Le Projet Venus : analyse critique (2/3)

par Morpheus
vendredi 7 janvier 2011

A l’heure où tout part à vau-l’eau, où tout se mêle dans un vaste cacophonie, où les valeurs s’entrechoquent et se perdent, où les repères s’estompent et se brouillent, à l’heure où demain est plus incertain qu’il ne l’a jamais été, cette heure qui semble, comme dans un poème, être la plus sombre avant l’aube, nous en sommes à chercher une lumière, n’importe laquelle, pourvu qu’elle puisse éclairer notre route et indiquer un chemin. Un espoir.

Rien d’étonnant en pareilles circonstances, de voir poindre les utopies. Or, des utopies, il n’y en a plus guère de nos jours. Elles sont le plus souvent battues en brèche avant même de naître, tuées dans l’œuf par une propagande que certains ont appelés « la fin de l’Histoire », "la fin des idéologies", alors même que ceux-là, se faisant, défendent la dernière idéologie dominant le monde : le capitalisme.

Or, voici que je découvre un projet utopique au sens premier du termes : cette utopie s’appelle « The Venus Project » (Le Projet Venus), et elle est véhiculée à travers le Mouvement Zeitgeist, issu des films diffusés sur internet Zeitgeist (2007) et Zeitgeist : Addendum (2008). Ce début d’année 2011, le 26 janvier, sortira sur internet, simultanément et en vingt langues, le troisième volet, Zeitgeist : Moving Forward (Zeitgeist : Aller de l’Avant).

C’est donc l’occasion que j’ai choisie pour rédiger une analyse critique de cette utopie qu’est le Projet Venus. Etant donné la longueur de cette analyse que j’ai voulue argumentée, je la propose ici en trois parties, dont voici la deuxième.

Les mythes

Dans le chapitre quatre est abordé la question des mythes, c'est-à-dire des récits collectifs communs qui, dans chaque groupe humain, forgent les croyances destinées à orienter et à diriger l'ensemble de la population. Le passage suivant illustre cette analyse : "En général, les valeurs collectives sont influencées par la structure sociale et les sous-cultures existant au sein d’une société donnée. Pour le meilleur ou pour le pire, les systèmes sociaux, pétris de forces et de défauts, ont tendance à se perpétuer. Que nous nous en rendions compte ou non, la plupart des gens sont constamment manipulés par les médias et les institutions établies qui rédigent le « programme » national. Ce dernier, à son tour, exerce une grande influence sur notre comportement, nos attentes et nos valeurs. Notre conception du bien et du mal et de la morale sont également les fruits de notre héritage culturel et de nos expériences. Cette méthode de contrôle de la population ne nécessite pas le recours à la force physique et est tellement efficace que rares sont les personnes qui ont le sentiment d’être manipulées."

Elle pose ainsi les difficultés qui existent lorsque l'on souhaite orienter le peuple dans une autre direction. L'on se trouve alors confronté aux idées majoritairement véhiculées, qui bénéficient de la force d'imprégnation dans la conscience collective durant des dizaines (parfois des centaines) de générations. Comme chacun sait, nous avons tendance à résister à toute forme de changement, d'une part par peur de l'inconnu, d'autre part à cause de l'attachement à nos traditions. Or, si, dans la mesure où elles marquent nos différences, nos traditions participent à notre identité, elles freinent également notre évolution, et par voie de conséquent, notre faculté d'adaptation aux changements de notre environnement. Toute société se trouvant face à un environnement en train de changer se trouve en proie à des tensions entre les traditionnalistes (conservateurs) et les modernistes (progressistes). En elle-même, cette dualité s'avère le plus souvent stérile.

