou OS de la recherche scientifique ?

par Bernard Dugué
mardi 18 septembre 2007

Où bientôt, lorsque les arbitrages budgétaires seront disputés, la question de la recherche et des moyens sera mise sur la place publique. Mais au fait, existe-t-il une proportionnalité entre les moyens et les résultats ? Les récentes prestations du PSG et de l’OM, clubs bien dotés, laissent penser que les moyens ne font pas tout. Et c’est aussi le cas dans toute activité ; y compris la recherche scientifique dont je vais proposer un regard décalé.

Evoquez la figure du chercheur auprès du grand public. On vous livrera l’image d’Epinal du type passant des heures sans compter, jours, nuits, dimanches, au milieu des éprouvettes et autres tubes à essai. Certains ajouteront un tableau gris avec des bâtons de craie et quelques dessins moléculaires, comme au bon vieux temps. Maintenant, c’est panneau en plastique blanc et feutres effaçables. Le chercheur ne connaît pas les 35 heures. Il est passionné par son métier, emprunt de dévotion toute docte et laïque, et il donne tout son temps à la grande cause de la recherche scientifique pour que les gens vivent mieux grâce aux applications pratiques, et que les citoyens deviennent plus savants grâce aux connaissances extraites de toutes ces années de labeur dans le laboratoire. Longtemps, cette image s’est propagée, y compris dans les facs de science, quand le métier de chercheur était considéré comme passionnant et profondément éthique. Ce temps semble révolu. Sans vouloir être désobligeant vis-à-vis des jeunes chercheurs, il faut reconnaître que s’ils ont choisi ce métier, c’est plus par commodité que par vocation. D’autant plus que la situation de l’emploi étant ce qu’elle est, on ne refuse pas de signer pour un emploi garanti, même si la rémunération n’a rien de motivant. Avec l’appui d’un patron, il suffit de passer un concours. Ce qui évite les centaines de lettres de candidature dans le privé, tout en offrant bien souvent la possibilité de rester dans la ville où on a effectué ses études. Bien pratique quand le conjoint travaille et fort plaisant de garder ses amis et ses habitudes. Bien évidemment, il existe d’autres situations, comme les post-doc partis à l’étranger. Certains restent sur place, car fort bien payés et satisfaits des conditions de travail. Les autres reviennent au pays. Les plus chanceux parviennent à être recrutés à la fac ou dans un organisme comme le CNRS, d’autres trouvent un emploi dans le privé et le reste finit diversement, dans l’enseignement secondaire, dans des jobs divers ; les plus malchanceux se retrouvent au RMI.

Il y a l’image d’Epinal, la réalité quotidienne et professionnelle de la recherche et puis ce que beaucoup ignorent, l’essence même de la science ; autrement dit, comment cela se fait-ce qu’on trouve ? Car la science produit des millions de découvertes scientifiques, certaines plus importantes que d’autres qui ne sont que mises à jour de petits détails formels observés dans les mondes physiques, moléculaires ou vivants. Mais toute découverte a son importance et s’insère dans la grande encyclopédie de la Nature. A partir d’une modeste expérience personnelle, je vais tenter d’exposer l’un des deux ingrédients sans lesquels il n’est pas de découverte. L’un est connu, c’est l’expérience. D’ailleurs, visionnez les reportages télévisés, vous verrez dans 9 cas sur 10 un laborantin avec une pipette, remplissant un tube à essai, sortant une boîte de pétri de derrière la hotte aspirante ou déversant des gouttelettes sur une plaque d’électrophorèse. Parfois, c’est un rotavapor qu’on nous montre.

Comment, vous ne connaissez pas le rotavapor ! Je vous explique, c’est une sorte d’évaporateur perfectionné. Une fiole remplie d’un liquide qui tourne, plongée dans un bain-marie, alors qu’une pompe aspirante permet de concentrer une solution, voire d’extraire la totalité du solvant qui de l’état gazeux, passe à l’état liquide au contact du serpentin dans lequel circule de l’eau froide. Je me souviens, étant élève ingénieur, que mon maître de stage s’apprêtait à accueillir une équipe de la télé locale. Sur un ton amusé, il me montra un rotavapor puis me dit « les équipes de télé, elles filment ce qui bouge ». Du coup il prend la fiole, met de l’eau puis une substance violette, branche la machine. L’équipe vient filmer le labo, réalisant quelques entretiens au passage. Le lendemain, je regarde le reportage. Bingo, je reconnais le rotavap’ (c’est comme ça qu’on prononce, quand on est de la paillasse). Plan séquence fixe de 30 secondes, avec en bande son le commentaire du journaliste sur une équipe de recherche en biochimie de l’Ecole des Mines. Trente ans plus tard, les caméramen continuent à filmer les mêmes choses et le public n’est pas plus instruit sur une science dont le principal ingrédient n’est pas l’expérience mais ce qui se passe dans la tête du chercheur.

