Le temps des crétins, du populisme et de la barbarie 2.0

par Bernard Dugué
jeudi 1er juin 2017

Lors d’une conversation, une amie un peu plus âgée que moi me raconta que son père avait repris l’exploitation agricole familiale en sacrifiant son aspiration à faire des études. Par la suite, il n’avait cessé de lire et de s’instruire en parcourant des romans et des livres d’histoire. En cette époque, il y a plus de quarante ans, les classes aisées mais aussi populaires avaient un goût pour la culture. J’ai su par ma mère que mon grand-père, ancien ouvrier du bâtiment devenu invalide après un accident du travail et par ailleurs communiste invétéré, détestait les livres puis avait revue radicalement son jugement et sur le tard, s’était pris d’une passion pour la lecture. Le père de mon ex épouse était aussi un ancien ouvrier du bâtiment, lui aussi communiste et épris de culture historique, possédant des dizaines de livres sur l’histoire des pays et des peuples.

Dans ma jeunesse j’ai connu cette époque sans écrans numériques, avec la naissance des médias de masse et cette agitation sociale et culturelle. Je me souviens de ces journaux avec de longs articles riches en réflexion et contenu. J’ai d’ailleurs un numéro de Psychologie daté du début des années 1970 dans lequel on peut lire un long papier sur le philosophe Marcuse étalé sur une dizaine de pages avec des caractères petits si bien qu’avec les standards d’édition actuels, cet article nécessiterait plus du double de pages. Même constat pour les revues musicales Best et Rock’n Folk. Pendant ces années, quelques magazines culturels n’hésitaient pas à recenser des parutions d’un niveau assez atmosphérique, consacré à Wittgenstein, Derrida ou Deleuze et nombre d’essais assez exigeant pour le lecteur.

Puis les années 1980 sont arrivées. La culture n’avait pas décliné loin s’en faut. J’étais engagé dans ma première thèse et je n’hésitais pas à étudier avec grand intérêt la méthode d’Edgar Morin, la nouvelle alliance de Prigogine et des tas d’autres ouvrages comme le Tao de la physique ou bien le colloque de Cerisy sur l’auto-organisation. Ces années 80, la revue Actuel seconde formule n’hésitait pas à informer le lecteur des controverses scientifiques. C’est en lisant un numéro de cette revue que je fis la connaissance du premier livre de Rupert Sheldrake. Les fractales fascinaient et les travaux de Mandelbrot étaient présenté dans de nombreux journaux, agrémenté de ces étranges figures créée par les algorithmes. Si j’avais le talent littéraire de Sartre, j’écrirais un petit roman relatant mes premières aventures avec l’univers des livres, en l’intitulant non pas « les mots » mais « les idées ». En cette époque, les gens lettrés avaient le goût des idées.

Les années 90 ont signé l’ère post-communiste. Les lettrés ont progressivement perdu le goût de s’instruire. Au lieu de créer et faire vivre les idées, ils se sont contentés de les gérer. Passé l’an 2000, cela s’est vu à l’Université. Les professeurs n’avaient plus la curiosité sans laquelle les pensées ne peuvent s’épanouir. Les carriérismes et les jalousies ont gâché la fête des idées. La société est devenue narcissique. Elle l’était du reste déjà mais le phénomène s’est accentué. Touchant à la fois les classes cultivées et les gens du peuple.


Quelle est la crise qui se présente actuellement ? Crise de civilisation, crise de la démocratie, crise de société ? Premier point, comprendre les concepts que l’on utilise. Une civilisation ne se réduit pas à une société. Inversement, une société peut incarner les caractères d’une civilisation. On distinguera par ailleurs la civilisation et la société de la politique moderne définie comme une manière de gouverner avec un régime et des institutions incarnées par l’Etat.

Second point. Une civilisation se caractérise par des valeurs, une religion dominante, un ensemble de cultures plus ou moins diversifiées, avec des niveaux, et des modes de vie eux aussi diversifiés, plus ou moins selon les sociétés.

Dans ce contexte, la démocratie moderne est un régime qui est apparu avec le mode de vie moderne dont les leviers matériels et techniques sont fournis par le système industriel. La démocratie est un régime politique qui s’associe avec l’Etat de droit et la garantie des libertés individuelles.