Que ce soit sur un plan individuel ou collectif, un changement de comportement nécessitant une remise en cause des valeurs est difficile à obtenir, et nécessite que se pose une série de problèmes qui ne trouvent pas de solution. C'est donc lors de périodes de crises que ces changements peuvent se produire. Cette observation a déjà été faite par des sociologues, des anthropologues et des politologues. Elle a notamment été détournée et exploitée au sein de l'école d'économie ultra libérale de Milton Friedman, qui a expliqué que les réformes "libérales" souhaitées par les néo conservateurs ne pouvaient être adoptées que lors de périodes de crises "réelles ou imaginaires" (sic). La journaliste canadienne Naomi Klein a mis en lumière cette méthode utilisée par les capitalistes à travers le monde depuis les années septante, méthode qu'elle a appelé "la stratégie du choc" (the choc doctrine, en anglais), et qu'elle nomme également "capitalisme du désastre". Nous reviendrons ultérieurement sur ce concept.

De façon générale, l'analyse présentée dans ce chapitre, et présentant les causes des problèmes de pénurie, des conflits et de ce que nous appelons en nous abusant "nature humaine", nous apparait pertinente. Gandhi le disait de façon simple : "Il ne faut pas confondre ce qui est naturel et ce qui est habituel" : ce que d'aucun veulent nous faire passer pour la "nature" humaine, ne résulte en effet que d'habitudes comportementales prises afin de répondre à des contingences inhérentes à nos croyances et nos peurs - ce qui avouons-le ne manque pas d'être paradoxal. Ce qu'il est important de préciser, c'est que cette croyance profondément ancrée chez bon nombre d'individus, que la prédation est un fondement naturel de l'Homme, est une croyance volontairement véhiculée par les tenants de l'idéologie capitaliste, qui fait de la prédation la base même sur laquelle repose toute la théorie du capital. Il faut lire Adam Smith pour comprendre ce dont il s'agit.

Les théories de Adam Smith sont loin d'être inintéressantes, même si elles peuvent être contestées, mais ce qu'il est important de comprendre également c'est que ce sont surtout les thuriféraires d'Adam Smith qui ont caricaturé sa pensée afin d'en soustraire uniquement les aspects qui les intéressait dans le but de justifier leurs propres théories[1], c'est-à-dire justifier leurs méthodes prédatrices destinées à s'emparer du pouvoir et des richesses du monde. En cela, ces panégyristes non seulement trahissent une bonne part de l'œuvre de A. Smith, mais construisent une théorie radicale, extrémiste et dogmatique, qui est la cause fondamentale de tous les maux que notre civilisation occidentale connait. Croyez le ou non, il y a une petit groupe de gens dirigeant le monde qui ne nous veulent pas du bien. Ces gens méprisent les peuples, les "gens de la rue", et ne nous considèrent que comme des ressources à exploiter et à presser, au même titre que l'on exploite les animaux, les plantes ou le pétrole. N'avez-vous jamais entendu parler du "responsable des ressources humaines" au sein d'une entreprise ? ... Les choses ne sont même pas cachée ! Mais qui s'en indigne et se rebelle contre cela ? "Quelques-uns sont tenus en servitude, un plus grand nombre y tiennent" disait Sénèque. On pourrait aussi nous intéresser au discours de la servitude volontaire d'Etienne de la Boétie.

