Le monde d’après arrive en 2014, avec les divisions, le déclin et la terreur

par Bernard Dugué
mardi 30 septembre 2014

Si Stefan Zweig était des nôtres, il écrirait sans doute un remake du « monde d’hier » en évoquant cette fois non pas l’Europe d’avant 1914 mais un monde devenu maintenant lointain, celui des années 1960 et des early seventies. Un monde qui commence avec les Beatles et qui s’achève avec les Sex Pistols, 14 ans, de 1962 à 1976, quatorze années enchantée ou du moins très innocentes, quelques peu naïves mais généreuses et ouvertes aux innovations, aux expérimentations, à la liberté de pensé et d’expression. Le monde avait ses guerres mais il était sans doute plus sûr. On pouvait voyager sans risque au Liban ou en Afghanistan alors qu’à Kaboul, on pouvait voir des jeunes femmes en mini jupe. Impensable à notre époque. Rien que cette image fige notre conscience en émanant un saisissant contraste entre le monde d’hier et de maintenant. L’écrivain du temps a le choix entre se projeter dans le passé, comme le fit Zweig, ou dépeindre un présent en mettant l’accent sur les caractères récemment apparus et dont on pressent qu’ils vont être déterminants dans l’avenir. C’est ce choix qui me paraît le plus utile car c’est au présent que se détermine le devenir de notre monde et fait que nos actions seront déterminantes selon leur éclairage par la raison. Ou du moins ce qu’il en reste. Nicolas Sarkozy ne dit pas que des âneries. Accordons-lui deux neurones et du crédit pour son constat d’un peuple qui abandonne les canons de la raison pour s’abandonner aux prêcheurs d’irrationnel.

L’idée du monde d’après ne date pas d’hier. Elle ressurgit actuellement et c’est en jetant un œil attentif à un billet paru dans « The independent » et traduit dans courrier international que la prise de conscience d’un monde soumis à des irréversibilités s’est jouée. Après le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse le monde ne sera plus comme avant. Certes, le non l’a emporté mais la passion mise dans cette élection a comme on dit imprimé les esprits. Cet épisode politique marque trente ans d’une défiance réciproque entre le centralisme de Londres et le régionalisme de Glasgow, capitale de l’Ecosse. Le non a été acquis à la faveur de promesses lancées au dernier moment par un Cameron inquiet des sondages mais quelles que soient les réformes accomplies, plus rien ne sera comme avant car la poussée de l’élan séparatiste a inscrit l’indépendance dans la législation des consciences écossaises. Il est aussi question d’une réappropriation du pouvoir par le peuple démocratique. Un mouvement comparable s’est dessinée en France en 2005 pour rejeter le pouvoir européen abstrait et servant le marché.

Des élans séparatistes aux ressorts distincts se manifestent depuis des années dans d’autres lieux, que ce soit au Soudan, en Centrafrique, en Irak, dans l’Est ukrainien ou plus près de nous, en Catalogne. Défiances, séparatismes et divisions constituent des dénominateurs communs présents dans le monde. L’ont-il été à d’autres époques ? Sans doute mais l’on peut penser que ces ressorts se sont nettement amplifiés, épousant divers contours, que ce soit en politique, en économie ou dans les villes. L’autre est de moins en moins considéré comme une curiosité et un sujet d’intérêt porteur d’enrichissement, impliqué dans l’échange ou le partage. L’autre inquiète, fait peur, devenant parfois une source de nuisance dont il faut se prémunir. Les riches dans les quartiers cossus. Les classes moyennes et la nouvelle bourgeoisie dans les centres-villes, les nouveaux quartiers et les banlieues convenables. Les prolétaires et les pauvres dans les cités.



Les mouvances séparatistes, individualistes, communautaristes, prennent du temps mais comme l’indique la fable de la grenouille plongée dans l’eau qu’on chauffe, ce n’est qu’au dernier moment qu’on s’aperçoit de la situation et bien souvent, le processus est devenu irréversible. Il est trop tard. Les choses déclinent, s’effondre, les institutions s’effritent et parfois ça pète dans tous les sens. Conflits généralisés. Dans les sociétés, entre nations, ou groupuscules plus ou moins organisés et localisés.

