Le droit à la tranquillité
par Philippe Bilger
vendredi 23 juin 2006
Non, je ne cherche pas un prétexte pour parler de la Coupe du monde et, pour l’instant, de la grisaille et de l’ennui français. J’ai simplement envie, au regard de mon expérience quotidienne qui, le soir, me fait revenir en autobus chez moi, de m’interroger sur le phénomène contemporain de la communication abusive. Celle-ci est également illustrée, si je puis dire, par la retransmission des matchs de football et par les commentaires qui les accompagnent. Je pourrais parler de toutes les chaînes de télévision concernées, mais je m’en tiendrai à TF1 et au trio qui officie.
Dans l’autobus, où les règles élémentaires de politesse ne sont plus respectées - combien de jeunes gens restent sereinement assis devant des personnes âgées debout -, chacun s’enferme dans son petit monde où le portable devient magique pour soi et une plaie pour autrui. Les mêmes qui, dans leur existence, seraient incapables de proférer le moindre mot sur leur univers intime n’hésitent pas, dans cette cohue "solitaire", à parler si fort et à entretenir un inconnu de sujets si privés qu’autrui ne peut qu’en être gêné. C’est un exemple éclairant de cette tendance consistant à multiplier les échanges parce qu’en profondeur, ils ne renvoient plus à quoi que ce soit d’authentique. Lorsqu’on se sert ainsi de son portable, stimulé par la présence des autres à côté de soi, et qu’on leur impose des récits dont l’impudeur ou le dérisoire sont la marque, je ne peux pas croire qu’on ait la prétention de nouer un dialogue. C’est une provocation, l’irruption de la grossièreté dans un monde qui déjà ne la refuse plus par principe, c’est l’illusion d’une communauté qui accomplit un geste commun mais tourné vers ailleurs. J’ai envie, alors, de crier mon droit à la tranquillité, à une solitude à laquelle on offrirait le bénéfice du respect. Nous n’avons pas besoin en permanence de la comédie de la parole, du toc de l’échange et du simulacre de la convivialité. On a le droit, quelques instants, de respirer dans la paix, en s’écoutant soi-même ou en répondant à une envie sincère de dialogue.
Sur TF1, alors que les images nous parlent et qu’elles ont une force infiniment plus impressionnante que le tintamarre sonore et la volubilité ridicule des commentateurs, on nous contraint de subir, au lieu d’avoir le droit de regarder tranquillement et en paix n’importe quelle action de jeu, une profusion de paroles croisées mêlant la périphrase de l’image à des données techniques et à des banalités sur le climat ou la psychologie des joueurs, tout à fait affligeantes et parfois dans un français très approximatif. S’ils savaient comme le téléspectateur qui s’y connaît un peu préfèrerait écouter les images, non seulement les voir mais les entendre parler, de la même manière qu’il aimerait, lors des matchs de tennis et lors des échanges, qu’on ne lui gâte pas la qualité vivante du jeu par des murmures ou des appréciations déplacées.
Devant sa télévision aussi, on a le droit à la tranquillité. Qui a pu ainsi laisser croire, sinon le cours d’une société d’autant plus enivrée de bruit et de relationnel qu’elle a perdu tout sens véritable de l’écoute d’autrui, qu’on a besoin de commentaires et d’apparences ? Et ils se mettent à trois pour nous répéter absurdement une réalité qui parle d’elle-même !
C’est devenu inéluctable, je le crains. Comme on ne se parle plus, on parle au portable. Comme on n’écrit plus, on communique par mails. Comme on ne sait plus regarder et qu’on a la flemme de juger par soi-même, on écoute des commentateurs épuisants.
C’est pour cela que j’aime couper le son et mettre de la musique à la place. Le spectacle n’y perd rien, et l’image m’est restituée dans sa nudité et sa vigueur. Elle dit plus que les malheureux mots dont on nous accable.
Interdiction des portables dans les autobus. Interdiction des commentaires surabondants. Une véritable communication humaine. La paix, la tranquillité et le silence. Ce serait formidable, non ?