Le point suivant abordé dans ce chapitre traite de la question des lois. En résumé est exposé l'idée audacieuse que les lois en elles-mêmes ne peuvent résoudre les problèmes si elles ne s'attachent qu'aux symptômes de ceux-ci, et non à leurs causes. La principale cause évoquée dans la thèse est bien entendu celle des ressources, de leur inégale répartition et de leur mauvaise gestion. Cette partie ce conclu par cette phrase : "En fait, plutôt que de personnes soucieuses de l’éthique, nous avons besoin que prévale une façon intelligente de gérer les ressources de la Terre afin que tout le monde puisse en profiter." De cette façon, le Projet Venus objecte à l'idée qu'il suffirait que nous élisions des personnes éthiques pour régler les problèmes ; le fait que même doté d'éthique et de bienveillance, tant que l'on demeure dans un système géré par le profit, cela ne change rien[2]. Bien que je sois entièrement d'accord avec cette analyse, la question de l'éthique reste posée. Car pour élaborer une stratégie globale permettant la mise en œuvre du Projet Venus, il semble qu'il soit indispensable - il s'agit même à mon avis d'une condition sine qua non - que les décideurs soient animés de bienveillance et d'une forte éthique humaniste et universaliste. Or, comment peut-on réaliser cet objectif dans un monde comme le nôtre, presqu'entièrement dominé par le paradigme du profit et de la prédation ? Cela semble impossible, à moins de recourir à quelque stratagème de manipulation, ou d'imposer par la contrainte les "bonnes personnes aux bonnes places". Ce qui irait à l'encontre même des principes de bienveillance, d'éthique et de démocratie. Sans réponse adéquate et lumineuse à cette question, je ne vois guère de chance au projet d'aboutir. Une fois encore, les problèmes sont bien posés, les analyses sont justes, mais le moyen d'y apporter une solution reste vague et incertain.

Le chapitre cinq, D'un système à l'autre, n'apporte que très peu à la thèse, se bornant à conclure compte tenu de tout ce qui a déjà été dit que le système actuel ne pouvant plus durer, il est probable qu'il s'effondre bientôt, et que c'est sans doute ce qui est nécessaire, notamment si l'on veut voir la fin du système monétaire.

La conception du futur

Le chapitre six, Concevoir le futur, amorce l'entrée en matière du "plat de résistance" du sujet par ceci : "Pour commencer à mettre en œuvre une économie basée sur les ressources, les concepteurs sociaux doivent avoir recours à la méthode scientifique et poser la question suivante : de quoi disposons-nous ? (...) la première des priorités est de faire une estimation purement technique des besoins fondamentaux de la population du globe." Première question que je me pose : qui seraient ces "concepteurs sociaux" ? Subséquemment, je déduis que cette proposition induit l'idée que ce sont ces concepteurs qui décideront des besoins fondamentaux de la population du globe. Comment feront-ils cela ? Sur quelle base ? En tenant compte de quels critères ? Feront-ils la part des besoins particuliers de chaque population, voir de chaque famille - pour ne pas dire chaque individu ? Ou devrons-ils se simplifier la tâche en faisant des raccourcis, en généralisant, en déduisant des besoins ? Opéreront-il par sondage ? Par voie de référendum ? ... Voilà des questions de méthode qui nécessiteraient d'être posée. Car selon son environnement, sa culture, son expérience, les besoins et aspirations de chaque individu diffèrent grandement à travers le globe. L'autochtone amérindien vivant au cœur de la jungle amazonienne, l'hispano américain vivant dans la banlieue de Mexico, le pêcheur africain vivant au bord du lac Kivu, le médecin néo zélandais vivant dans un village de l'Ile du Sud, le mécanicien russe vivant à Moscou, l'informaticien coréen, le Berbère vivant dans le désert du Sahara, etc., ont tous des besoins et des aspirations différentes.

Il y a certes des besoins de base, des besoins fondamentaux communs mais ils s'expriment certainement différemment. L'informaticien de la Silicone Valley et l'amérindien d'Amazonie ont tous deux besoin d'un toit, mais ce besoin ne s'exprime pas de la même manière : le premier aura besoin d'une construction sophistiquée en dur, l'autre sera parfaitement satisfait d'un emplacement où il puisse lui-même construire un habitat rustique constitué de rondins et de feuilles. Ils ont l'un comme l'autre besoin de se nourrir, mais le besoin de l'un n'équivaut pas à celui de l'autre : l'informaticien aura besoin de nourriture prête à la préparation, l'amérindien cherchera et transformera lui-même la nourriture dont il a besoin dans son environnement proche. Le premier (l'informaticien) est beaucoup plus dépendant que le second. A vrai dire, l'amérindien sera heureux simplement si on lui fout la paix et qu'on n'empiète pas sur son espace (son territoire), tandis que l'informaticien aura besoin de beaucoup de chose afin d'être satisfait. Question de culture et d'environnement. L'ingérence du "concepteur social" dans la vie de l'amérindien sera invasive, voir nuisible, tandis qu'elle sera nécessaire, sinon indispensable, à l'informaticien. Le besoin de l'un n'équivaut pas au besoin de l'autre. Et la liberté de l'un est bien plus exigeante que la liberté de l'autre ... L'apport technologique sera totalement inutile et même destructeur à l'un (l'amérindien), tandis qu'il sera indispensable à l'autre. Comment résout-on cette disparité ?