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I. Premier volet du monde d’après, les nouveaux conflits politiques. Un accent mérite d’être placé sur le cas très spécial de l’Etat islamique en Irak et au levant. Un monstre a été créé consécutivement à des décisions d’une maladresse et d’une irresponsabilité flagrante. En vouloir abattre le dictateur Bachar al Assad et rééditer le « bon coup » joué à Kadhafi, les puissances intervenantes ont permis l’émergence d’un monstre politique dix fois pire que le chef de la Syrie. Pendant longtemps, l’opinion publique occidentale n’a pas été informée des responsabilités. Maintenant, on connaît les cinq principaux responsables. La Turquie où ont transité des armes, le Qatar et l’Arabie saoudite pour les financement, la France et les Etats-Unis pour avoir exercé une pression diplomatique non sans avoir aussi fourni des armes assez sophistiquées qui se sont trouvée entre les mains des djihadistes du levant. Maintenant, les protagonistes sont effrayés par le monstre et tentent de l’abattre en pilonnant quelques positions. Mais cette guerre est amenée à durer et coûtera très cher. N’importe quel expert militaire sait qu’il faut une intervention terrestre pour éliminer ce pseudo Etat islamique. Une troisième guerre mondiale est en cours. Pas une guerre comme en 1914 mais une sorte de guerre mondialisée, fluide, avec souvent des groupuscules délocalisés, mobiles, comme peuvent l’être les combattants se réclamant de l’Islam qui n’inventent rien puisque cette spécialité fut déjà employé, en Colombie par exemple.

(II) L’Etat-nation a fait place à l’Etat-marché dans le « monde d’après ». Le volet économique est déterminant dans le monde d’après 2014 qui a vu apparaître le pacte de stabilité adossé à la doctrine de la politique de l’offre. Cette option se place dans la logique de l’Etat-marché. Comme l’a brillamment exposé Wolfgang Streeck, penseur germanique, le peuple nation s’est défait au profit du peuple marché, sans vision collective, sans ancrage historique. Les dirigeants européens veulent une Europe servant le marché et considèrent l’opposition démocratique comme un ver dans le fruit du profit. Cette année 2014 a vu une prise de conscience sur une croissance qui ne reviendra pas d’ici des années, avec la réduction des déficits et du chômage comme horizon inaccessible. C’est exactement le scénario à la japonaise mais peut-être en pire. Le scénario était en vue il y a quatre ans déjà comme l’indiquent quelques billets écrits à cette époque (dont le mien). Maintenant, il est en vue dans l’opinion publique. L’économie ne peut pas aller dans le bon sens. La politique accommodante de la BCE favorise les banques. Les déficits s’accumulent. Les pays européens sont dans une impasse. La seule solution, injecter de la monnaie périphérique.

(III) Le déclin des Etats. Le monde d’après se dessine sous le signe d’une Modernité finissante, achevée dans les tendances hypermodernes. Les analyses de Lyotard ou Touraine sur la post-modernité et l’ère post-industrielle sont limitées. Le court 20ème siècle, selon l’expression consacrée par Hobsbawm, a vu la démocratie triompher face aux totalitarismes, notamment le nazisme et le communisme. Il n’est pas certain que la démocratie triomphe face au Marché. Les intellectuels ont propagé l’idée d’une co-substantialité entre démocratie et économie de marché. Ils ont oublié que sans Etat bien constitué, il n’y a pas de démocratie possible. L’Etat-nation, qui fonctionnait avec le peuple nation qui est aussi le peuple démocratie, s’est effacé peu à peu pour se transformer en Etat-marché. La crise de l’Etat est présente dans le monde, avec des pays qui manquent d’Etat et d’autres pays qui réforment l’Etat pour servir le marché. La fin de l’Etat-démocratie sonne la fin des idéaux modernistes. 

(IV) La classe politique irresponsable. Etrange répétition de l’Histoire. Les désastres de 1914 et 1939 ont été causés par l’irresponsabilité d’une partie des classes dirigeantes. Quelques livres importants ont dépeint le processus. On pensera à la trilogie des Somnambules d’Hermann Broch. On dirait que depuis une décennie, voire plus, les irresponsables n’ont cessé de gouverner l’Occident. Le résultat, c’est le monde d’après 2014 qui arrive et qui soumettra les peuples à des conditions moins appréciables que ce qui fut vécu auparavant. Les partis de gouvernement se sont pliés aux exigences du marché. Ils sont les acteurs du monde d’après. Propulsant les peuples vers le mur. Les partis « frondeurs » se réclament d’idéologies vieilles d’un siècle. C’est le cas chez nous de Mélenchon, Le Pen ou Asselineau. Aucune vision d’avenir. Quant aux citoyens, ils n’ont plus confiance alors qu’ils manifestent des peurs irrationnelles.


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