Le mur de l’impensable

par lephénix
lundi 8 juin 2015

Face au déclin imminent de la disponibilité en énergies fossiles et en matériaux qui alimentent la civilisation industrielle, un nouveau savoir en constitution, la « collapsologie », fait l’inventaire des avenirs possibles afin de les apprivoiser et de les rendre vivables…

Et si le destin de notre génération était d’assister, impuissante, à l’effondrement de ce qui « fait civilisation » ? Après tout, le cinéma ne nous avait-il pas déjà accoutumés aux fantasmes de fins du monde nourris des peurs d’un présent de plus en plus désenchanté ?

Alors que Mad Max fait son retour au Festival de Cannes, Pablo Servigne, ingénieur agronome spécialiste des questions d’effondrement, auteur de Nourrir l’Europe en temps de crise (éditions Nature & Progrès, Namur, 2014) et Raphaël Stevens, éco-conseiller expert en résilience des systèmes socio-écologiques, nous préparent à cette « éventualité » par un tour d’horizon interdisciplinaire vers un nouveau savoir en constitution : la « collapsologie »…

Précisément sous-titré « petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes », leur essai vif et documenté sonne la charge contre le pire ennemi de l’espèce - ce « déni de réalité » allègrement décomplexé, gavé de « techno-béatitude », face aux menaces qui se précisent : emballement climatique, effondrement de la biodiversité, extinction des interactions écologiques, pérennisation des « crises », pollution persistante, tensions sociales et géopolitiques, etc.

Ce déni serait de moins en moins tenable face à l’évidence quand bien même nous préférerions nous laisser bercer, serait-ce au bord de l’abîme, par la petite mécanique obsédante du business as usual dont le coût métabolique se fait de plus en plus exorbitant… …

Un processus irréversible est à l’œuvre dans notre civilisation thermo-industrielle, menaçant nos « besoins de base » (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) : ils pourraient bien ne plus être assurés (du moins à un prix « raisonnable »…) à « une majorité de la population par des services encadrés par la loi  » - il suffit de se souvenir du chaos qui a suivi l’ouragan Katarina voilà dix ans...

La « capacité de charge » de l’écosystème est plus que saturée et un seuil de non-retour a bel et bien été franchi, mais qui s’en soucie, à part certains experts « lanceurs d’alerte » ? Ne sommes-nous pas sortis de l’Holocène, cette période de « remarquable stabilité climatique qui a duré environ 12 000 ans et permis l’émergence de l’agriculture et des civilisations  » ? Nous voilà entrés dans une nouvelle ère géologique appelée Anthropocène, « une époque où les humains sont devenus une force qui bouleverse les grands cycles biogéochimiques du système-Terre  ».

Une situation que Christian Arnsperger et Dominique Bourg, professeurs à l’Institut de géographie et durabilité de Genève, expriment ainsi dans leur contribution au dossier de la revue Futuribles consacré à La Transition écologique : « Si nous maintenons indivuellement et collectivement le statut quo actuel, seul une série de miracles pourrait nous épargner un retour forcé de la sobriété, sous des formes inéquitables et violentes, porteuses de destruction de l’authentique dignité humaine. Nous ferions bien d’essayer de l’éviter.  » (Futuribles n°403, novembre-décembre 2014).

 

Vers des lendemains d’apocalypse ?

 

La machine thermique, lancée à tombeau ouvert, qui a supplanté la société agraire et artisanale est menacée d’un arrêt de moteur avec les épuisements terrestres rencontrés par l’industrie extractive d’énergies fossiles : « Pour maintenir notre civilisation en état de marche, il faut sans cesse augmenter notre consommation et notre production d’énergie ». Or, avec une technologie de plus en plus performante, « le monde consomme sept barils pour chaque baril découvert », ce qui rend intenable toute promesse de « croissance économique » voire le maintien du pacte social : « il n’est plus possible d’extraire des quantités significatives d’énergies fossiles sans une quantité toujours croissante de dettes  »…

Ce déclin de la production pétrolière avec son cortège de conséquences prévisibles (explosion de dettes avec une capacité de plus en plus faible à générer les revenus nécessaires pour les rembourser, défaillances des Etats, dissolution prévisible de la protection symbolique et structurelle des individus livrés à une « compétition » généralisée, etc.) débouche aussi sur un déclin de toutes les autres énergies dont certaines sont présentées en « alternatives » : « Imaginer qu’une électrification du système de transport pourra remplacer le pétrole n’est guère réaliste. Les réseaux électriques, les batteries, les pièces de rechange sont fabriqués à partir de métaux et matériaux rares (et ils s’épuisent) et tout le système électrique consomme des énergies fossiles : il en faut pour le transport des pièces de rechange, des travailleurs et des matériaux, pour la construction et la maintenance des centrales, et pour l’extraction des minerais. Sans pétrole, le système électrique actuel, y compris le nucléaire, s’effondrerait »...

