Le piège silencieux de l’IA : vers un monde sans juniors ni stagiaires ?

par Luigi Chiavarini
vendredi 28 mars 2025

Imaginez une entreprise vidée de ses jeunes recrues. Plus de juniors aux yeux brillants d’ambition. Plus de stagiaires maladroits mais pleins de potentiel. Juste des seniors expérimentés… et des intelligences artificielles ronronnantes. Ce tableau n’est pas une dystopie tirée d’un roman de Philip K. Dick. C’est une hypothèse bien réelle, esquissée cette semaine par un article percutant du Financial Times (FT, 24 mars 2025). Selon cette enquête, l’IA générative, en pleine expansion, s’attaque en priorité aux tâches que l’on confiait traditionnellement aux débutants : reporting, synthèses, présentations PowerPoint, recherches de données. Bref, le terreau même sur lequel les juniors forgeaient leurs compétences.

Le constat est limpide : l’automatisation menace les fondations de l’apprentissage professionnel. Le Brookings Institution, cité par le FT, apporte des chiffres éloquents. Le risque d’automatisation serait cinq fois plus élevé pour un analyste junior que pour son manager, trois fois plus élevé pour un commercial que pour un directeur des ventes, et deux fois plus élevé pour un graphiste que pour un directeur artistique. Les débutants, en somme, sont les premières cibles de cette révolution silencieuse. Résultat ? Certaines entreprises commencent à se poser une question glaçante : pourquoi recruter des novices si une IA peut faire le job plus vite et à moindre coût ? Les clients, de leur côté, rechignent déjà à payer pour du temps facturé par des juniors. Et les jeunes, eux, se retrouvent privés d’un espace vital pour apprendre par la pratique.

Mais si les juniors disparaissent, qui prendra la relève demain ? Qui deviendra senior dans dix ou vingt ans ? Comment transmettre un métier si ses bases – ces tâches ingrates mais formatrices – sont désormais déléguées à des algorithmes ? Comment progresser dans une carrière si les premières marches de l’échelle sont sciées une à une ? Le chercheur Matt Beane, dans son ouvrage The Skill Code (2024), tire la sonnette d’alarme : « Les novices deviennent des figurants à distance dans le quotidien des experts. » Une image saisissante qui illustre une déconnexion croissante entre générations professionnelles.

Faut-il alors freiner l’essor de l’IA ? Non, car il est déjà trop tard pour stopper cette vague. Les modèles comme GPT-5 ou leurs successeurs sont là, intégrés dans nos outils, nos process, nos vies. Tenter de les ralentir serait aussi vain que d’essayer d’arrêter la marée avec un seau. Mais il est urgent de repenser nos modèles de formation, de transmission et d’intégration des jeunes talents. Sans cela, nous courons vers une fracture sociale aussi discrète que dévastatrice. Seuls les enfants des élites, ceux dont les familles pourront financer un apprentissage sur mesure – comme au XVIIIe siècle avec ses précepteurs privés –, auront encore une chance de grimper les échelons. Les autres resteront au pied de la falaise, à regarder les IA faire le travail qu’ils auraient dû apprendre.

Le précédent historique n’est pas rassurant. Lors de la révolution industrielle, l’arrivée des machines a bouleversé les métiers artisanaux. Mais elle a aussi créé de nouveaux emplois, souvent accessibles aux novices. Aujourd’hui, l’IA générative ne semble pas suivre ce schéma : elle remplace sans proposer d’alternative claire pour les débutants. Une étude du World Economic Forum (Future of Jobs Report, 2023) estimait déjà que 85 millions d’emplois pourraient être automatisés d’ici 2025, contre seulement 97 millions créés – souvent des postes exigeant des compétences avancées, inaccessibles aux novices.

Alors, quel avenir pour le travail ? Il ne sera pas dicté par la seule technologie. Il dépendra des choix des dirigeants, des entreprises, des décideurs politiques. Former ou remplacer ? Transmettre ou automatiser ? Construire des parcours d’apprentissage ou supprimer les tremplins ? À ceux qui occupent déjà le sommet de l’échelle, un conseil : jetez un œil en contrebas. Si plus personne ne monte, ce n’est pas un signe de succès. C’est la preuve que l’escalier est cassé. Et un jour, même les seniors risquent de se retrouver seuls, perchés sur une plateforme fragile, sans relève pour la consolider.


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