Interrogez un chercheur confirmé, il vous dira que son temps de chercheur se partage en deux activités principales, la paillasse et la biblio. Je passe sur le temps administratif, les congrès, l’enseignement et sur les réunions dont l’ordre du jour peut être une réunion de laboratoire, mais pas nécessairement. La paillasse, c’est la manipulation. Le chercheur fait des expériences, en y consacrant d’autant plus que temps qu’il a le moins d’expérience. Un directeur d’institut n’a plus touché une éprouvette depuis dix ans. Un chef d’équipe vient voir ses subordonnés qui manipulent ou alors confie le protocole à ses techniciens et regarde les diagrammes obtenus. Un chercheur confirmé forme des doctorants et des post-doc à différentes techniques qu’il continue à utiliser, mais pas trop, car il espère que le doctorant devienne vite autonome pour réaliser les expériences à sa place. Passons maintenant à la « biblio ». Sous ce diminutif se cache une activité essentielle du chercheur. Celui-ci doit en effet suivre tout ce qui est publié dans son domaine pour prendre connaissance des avancées et déployer sa propre stratégie qui dépend largement du champ empirique et formel où il se situe. Si le boulanger fabrique des baguettes, le chercheur écrit des articles et tente de les publier dans les meilleures revues dont le comité éditorial dirige le manuscrit vers deux ou trois examinateurs spécialistes du domaine. En bon english francisé, on les appelle les referees, prononcer référi. Ce sont ces articles qui permettent de juger son travail.

On l’aura compris, le travail bibliographique a toute son importance et plus il est étendu, plus il offre le champ d’investigation pour élaborer des hypothèses. Il est même indispensable pour faire le point régulier sur un sujet. Il existe d’ailleurs des journaux dévolus à des revues qui, en général, sont rédigées par des scientifiques confirmés. Doctorant, je n’ai pas économisé mon ardeur, passant une partie de mon temps à compulser des tonnes de littérature scientifique, n’hésitant pas à commander à la documentaliste des dizaines de copies d’articles accessibles dans les bibliothèques de France et de Navarre. Bien m’en a pris puisque dans une obscure revue japonaise, je dénichai un article portant sur la génération de radicaux libres par une molécule présentant des déterminations moléculaires parentes de l’anticancéreux dont j’étudiais le mécanisme. De là germa dans mon cerveau ce qu’on appelle une hypothèse. Le reste fut une affaire d’expérience. Il fallut montrer qu’en présence de fer et d’un chélate, mon anticancéreux pouvait générer des radicaux libres. Passer commande des réactifs, mettre dans un tube, passer au spectromètre RPE. Faire les témoins. Au début ça foira, mais ne pas se décourager. C’était juste que la molécule destinée à repérer les radicaux interférait avec l’ensemble. Et donc, un simple changement de réactif. Affaire pliée, article rédigé. Avec l’accord de mon directeur, nous avons tenté la fameuse revue Nature. Pas de chance. Mais l’article fut accepté dans une bonne revue et j’avais fait une découverte scientifique, un nouveau mécanisme d’action d’autant plus intéressant que les cellules tumorales sont censées utiliser le fer pour répliquer leur ADN et donc se révéler plus fragiles face à une molécule qui, fixée sur l’ADN, peut interférer avec son fonctionnement. Mais sans une intense recherche de documents couvrant des domaines bien plus larges que celui où l’on travaille, cette découverte n’aurait pas été possible. Il faut apprendre à faire fonctionner son cerveau en moteur de recherche intelligent et sélectif, capable de capter des pertinences non évidentes.

