Le sondage, les commentateurs et la mauvaise foi
par Chem ASSAYAG
mercredi 5 avril 2006
Analyser un sondage est toujours complexe, surtout quand il s’agit d’une étude internationale, sur des sujets fortement connotés culturellement. Dès lors, un minimum d’objectivité s’impose.
Un sondage récent réalisé par l’institut GlobalScan pour l’Université du Maryland, dans 20 pays différents, sur le thème de l’économie de marché, a fait l’objet de nombreux commentaires, notamment depuis qu’il a été repris par Le Figaro dans son édition du 25 mars. Par exemple, Denis Jeambar l’a évoqué dans un éditorial de L’Express, ou encore Alain Lambert, ex-ministre, avait publié un article sur ce même sujet sur AgoraVox. La quasi-totalité des commentaires va dans le même sens : les Français sont d’incorrigibles réfractaires à l’économie de marché, seuls au monde à ne pas en percevoir les bienfaits, comme en témoigne encore la citation suivante tirée d’un article du Monde paru le 4 avril sur le CPE : « Selon un sondage de l’institut GlobalScan [...] une pensée unique antilibérale domine et étrangle le débat public français, en le coupant d’idées réformistes qui pourtant existent et fonctionnent ailleurs en Europe ».
La première chose qui m’a étonné dans l’ensemble de ces commentaires c’est que personne ne s’interrogeait sur les différences d’appréciation culturelles d’une notion aussi complexe et floue que « l’économie de marché ». Dans quelle mesure un Kenyan, un Chinois ou un Français parlent-ils de la même chose lorsqu’ils évoquent un concept de ce type ? A l’évidence, ils ne doivent pas tout à fait penser à la même chose, ne serait-ce qu’en raison de contextes historiques récents très différents. Quiconque s’est intéressé un peu aux sciences sociales, et a fortiori, aux problématiques des sondages, comprend cela immédiatement, et devrait donc considérer ces comparaisons internationales avec précaution. Mais ce simple constat ne me suffisait pas, et j’ai donc décidé d’aller un peu plus loin dans l’examen dudit sondage. Et là, j’ai eu quelques surprises.
Mon premier étonnement a été la date de parution de ce sondage : le 11 janvier 2006. Ainsi,, plus de deux mois se sont écoulés entre sa divulgation et sa reprise par les médias français. Pourquoi ? Est-ce en raison contexte du débat sur le CPE que les médias s’en sont emparés de manière opportuniste ? Est-ce simplement parce qu’ils ne l’avaient pas vu avant ? Question sans réponse.
La question posée
Au-delà du problème déjà évoqué de la définition même de l’économie de marché, la question effectivement posée - en tout cas la seule qui ait été reprise en France, à ma connaissance - est légèrement différente de ce que nous disent les commentateurs habituels : l’intitulé exact en anglais est le suivant : « The free enterprise system and free market economy is the best system on which to base the future of the world ». Une traduction possible est celle-ci : « La libre-entreprise et l’économie de marché constituent le meilleur système sur lequel baser l’avenir du monde ». Les sondés pouvaient alors marquer leur approbation totale, partielle, ou leur désapprobation partielle ou totale, de cette affirmation. A cette question, les Français répondent plutôt par la négative, à 50%, ce qui constitue le score le plus élevé de désapprobation dans les 20 pays sondés, source de tous les commentaires sur notre aversion singulière pour l’économie de marché. Or, on remarquera que la question n’était pas : « Etes-vous pour ou contre l’économie de marché ? » mais portait sur la supériorité éventuelle du système. La nuance peut paraître mince, mais elle est importante, car dans le même sondage, une autre question est posée : « The free enterprise system and free market economy work best in society’s interests when accompanied by strong government regulations », qu’on pourrait traduire par : « La libre-entreprise et l’économie de marché fonctionnent mieux lorsqu’elles sont accompagnés par un fort encadrement gouvernemental ». Et là, oh surprise, plus de 2/3 des sondés sont d’accord avec cette proposition, les Français n’étant pas les plus en pointe sur ce sujet (on notera de façon amusante que les Chinois, qui sont les plus enthousiastes sur l’économie de marché, sont aussi parmi ceux qui souhaitent le plus de régulation... ). Nous ne serions pas si seuls ?
Les autres questions
Dans ce même sondage d’autres questions sont posées sur la nécessité d’un encadrement réglementaire (government regulation) plus fort du fonctionnement des grandes entreprises sur des thèmes comme l’environnement, le droit des consommateurs et le droit des salariés. A chaque fois, une majorité très nette se dégage en faveur de plus de régulation. En outre, il apparaît que l’image des grandes sociétés n’est pas très bonne, avec notamment des taux de défiance forts en Italie, en Allemagne ou en Espagne. Et les Américains sont quasiment aussi nombreux que les Français, respectivement 85% et 86%, à estimer que ces sociétés ont trop d’influence sur les gouvernements. Et en plus, nous pensons comme les Américains ?
Finalement on voit bien que le tableau peint par ce sondage est très contrasté, et que les Français ne sont pas isolés dans leurs appréciations. On pourrait d’ailleurs renverser le jugement initial et les décrire comme étant à la pointe d’une prise de conscience globale des problèmes soulevés par une économie mondialisée. Ainsi Steven Kull, le directeur de PIPA, un centre d’études qui dépend de l’Université du Maryland, partie-prenante de l’étude, fait ce commentaire : « Dans un sens, nous sommes à la "fin de l’histoire", et il y a un extraordinaire consensus sur le meilleur système économique. Mais ce n’est pas la victoire d’un seul aspect de la dialectique. Alors qu’il y a un support impressionnant pour l’économie de marché, il y a aussi un rejet quasi unanime d’un capitalisme débridé, avec des gens partout dans le monde qui souhaitent ardemment plus de régulation gouvernementale pour les grandes entreprises et plus de protection pour les travailleurs et les consommateurs ». Quant à Doug Miller, le président de GlobalScan, il ne dit pas autre chose en indiquant : "Les entreprises vont devoir démontrer de plus en plus qu’elles agissent au mieux des intérêts de la société, et non pas de leurs seuls intérêts. Le contrat social autour de l’économie de marché doit être reconstruit ". Des propos et des analyses qui sont donc bien loin des commentaires faits dans la presse française... et qui sont valables aux quatre coins du globe.
En conclusion, on reste frappé par l’analyse partisane et partielle qui a été faite de ce sondage. On ne sait si la pensée unique - les Français sont à l’écart du monde - a encore frappé, si une approche purement idéologique est à l’oeuvre, ou tout simplement si un manque de travail est à l’origine de ce traitement univoque et parcellaire. A vrai dire, je ne sais quelle réponse est préférable.