Nous sommes « face à un mur thermodynamique qui s’approche de plus en plus vite » et nous vivons les derniers crachotements du moteur de notre civilisation industrielle avant son extinction… Le cœur nucléaire de notre civilisation industrielle est en train de fondre : réseaux d’approvisionnement et systèmes financiers fonctionnent sur un socle physique de réseaux d’infrastructures hypersophistiqués et interconnectés (transport routier, maritime, aérien, chemin de fer, réseaux électriques et de télécommunications) – des piliers bien vacillants : « Lorsqu’une civilisation devient « hors-sol », c’est-à-dire qu’une majorité de ses habitants n’a plus de lien direct avec le système-Terre (la terre, l’eau, le bois, les animaux, les plantes, etc.), la population devient entièrement dépendante de la structure artificielle qui la maintient dans cet état. Si cette structure, de plus en plus puissante mais vulnérable, s’écroule, c’est la survie de l’ensemble de la population qui pourrait ne plus être assurée  »…

 

Points de basculement et nouvelles frontières

 

Outre la défaillance fort prévisible de l’axe énergético-financier, l’accroissement toxique des inégalités, l’accaparement des richesses produites par l’hyperclasse sans « percolation » vers les populations, le verrouillage du système sociotechnique et le taux de prédation d’une société (coincée dans un intenable modèle de « compétition »…) sur les ressources naturelles ne sont-ils pas déjà des facteurs d’effondrement ayant mené à la disparition d’autres civilisations ?

 Voilà trois millénaires se produisait en Méditerranée orientale l’effondrement des systèmes économiques et politiques complexes de l’âge du bronze, comme le rappelle l’archéologue et historien Erich H. Cline, professeur à l’université Georges-Washington, dans son essai, 1177 avant J.-C. (La Découverte). Que s’était-il passé alors ? Pour le chercheur, ce XIIe siècle avant notre ère représentait l’apogée d’une « économie globalisée » reliant plusieurs civilisations méditerranéennes prospères. Les difficultés d’accès à l’étain, indispensable à la métallurgie du bronze, suite à des invasions barbares, auraient-elles suscité ce collapse-là ? Il suffit de considérer que l’étain jouait en ce temps-là un rôle stratégique semblable à celui du pétrole dans le nôtre… Eric H. Cline ne néglige rien par ailleurs des séismes, des mouvements migratoires et des révoltes intérieures qui ont ébranlé la zone et insiste sur le caractère systémique de cet effondrement.

L’archéologue Joseph Tainter avait déjà montré que l’une des causes majeures de l’effondrement des sociétés vient de cette tendance irrépressible à se diriger vers de plus grands niveaux de complexité, de spécialisation et de contrôle sociopolitique - « verrouillé par toute cette complexité, le métabolisme de la société atteint un seuil de rendements décroissants qui la rend de plus en plus vulnérable à l’effondrement »…

Dans Effondrement (Gallimard, 2006), Jared Diamond a prouvé que les sociétés confrontées à des changements menaçant leur survie ne trouvent rien de mieux que d’intensifier les stratégies « gagnantes » antérieures – celles qui leur ont été si « profitables » et qui précisément créent le problème. Ainsi, alors que la surface des terres fertiles diminue, on exacerbe les pratiques de « culture intensive » qui les détruisent encore plus vite…

 Les hécatombes animales devraient nous alarmer quant à l’extinction des interactions écologiques qui se propagent à travers la toile du réseau alimentaire – précédant les extinctions de populations : « Le monde vivant n’étant pas simplement tissé d’une toile de prédation, l’onde de choc peut aussi se propager à travers des réseaux parallèles – et très riches ! – de mutualismes, comme la dispersion des graines ou la pollinisation. Faire disparaître une espèce, c’est donc aussi en priver d’autres de ressources précieuses, voire vitales. ».

 

Vers une ultime sortie de route ?

 

Finalement, un arrêt du moteur ne nous permettrait-il pas aussi de préserver ce qui peut encore l’être, voire de rétablir une biodiversité, garante d’une agriculture résiliente et productive ?

Pour Pablo Servigne et Raphaël Stevens, il ne s’agit pas de présenter un panorama apocalyptique mais de poser un cadre pour « entendre, comprendre et accueillir toutes les petites initiatives qui vivent déjà dans le monde « post-carbone  » et cultiver des innovations en marge d’une société qui, transgressant ses frontières, rencontre ses points de basculement climatiques, écologiques et biogéophysiques…

En nous sensibilisant à cet « immense réservoir de perturbations potentielles » susceptible à tout moment de déclencher des « effets en cascade à travers la structure hautement interconnectée et verrouillée du système économique mondial  », la collapsologie nous permet de nous rebrancher au réel dont l’abstraction et la complexité croissantes nous a détachés en dépit des leçons de l’Histoire. Nous permettra-t-elle de vivre un effondrement « civilisé » voire d’apprivoiser un avenir habitable ? Déjà, elle donne des outils qui « permettent de récolter quelques indices sur la nature de l’avenir et donc l’avenir de la nature  »… De quoi voir venir l’épuisement des ressources ainsi que celui des peuples (« la population disparaît plus vite que la nature ») et œuvrer à des « noyaux de redémarrage » d’une civilisation à partir de « petits systèmes résilients » construits dans l’urgence, au seuil de la période de grande « simplification » qui s’ouvre devant nous…

 L’avenir germerait-il dans un « imaginaire de rupture » ? Précisément, il faudrait en finir avec la surconsommation d’énergie qui risque fort de l’empêcher d’advenir, ainsi qu’avec le culte de la mobilité tous azimuts (« manger ou rouler, il faudra choisir ») et de la « disponibilité » chronique qui referment notre « zone de confort » - et font rouler la pierre tombale sur ce qui pourrait devenir la fosse commune de toutes les espérances trahies…

 

Pablo Servigne & Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015

Pablo Servigne, Nourrir l’Europe en temps de crise, éditions Nature & Progrès, 2014

Eric H. Cline, 1177 avant J.-C., le jour où la civilisation s’est effondrée, traduit de l’anglais par Philippe Pignarre, La Découverte, 2015


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