Je note également ceci : "Si nous voulons créer une civilisation viable et durable aussi rapidement que possible, nous avons besoin de grandes quantités d’énergie." Mais pour qui a-t-on le plus besoin d'énergie ? L'informaticien de la Silicone Valley ou l'amérindien d'Amazonie ? Car la question que Jacque Fresco ne pose pas dans son projet, c'est la question de l'influence de la culture (l'environnement) sur la nature des besoins. Oh certes, cette question est abordée autant dans le film que dans l'exposé du sujet, mais uniquement lorsqu'il s'agit de dénoncer la structure actuelle du conditionnement au consumérisme (qui impose et crée des besoins artificiels). Il faudrait également la poser dans le cadre du déconditionnement au consumérisme, et poser la question de la dépendance. Car si le Projet Venus aborde le sujet en tenant compte de l'interdépendance - ce qui est une excellente chose ! - il ne peut négliger la question de la dépendance dans laquelle le système actuel à plongé la majeure partie de l'humanité. Faut-il absolument répondre aux besoins excentriques imposés par le monde moderne que beaucoup exprimeront (ce qui implique une forte industrialisation - industrialisation qui induit de grandes quantités d'énergie et par conséquent, un fort impact environnemental), ou faudra-t-il "raisonner" ces groupes de personnes dépendantes ? Et comment ces groupes de personnes prendront-il la chose ? Il se peut qu'ils ne soient pas content de se voir imposer des limites à leur exigences. Tout le monde n'a pas une conscience élevée de la mesure.

Retour sur la civilisation

Qu'est-ce qu'une civilisation ? La question peu sembler désuète ou naïve. Mais qui en connait la réponse ? Ce mot est issus du latin civis, qui signifie "cité" ou "ville". Le terme civilisation, apparaissant au XVIIIe siècle, se définit comme opposé à la barbarie ou à l'état de nature. Le mot barbare est issu du grec barabaros et signifie celui "qui ne parle pas le grec", autrement dit l'étranger, désigné comme "brave". Bien que le mot "barbare" ait pris de nos jours un sens péjoratif, celui de "brute", "sans foi ni loi", c'est un abus de signification, afin de discréditer par la propagande, tout qui choisit de vivre différemment. Est donc "civilisé" ce qui appartient à nos mœurs, et est "barbare" (non civilisé) ceux qui ne vivent pas selon nos mœurs (qui ne "parlent pas notre langage") : en d'autres termes, selon le credo du Projet Venus, seront considérés comme barbares et non civilisés ceux qui ne parlent pas le langage scientifique ... Bon sang, je savais que j'aurais dus faire plus d'effort en cours de sciences : me voilà réduit au rang de barbare ! Snif ...

Aussi surprenant que cela puisse paraître, une contradiction ontologique se trouve donc dans l'énoncé même du Projet Venus. En effet, lorsque le Projet Venus propose de construire une civilisation qui apporte tous le confort et tous les bienfaits de la technologie, tout en demeurant en harmonie avec la Nature, c'est éminemment contradictoire. Pour comprendre cela, il nous faut développer notre propre analyse des causes de la dysharmonie qui règne dans notre société.