Deux types de régimes contemporains ont émergé en submergeant les anciens régimes. Le communisme a recouvert le régime des tsars en Russie puis autour avec comme principe l’égalité des classes. Le fascisme est un régime hybride qui en Italie, a réussi à associer dans un même mouvement les capitaliste, la bourgeoisie étriquée (dépeinte par Verdi entre autres) et le travailleurs de modeste condition. Avec comme principe rassembleur la nation. Le nazisme est sociologiquement identique au fascisme mais il s’en différencie au niveau du principe rassembleur qui est la race et sa puissance. La guerre de 1939 a opposé les régimes démocratiques aux régimes fascistes. Avec le Japon dans le camp de l’Axe et les Russes finalement ralliés au Alliés.

La parenthèse enchantée a gagné les démocraties entre 1960 et 1980. Les années 2010 ont vu s’installer les forces populistes au sein même des régimes démocratiques qui sont face à deux ennemis, l’un externe, le fascisme islamiste, l’autre interne, le populisme qui ronge les démocraties de l’intérieur avec les nouveaux outils numériques.

Ce pourrissement interne de la démocratie est caractérisé par un phénomène inédit. Pour la première fois dans l’Histoire de l’humanité, les individus en masse se détournent des savoirs, de la culture, de l’aspiration à connaître et à s’instruire. Et dans le pire des cas, ces individus s’attaquent aux savoirs, connaissances et cultures. Surtout quand ils ont l’occasion de se cacher dans l’anonymat des réseaux sociaux.

Cette tendance à la désaffection face aux savoirs, ou à la défiance, s’est manifestée à des niveaux différents dans plusieurs contextes sociaux. A l’école, une dégradation des conditions favorables à l’éducation s’est produite et accentuée depuis 2010. Elèves, parents et enseignants sont concernés. Et même les rouages de l’administration qui n’ont pas été en veille sur ces sujets. L’université est concernée. Les responsables médiatiques aussi, le monde de l’édition, prêt à publier des choses faciles, surtout en science. Puis la masse des anonymes dont on constate la médiocrité et les ressentiments à l’égard de tout ce qui suscite envie, jalousies et passions tristes narcissiques. Le mot « élite » les fait aboyer. Tout ce qui leur est difficile d’accès est condamné à leurs yeux. Leur plaisir est d’humilier, croyant qu’en rabaissant l’autre ils s’élèvent. Il fut un temps où les maîtres étaient des modèles. Maintenant, ils sont devenus des repoussoirs.

C’est ce que j’appelle la barbarie 2.0, un mal qui ronge lentement la société, sorte de fascisme du déclassé qui dans d’autres pays est capté par le régime alors qu’en France, les extrêmes sont mis à l’écart mais pour combien de temps. Cette barbarie s’exprime sur le Net et prend le sens philosophique originel, le barbare étant celui qui n’accède pas au discours intelligé permettant de forger du sens à l’existence. Mais la différence avec l’Antiquité, c’est que cette nouvelle barbarie émerge dans une société instruite. Des types comme Trump, Erdogan ou Poutine parviennent à agréger les élites bourgeoises décomposées et les déclassés de l’humanité. On constate la trace des déclassés et désaffectés sur Agoravox, avec des auteurs presque radicalisés, intolérants, de mauvaise foi, parfois cinglés, et des commentaires plus qu’affligeants.

Les tendances contre la culture, la raison, l’intelligence, le savoir, la langue, la rigueur, représentent un réel danger pour la civilisation. Je ne peux guère plus qu’être un lanceur d’alerte sur ce sujet. Une alerte dirigée à la fois contre le peuple et les élites. Je crois bien que cette barbarie nouvelle et ce populisme sont des monstres qui se sont développés tels des kystes de l’ignorance et de la régression dans une démocratie qui s’est voulue saine. La barbarie 2.0 peut faire plus de dégâts que le nazisme d’ici 20 ans. Soyez vigilants. Si vous refusez de vous instruire, vous contribuerez à la destruction de la civilisation. A bon entendeur !

J’ai en tête un livre sur ce thème mais il n’est pas prioritaire.


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