Le dynamythe de la croissance ne fait pas encore exploser la crise morale en Occident
par Bernard Dugué
lundi 26 septembre 2011
Comment les historiens jugeront-ils notre époque ? Sans doute comme les précédentes. Les sociétés pèchent par un déficit de la raison. Alors que les mythes rationnels d’inspiration scientifique et utilitariste, pour ne pas dire scientiste, traversent les esprits. La croissance économique est l’un de ces mythes. Non pas que la croissance soit une fiction, bien au contraire, car c’est un chiffre, mais son usage s’est modifié dans les discours politiques. La croissance, c’est un peu une sorte de thermomètre qui indique comment évolue le PIB d’une nation, d’un espace économique, de la planète et c’est aussi un levier matériel pour les sociétés. Le mythe de la croissance au 21ème siècle se décline en deux volets. Premièrement l’idée que la croissance puisse être le seul problème qui, s’il est résolu, résoudra le reste. Deuxièmement, l’idée qu’on puisse agir sur la croissance et la faire arriver par un volontarisme politique ; comme dans les anciens temps on croyait que l’homme pouvait influer sur la pluie et la faire tomber pour faire pousser les graines. Dans les sociétés primitives, les hommes faisaient appels aux sorciers et autres chamanes pour s’attirer les faveurs du climat. Le sorcier était l’homme le plus respecté par les populations. En 2011, le type le plus respecté, considéré comme le grand sorcier de l’économie, fut DSK. Les dieux étant plus intelligents que les humains, ils ont scellé le destin de celui dont la parole était abusivement considérée comme divine. En vérité, on comprend comment Dieu peut servir la raison en écartant les hommes des illusions mythiques. Les hommes adoraient DSK comme un veau d’or que le destin a transformé en pitoyable porc. Aristote disait de l’homme qu’il est l’animal doué de raison. Mais quand l’homme s’écarte de la raison, il devient stupide et notre 21ème siècle en sait quelque chose sur la stupidité de ces gens bavards qui croient aux illusions de la croissance maîtrisée. Ou qui n’y croient pas mais qui servent, en toute conscience malhonnête, ce discours lénifiant.
Le citoyen éclairé n’acquiert pas la raison par un mécanisme inné. La faculté de raisonner, de penser, l’esprit critique, cela se forme. Et quand la raison est déficiente, les imbéciles font la loi ou plutôt, ils la subissent. C’est ainsi. Ce qui ne nous dispense pas de livrer quelques considérations sommaires mais fondamentales sur trois âges du « sens de la croissance ».
(I) Epoque fordienne, 1945-1975. Ou alors Trente glorieuses. La croissance fit l’objet d’une attention toute spéciale des gouvernants. En Union soviétique, la croissance devait servir à montrer l’efficacité supérieure de l’économie dirigée. La planification a quand même permis l’élévation matérielle jusque dans les années 1970, l’éducation, l’équipement des foyers, même si une grosse part de cette croissance fut mise au service des enjeux militaires. En France, le plan a permis aussi l’élévation généralisée du niveau matériel et d’ailleurs, il se voulait au service de cet objectif relativement humaniste. Au States, pas de plan mais un élan productif inégalé et un capitalisme fordien qui a lui aussi permis le rêve américain et l’avènement des classes moyennes. La croissance ne fait pas tout. 5 points de croissance n’ont pas empêché mai 68. Ni les critiques du club de Rome.
(II) Epoque de transition. 1975-1995. Pourquoi ces dates ? Il y a certes de l’arbitraire mais 1975 correspond au choc pétrolier et à la montée du chômage. 1995 fait suite au démantèlement de l’empire soviétique mais aussi à la première crise du désenchantement avec les grèves de décembre en France. Ce fut la fin du progrès. La croissance était tout aussi attendue, sinon plus, que les décennies précédentes. La croissance devait servir un objectif lui aussi relativement humaniste. Réduire le chômage. Les politiciens y ont cru pendant des années, même si Mitterrand eut ce mot malheureux mais si emblématique, le chômage, on a tout essayé !