Si selon le Projet Venus - ainsi que les films de la série Zeitgeist -, la corruption est le fait du système monétariste et des "valeurs" qu'il sous-tend (compétition, avidité, profit, ...), d'après moi, la disharmonie qui règne vis-à-vis de la nature provient de l'avènement de la civilisation elle-même. Or, si nous recherchons une cause fondamental aux problèmes du monde, il faut remonter à la cause la plus ancienne : entre l'avènement de la civilisation et celui du système monétariste, lequel des deux est le plus ancien dans notre Histoire ?

Pour développer mes arguments, permettez-moi de faire appel au personnage de l'agent Smith du film Matrix. Lorsque dans ce film il tient le personnage de Morpheus entre ses griffes, il lui tient un petit discours qui intéresse notre propos. Il dit :

« Je souhaiterais vous faire part d’une révélation surprenante. J’ai longtemps observé les humains, et ce qui m’est apparu, lorsque j’ai tenté de qualifier votre espèce, c’est que vous n’étiez pas réellement des mammifères. TOUS les mammifères sur cette planète ont contribué au développement d’un équilibre avec le reste de leur environnement, mais vous, les humains, vous êtes DIFFERENTS. Vous vous installez quelque part et puis vous vous multipliez, vous vous multipliez, jusqu’à ce que vos ressources naturelles soient épuisées. Et votre seul espoir pour réussir à survivre, c’est de vous déplacer jusqu’à un autre endroit. Il y a d’autres organismes sur cette planète qui ont adopté cette méthode. Vous savez lesquels ? Les VIRUS. Les humains sont une maladie contagieuse, le cancer de cette planète, vous êtes la peste. Et nous, nous sommes l’antidote »

Nous avons par réflexe tendance à rejeter pareil discours, pourtant, en même temps, cela nous touche, car il semble paradoxalement frappé de bon sens. Nous avons l'impression que Smith exagère, caricature, force le trait. Pourtant, les faits sont là. Ce que dénonce le Projet Venus n'est pas différent de ce que Smith dénonce ... Alors qu'est-ce qui cloche dans son discours ? C'est simple. Le sophisme de l'agent Smith tiens dans le fait qu'il n'analyse le comportement humain que dans sa période dite "civilisée", c'est-à-dire dès l'instant où, dans son histoire, il a commencé à se sédentariser et vivre en cité[3]. Dès cet instant, en effet, les humains n'ont eut de cesse de vouloir domestiquer et dominer la nature. Ils ont développé l'agriculture, la sélection des plantes, et pour se faire, ont commencé à développer la technologie. D'abord primitive, elle a lentement mais sûrement progressé. L'apport de ces techniques ont rapidement permis une expansion. Le taux de natalité à commencé à grimper, grimper, obligeant à étendre les cités et à rechercher de plus en plus loin les ressources nécessaires à combler les besoins eux-mêmes grandissant, non seulement du fait de la natalité croissante, mais d'une extension des besoins qui sont passé de besoins de base à des besoins de plus en plus superfétatoires.

De fil en aiguille, il a fallu étendre un réseau d'échange avec d'autres cités, puis étendre le contrôle à des territoires ruraux et dominer leurs populations, voir les asservir. La guerre, la servitude et l'esclavage sont venus en même temps que la hiérarchisation de la civilisation et en même temps que la spécialisation dans les tâches. Le réseau de dépendances s'est ainsi instauré au sein de chaque cité, créant une cohésion de plus en plus aliénante. Avec la civilisation sont venues également les religions structurées, les classes sociales et les castes ainsi que la quête de pouvoir et de grandeur. Paradoxalement, c'est dans le Livre de la Genèse de l'Ancien Testament que l'on peut trouver trace du schisme qui s'est produit entre les peuples sédentaires et les peuples nomades.