Si je pouvais passer beaucoup de temps à faire de la biblio, c’est grâce à un patron compréhensif avec lequel pourtant je ne me suis pas entendu. Peu importe, mais dans d’autres laboratoires, qu’en est-il des doctorants ? J’ai eu vent de deux situations exemplaires. L’une rapportée par une jeune doctorante qui, ayant fait un stage d’un mois dans un laboratoire de Nice, dirigé alors, c’était il y a vingt ans, par une grosse pointure nobélisable en médecine, me confiait que les doctorants se devaient de consacrer l’intégralité des cinq jours de la semaine à faire de la paillasse et que ceux qui le souhaitaient, feraient leur biblio le samedi. Autre cas de figure, rapporté par un confrère chercheur. Un laboratoire à Strasbourg, dirigé aussi par un nobélisable. Des tas de post-doc dont la tâche est de venir le matin, prendre leur feuille de route, faire l’expérience, rendre les résultats et ainsi de suite. Et pas question de se plaindre. Un jour, l’un d’eux osa contester cette manière de faire. Son chef de paillasse lui affirma sans équivoque que s’il n’était pas satisfait, il pouvait partir et que sa place serait occupée la semaine suivante. Eh oui, travailler chez ce grand ponte était très demandé.

Ces anecdotes ont permis je l’espère, de pendre conscience du côté cérébral, intellectuel et abstrait de la science avec ses deux volets, expérience et théorie. Aucune situation ne ressemble à une autre. La plupart des patrons ne sont pas opposés à ce que le doctorant fasse de la biblio, mais aucun ne l’encourage vraiment, excepté pour répondre à un usage routinier. Parmi les thésards, la plupart ont leur petites fiches dans des petits casiers, juste le minimum pour couvrir leur sujet et si nécessaire, participer à la rédaction de la publication ou présenter leur travail ; d’autres, plus rares, dévorent les publications, attaquent la feuille au surligneur, puis classent leurs documents dans des chemises cartonnées. Ce qui évite de perdre du temps à recopier les fiches. Et comme leur cerveau est bien architecturé, ils peuvent retrouver une publication dans l’instant, allant la chercher dans la bonne chemise. Lorsque j’ai quitté Toulouse, j’ai dû léguer au laboratoire un millier de photocopies d’articles disposés dans des dizaines de chemises.

En règle générale, on peut penser que l’activité intellectuelle, bien que les patrons et autres mandarins la pratiquent par nécessité, n’est pas encouragée chez les doctorants. Ceux-ci sont souvent pris pour des OS de la recherche. Dans le contexte actuel, au vu de la situation de l’emploi et des places de chercheurs, les doctorants sont obligés de consacrer l’essentiel de leur vie à la paillasse, pour avoir l’assentiment de leur directeur, avec à la clé des publications en nombre conséquent dans des bonnes revues et un possible recrutement grâce au dossier ; et surtout aux appuis liés aux connivences du milieu, ainsi qu’à la notoriété du laboratoire, avec les efforts diplomatiques du patron qui a su convaincre les autorités supérieures de créer un poste de maître de conférence, ou de flécher un profil de chargé de recherche au CNRS. A ce compte-là, le potentiel créatif de la recherche française n’est pas assuré. Ce n’est pas en recrutant des stakhanovistes de la paillasse qu’on renforce le potentiel créatif des institutions. Doit-on accuser les patrons de se foutre de l’avenir à moyen terme de la recherche, de négliger l’héritage, n’étant préoccupés que de leur carrière et, ce faisant, recrutant les doctorants les moins créatifs, les moins imaginatifs, les plus dociles et laborieux, car cela constitue de la main-d’œuvre efficace et, de surcroît, des collaborateurs fidèles qui n’iront pas essaimer ailleurs une équipe car au vu de leurs capacités intellectuelles limitées, ils sont souvent incapables de mobilité et d’autonomie ? Un valet ne quitte pas son maître, il serait vite perdu dans la complexité du monde.

Enfin, ne jetons pas l’anathème sur les chercheurs. Les administrateurs ont aussi leur part de responsabilité dans l’immobilisme et la sclérose de cette activité. Le manque de souplesse dans la gestion des hommes se fait également sentir. La médiocrité relative du recrutement est également liée au déficit de moyens en ingénieurs et en personnels techniques. Parmi les doctorants recrutés pour la recherche, seulement un sur cinq possède les capacités de découvreur. Le système devrait permettre des aiguillages dans les carrières, augmenter le nombre de personnels techniques, les déployer dans les labos dirigés par d’authentiques visionnaires au lieu de satisfaire moyennement la totalité des labos, miser sur des disciplines non productives, la biologie théorique, les interfaces, fluidifier les notations, reconnaître les pratiques transversales, créer des postes de trouveurs, pour ceux dont le cerveau est facétieux, inventif, mais inapte lorsqu’il s’agit de rester des heures à répéter les expériences. C’est un crime que de condamner des jeunes chercheurs prêts pour la théorie et les hypothèses, à effectuer des heures de corvée à la paillasse. Quand on leur décerne l’âge de l’autonomie pour diriger une équipe, ils sont devenus presque gâteux !


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