(III) 1995-2008. La financiarisation s’étend, la spéculation n’est qu’un épiphénomène se greffant sur un capitalisme de moins en moins au service de l’humain, ou du moins, de l’humanité. C’est contrasté. Les pays émergents ont réduit la pauvreté mais pas l’Occident. La croissance est restée ce mythe auquel les politiciens croient et dont ils se revendiquent pour faire baisser le chômage, tout en restant dans la course à la globalisation. La croissance est une illusion lorsqu’elle est prise comme solution au chômage et de surcroît maîtrisable. La croissance de ces années a été en trompe-l’œil, avec des bulles financières, sur les actions, les matières premières, l’or, l’immobilier et le levier des niches fiscales. La crise financière de 2008 a remis les pendules à l’heure.
(III-suite) 2008-20—. Le sauvetage financier. Les gouvernants ont lancé des plans pour activer la croissance mais les fondamentaux financiers étant fragiles, l’illusion n’a duré que deux ans. La crise des subprimes s’est transformée en crise des dettes. La croissance est toujours attendue, bien qu’elle soit anticipée comme réduite et qu’elle s’avère être encore plus faible que les estimations. Pourtant, rien n’y fait, le mythe de la croissance accompagne la réale politique de la rigueur. On pressent que l’homme n’a plus rien à voir dans les préoccupations politiques. Tout est décidé pour un objectif devenu prioritaire, sauver les banques des défauts de paiement éventuels des Etats dont les dettes souveraines sont fragilisées.
En l’espace de 70 ans, le sens de la croissance s’est transformé. A la croissance fordiennes et sociale s’est substituée une croissance faussement désignée comme citoyenne, censée résorber le chômage, puis la croissance financière, au service du désendettement. Les gouvernants, pas plus que les individus protégés, ne se préoccupent plus vraiment du chômage. Le travail n’a plus son rôle d’accomplissement et de source de revenu. Les travailleurs ont de moins en moins de revenus, et les citoyens voient les services publics réduits. La croissance sera absorbée essentiellement pour résorber la dette et sauvegarder les banques. L’humain n’existe plus. Il est devenu une chair à profit.
Le système est devenu techniquement instable socialement parlant, créant des disparités de niveau de vie insupportable moralement parlant, avec des situations invivables mais notre président nous servi l’illusion du travail pour gagner plus. Une minorité a gagné à ce petit jeu. Maintenant, le slogan, c’est travailler plus pour rembourser plus. Les plans pour favoriser l’emploi n’ont rien d’une mesure caritative. Le seul horizon politicien, c’est que chaque emploi vacant trouve preneur car c’est une goutte d’eau qui s’ajoute à la croissance. Le travailleur, on ne lui demande pas son avis, ni s’il est satisfait ou s’il y trouve son compte. Qu’il bosse !
Les rumeurs sur une recapitalisation des banques par l’Etat montre bien que dans cet univers économique darwinien, l’individu ne compte guère, par contre, la finance fait l’objet de bien des attentions. De quoi faire exploser une crise morale si les consciences se réveillent, ce qui n’est pas à l’ordre du jour, du moins pour un réveil de masse. Pour l’instant, une amorce de crise morale se dessine en Occident mais elle est erratique, désordonnée et surtout, pas très éclairée pour ce qui est de la réalité du système, de son versant totalitaire lié à la technique et des soubassements anthropologiques de la crise sociale. En vérité, il ne faut pas trop attendre de la politique. Les choix qui vont conduire l’Occident vers la clarté se dessinent dans des alternatives existentielles et des actions citoyennes. Le politique peut accompagner le mouvement et débloquer les leviers du changement éthique en menant une autre politique monétaire.
Les programmes politiques pour 2012 ne changeront pas la situation. L’arrivée de la gauche pourrait constituer un zeste libérateur mais la société française n’est-elle pas minée par trois décennies de beaufitude et de décrépitude ? Le professeur Choron avait sans doute raison, lorsqu’il admonesta lors d’une fameuse émission un jeune en le traitant de petit con. Ces jeunes ont maintenant presque cinquante balais, comme Jean-François Copé. Et la France, comme années 30.