GENESE 4:2 à 4:7 « 2 (...) Et Abel devint gardien de moutons, mais Caïn devint cultivateur du sol. 3 Et il arriva, au bout d'un certain temps, que Caïn se mit à apporter des fruits du sol en offrande à Dieu. 4 Mais quant à Abel, il apporta, lui aussi, quelques premiers nés de son troupeau, et même leurs morceaux gras. Or, tandis que Dieu regardait avec faveur Abel et son offrande, 5 il ne regarda pas avec faveur Caïn et son offrande. Et Caïn brûla d'une grande colère et son visage commença à s'allonger. 6 Alors Dieu dit à Caïn : "Pourquoi brûles-tu de colère et pourquoi ton visage s'est-il allongé ? 7 Si tu te mets à faire le bien, n'y aura-t-il pas élévation ? Mais si tu ne te met pas à faire le bien, il y a le pêché qui se tapi au commencement, et vers toi et son désir ardent ; et toi, te rendras-tu maître de lui ?" » Selon moi - qui ne suis pas religieux (loin s'en faut !) -, à l'aune du résultat de nos huit ou dix mille ans de civilisation tels que décrite par l'Histoire, il ne fait aucun doute que le Dieu qui s'exprime dans ce passage, tout au début de la Bible, approuve le choix de vie nomade du berger Abel, tandis qu'il n'apprécie pas le choix de vie sédentaire de l'agriculteur Caïn. Il stigmatise le "désir ardent qui se tapi au commencement". Au commencement de quoi ? Peut-être de ce que nous appelons "civilisation ? En suivant cette interprétation, Dieu interroge Caïn sur sa capacité à devenir maître de l'avidité qui se tapi au cœur de la vie sédentaire. Cette interprétation paraîtra peut-être audacieuse, pourtant, je la trouve plus pertinente que tout autre entendue à ce jour, qui ne s'attarde à y voir que la dénonciation de la jalousie et de la vanité blessée de Caïn. Aucun exégète ne semble se demander pourquoi Dieu préfère la viande de mouton aux fruits et céréales. Cela est-il étonnant ? Peut-être pas si l'on considère que la religion s'est développée dans les cités : on ne dénonce pas celui pour qui on roule ... Pourtant, en insérant ce passage dans la Bible, les fabricants du mythe ont commis une erreur : ce texte a été rédigé à l'origine par des nomades et pour des nomades, et ces nomades condamnaient le mode de vie civilisé, voilà pourquoi ils placèrent ces mots dans la bouche de leur dieu.

Pour savoir si cette interprétation est pertinente ou non, demandez-vous donc ce qui différencie l'homme qui vit de façon nomade (ou semi nomade) et celui qui vit de façon sédentaire, au sein d'une cité. Lequel des deux se trouve, par la force des circonstances (par les conditions de son environnement), "contraint" d'être en symbiose avec les rythmes naturels - donc, comme dit Smith "ont contribué au développement d’un équilibre avec le reste de leur environnement" - et lequel se trouve - toujours de par son environnement - isolé, séparé et progressivement de plus en plus déconnecté de la nature et de ses rythmes ? La réponse ne fait pas mystère, n'est-ce pas ?

Un autre critique de la société de consommation et du capitalisme, Louis Charpentier, a écrit ces mots, que je trouve très parlant, et que Jacque Fresco et les exégètes du Projet Venus auraient tout intérêt à méditer et intégrer : "Dans le domaine matériel, on peut presque tout apprendre à des mains d'homme. Dans le domaine intellectuel, on peut presque tout apprendre à un cerveau humain. Mais cela ne concerne qu'un degré supérieur d'animalité. Car sans l'éveil spirituel, le travail manuel n'est que du réflexe conditionné et le travail intellectuel n'est que la mémoire appliquée. Or, éveiller le spirituel est un problème qui ne se résout pas avec l'ergot de la dialectique. Il y faut une gymnastique personnelle dont la première étape est une mise en accord avec les rythmes naturels, manifestation du spirituel dans la matière."

Sans cette mise en accord des individus avec les rythmes naturels, sans cette reconnexion interne, personnelle, individuelle, des citoyens avec la Terre, tous les efforts pour créer une société en harmonie et en symbiose avec la nature resterons vains et inutiles. Toute la technologie et toute la connaissance de l'univers ne suffiront pas à créer ou recréer ce lien, et les mêmes perversions ressurgirons au cœur même d'un projet pourtant noble et idéaliste. Car la technologie et la science ne sont pas une panacée en soi : ce ne sont que des outils, des instruments. Et qui plus est, des instruments essentiellement mentaux. Or, qu'est-ce que le mental ? Le mental, nous dit Gitta Mallasz dans son Dialogue avec l'Ange, est un instrument, un outil entre les mains du maître. Non pas conducteur, mais conduis. "Tu portes la cuillère à sucre à la bouche et tu te dis c'est bon ; ce n'est pas la cuillère qui est bonne ; essayes de la mordre et tes dents vont s'y casser !" En comprenant cela, je comprend que le mental, qui ne devrait qu'être un serviteur, un outil pour chacun de nous, s'évertue à être le maître. Nous confions la direction de nos actes et nos choix de vie à notre seul mental, et se faisant, nous nous coupons de nos autres facultés, qui se trouvent en friche et perdues en nous. N'est-il pas habituel dans notre société de confondre sans arrêt l'intelligence et la sagesse ... ?

Krishnamurti (qui apparait dans Zeitgeist : Addendum) nous dit à propos : "L'intelligence n'est pas l'aptitude au maniement habile d'arguments, de concept, d'opinions contradictoires - comme si les opinions pouvaient donner accès à la découverte de la vérité, ce qui est impossible - mais elle consiste à se rendre compte que la mise en actes de la pensée, en dépit de toutes ses capacités, de ses subtilités, et de l'activité prodigieuse qu'elle ne cesse de déployer, n'est pas l'intelligence." L'intelligence, il est sans doute temps de l'admettre, n'est que notre faculté de discernement - c'est-à-dire de séparer, diviser, partager. Par conséquent, l'intelligence en elle-même ne nous est pas d'un secours essentiel pour retrouver le lien avec la Nature et recréer la symbiose avec la Terre Mère. La question qui se pose alors est de savoir si tout le confort que nous apporterait la civilisation fondée sur une économie basée sur les ressources, supportée, dirigée et gérée par la science et la technologie, est vraiment apte à permettre aux humains de se rapprocher des rythmes naturels et ainsi recréer son lien avec la Terre ? Le confort et l'accès à de nombreux bien de consommation - même si cette consommation est gratuite - n'entraînera-t-il pas une perversion plus grande ?

Selon le Bouddha, il existe trois causes fondamentales à tous nos maux. Pas plus. Ces trois causes sont l'avidité, l'aversion et l'ignorance. L'aversion provient de l'avidité et procède de l'ignorance. L'ignorance engendre la peur du manque, la peur du manque génère l'avidité et l'avidité provoque l'aversion. L'avidité survient lorsqu'un besoin, une sensation agréable se produit, et lorsque l'on s'aperçoit que cette sensation ne perdure pas éternellement. Lorsqu'un besoin est satisfait, encore, encore et encore - par exemple un jeu ou le chocolat -, on finit inévitablement par se lasser, se dégoûter. Lorsque cela se produit, on se met en quête de sensations nouvelles de plaisir. Si nous ne trouvons pas, nous avons un sentiment de manque, et cela génère de l'aversion pour toute cause - ou toute personne - jugée être la source de ce manque. Ainsi, même dans la société apparemment idéale proposée par le Projet Venus, le risque demeure de voir se développer avidité et aversion, causes de perversions, corruptions et crimes en tout genre.

Ce qui peut-être à manqué à nos illustres ancêtres, après avoir fondé les premières cités états et fait prospéré celles-ci, c'est leur connexion avec la Terre Mère. Ce lien spirituel a été coupé - tout comme le cordon ombilical à la naissance - et avec le temps rien ne s'est arrangé. La religion a vainement - et très maladroitement tenté, peut-être, de recréer ce lien (le mot "religion" vient du latin religare et signifie "se relier") ; non seulement elle y a échoué, mais en plus elle a été utilisée à des fins en totale opposition à ce dessein. Car rien n'éloigne plus de la spiritualité que la religion. La science, qui est venue à la charnière du XVe et du XVIe siècle, remplacer et supplanter progressivement la religion dans l'esprit des hommes, est devenue petit-à-petit la source de réponses à toutes nos questions, à tous nos problèmes, mais elle n'a pourtant pas fait beaucoup mieux jusqu'ici. Alors certes, il est bien possible, en effet, que le système monétariste ait pervertit les bénéfices de la science (j'en suis intimement convaincu), mais le doute subsiste quant à la pertinence de cette orientation exclusive de la science et de la technologie comme direction du monde.

Matthieu Ricard, ancien biologiste qui signe une thèse en génétique cellulaire à l'Institut Pasteur, sous la direction du Pr. François Jacob (Prix Nobel de médecine), nous explique dans le livre entretien réalisé avec Trinh Xuan Thuan L'infini dans la paume de la main : "S'adonner pendant des siècles à l'étude et à la recherche ne nous fait pas progresser d'un pouce vers une meilleure qualité d'être, à moins que nous ne décidions de porter spécifiquement nos efforts en ce sens[4]. La spiritualité doit procéder avec la rigueur de la science, mais la science ne porte pas en elle les germes de la spiritualité. (...) La science n'engendre pas la sagesse. Elle a montré qu'elle pouvait agir sur le monde mais ne saurait le maitriser. (...) La science est fondamentalement limitée par le domaine qu'elle a elle-même définit. Et si la technologie a apporté d'immenses bienfaits, elle a engendré des ravages au moins aussi importants. De plus, la science n'a rien à dire sur la manière de conduire nos vies." Si la science n'a rien à nous dire sur la manière de conduire nos vies, comment peut-on envisager de placer des scientifiques, des techniciens et des machines à la direction de notre projet de civilisation ? N'est-ce pas la porte ouverte à une technocratie tout aussi dangereuse que l'est notre système actuel basé sur le monétarisme ? Le doute est permit. Il est même nécessaire, il me semble.

(fin de la deuxième partie)



[1] notamment Friedrich Hayek ainsi que l'Ecole de Chicago.

[2] dans le même sens, Anacharsis a écrit : "Les lois sont comme une toile d'araignée : les pauvres et les faibles s'y font prendre et meurent, mais les riches et les puissants la déchire et passent" ; "La loi - disait-il également - n'est que l'ombre de la Justice."

[3] on peut se demander si le choix du nom "Smith" dans Matrix est fortuit ou s'il fait référence à Adam Smith, alors assimilé au programme qui doit être la cause de la destruction de la Matrice (du système) ; le sophisme du personnage est pratiquement le même que celui de la théorie d'Adam Smith.

[4] c'est certes l'espoir du Projet Venus.

 

Bibliographie

Nouveau dictionnaire étymologique du français, par Jacqueline Picoche, éd. Hachette-Tchou (1971)

L'infini dans la paume de la main, par Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan, Nil Edition (2000)

Les dernières heures du Soleil ancestral, par Thom Hartman, éd. Ariane (1998-1999)

Essai d'exploration de l'inconscient, par C.G. Jung, éd. Robert Laffont (1964)

La clé, par Grace Gassette et Georges Barbarin, éd. Astra (1950)

Le chemin le moins fréquenté, par Scott Peck, éd. Robert Laffont (1987)

Libres enfants de Summerhill, par A.S. Neill, Librairie François Maspero (1970)

Le meilleur des mondes, de Aldous Huxley, éd. Plon (1977)

1984, de Georges Orwell, éd. Gallimard (1950)

La stratégie du choc, la montée du capitalisme du désastre, par Naomi Klein, éd. Acte Sud (2008)


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