Le temps des discours intempérants
par Orélien Péréol
mardi 1er décembre 2015
Nous sommes dans le temps où les prédicteurs a posteriori, les accusateurs (c’est la faute à… aux élus et aux élites, en général), les imprécateurs (il faut refaire le projet politique du monde !).
- Photo Orélien Péréol
Celles et ceux qui déclarent qu’ils savent la source de nos tragédies (la tragédie : comment la mort nous arrive) et la date de son début, qui souvent le savaient depuis que le processus a commencé mais qui ne l’avaient pas dit, ont voix au chapitre et ont l’attention et l’acquiescement du public. C’est encore le temps des « Vous n’avez rien compris, vous avez tout faux ». C’est le temps des discours forts et brutaux de ceux qui savent tout et veulent le faire savoir.
Ces points de vue sont tournés vers le passé, vers la recherche des causes et d’une cause unique si possible. Ces discours sont souvent peu logiques, proposent des interprétations impossibles, mais affirmées avec aplomb et conduisent à aucune solution (une fois qu’on a dit que le mal venait de là et de là, on n’est pas plus avancé pour savoir que faire). Nos médias numériques de masse poussent à cette « preuve » par la conviction. Cette « preuve » par conviction existait avant, elle est rendue plus forte, plus énergétique par nos médias modernes.
Il faut être le plus subversif possible, et le plus subversif c’est de faire porter la culpabilité des tueries du 13 novembre à nous-mêmes, aux Français, à la politique nationale… (symétriquement une telle culpabilité, absolument concentrée et unique, fait de ceux qui sont devenus djihadistes des êtres sans consistance que « l’occident » modèle entièrement, même quand « l’occident » les modèle de façon négative et mortifère à l’inverse de ce qu’il voulait).
Il y a aussi, « vous avez tout faux » : Olivier Roy nous dit que nous ne sommes pas en guerre parce que les tueurs de Paris ne sont pas des soldats syriens envoyés par DAECH. C’est tout de même DAEH qui agit, en puisant dans un vivier de jeunes français radicalisés. Le ralliement des désespérés à DAECH est opportuniste. http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/24/le-djihadisme-une-revolte-generationnelle-et-nihiliste_4815992_3232.html
Bernard Stiegler a un nouveau mot « la disruption ». Fini pharmakon et pharmakos, ses précédents mots. Peut-être nous sommes en guerre, mais lui, non. Comme si nous avions le choix. C’est celui qui met l’arme la plus puissante qui décide de ce qu’on doit faire pour ne pas mourir. S’il sort un sabre, il faut au moins un poignard ; s’il sort une kalachnikov, il faut une kalachnikov, un poignard ne suffira pas, à moins d’avoir beaucoup de chance, que quelqu’un qui peut vous tuer à distance soit assez distrait pour s’approcher de vous. Stiegler a plusieurs dates de début, 1944 les nouvelles formes de barbarie, les industries culturelles… et l’anthropocène qui débute la toxicité environnementale… http://www.lemonde.fr/emploi/article/2015/11/19/bernard-stiegler-ce-n-est-qu-en-projetant-un-veritable-avenir-qu-on-pourra-combattre-daech_4813660_1698637.html
David Van Reybrouck fait la leçon au Président de la République. Son raisonnement est, en substance, que Hollande ayant tenu, selon lui, les mêmes propos que Bush va obtenir les mêmes résultats. http://www.lemonde.fr/afrique/article/2015/11/16/monsieur-le-president-vous-etes-tombe-dans-le-piege_4810996_3212.html
Même Edgar Morin, le tenant de la complexité, écrit : « la réponse est simple : faire la paix au Moyen-Orient. » Et de détailler ce qu’il aurait fallu faire à la place de ce qui a été fait (imprécation). http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/11/16/pour-que-cesse-la-lutte-armee-en-france-il-faut-gagner-la-paix-au-moyen-orient_4810882_3232.html?xtmc=edgar_morin&xtcr=1
Johann Chapoutot, sur France Culture, critique le mot barbare employé par le chef de l’Etat et propose de lui substituer le mot « d’ennemi du genre humain ». Les bras m’en tombent ! C’est vraiment ce qu’il faut penser, c’est si différent « barbare » et « ennemi du genre humain » que l’un est mauvais et l’autre bon ?
Après Charlie, Emmanuel Todd nous avait fait le coup (les manifestants du 11 janvier étaient des dominants antidreyfusards depuis des générations). La question n’est pas seulement les raisons du comportement de ceux qui voient les choses comme ça, la question est qu’il est humain que ce type de discours plaise dans le temps immédiatement consécutif de la tragédie. Il faut que ce temps des discours fortement « individualisés » se passe et nous en arrivons à la fin. Si je mets des guillemets à « individualisés » c’est que si ces discours font remarquer fortement l’individu qui les porte, ils sont assez semblables (l’auto-culpabilisation).
Alain Badiou plaque un marxisme automatique sur la situation mondiale : un capitalisme tout-puissant crée des pauvres méprisés qui se vengent de la situation qui leur est faite par ces tueries, qui s’emparent de la religion, mais ce n’est que cosmétique, ce pourrait être autre chose… les actes sont des fascistes, certes mais ils ont une source : l’injustice créée par le capitalisme. Pour lui, c’est cela penser : il faut s’arracher à la propagande qui accompagne toute déclaration de guerre et ne parler ni de la France, ni de l’Islam… l’Etat est en train de dépérir en fait, vieille prédiction faite il y a cent cinquante ans, qui s’actualise (bien que les mécanismes de ce dépérissement ait aussi été décrit et ce ne sont pas ceux-là). Badiou a lui aussi la source du mal : « Notre mal vient de l’échec historique du communisme. »
Il y a encore plus fort : DAESH publie Michel Onfray dans sa propagande et ce dernier considère qu’il dit ce qu’il philosophe et n’a pas à répondre de ce que les gens en font ! Il ne veut pas voir que si DAESH le cite, c’est que les textes d’Onfray défendent DAESH. C’est une interprétation en acte, une évaluation en acte.
Michel Houellebecq insulte et traite de malades ceux dont il ne partage pas le point de vue…
Les subtils, les complexes, ceux qui analysent en tenant compte du plus grand nombre de faits, ceux qui bâtissent leur avis sur des informations qu’ils nous donnent vont pouvoir s’exprimer et être entendus. Oublions les textes et les auteurs précédents et lisons ceux qui vont voir le passé pour savoir comment améliorer l’avenir vont avoir la parole, qui vont porter des paroles humbles et susceptibles de débats et non d’anathèmes. Nous allons pouvoir apprendre, recevoir beaucoup d’informations, et ne plus juger fort et ferme, intraitable et intransigeant.
- Photo Orélien Péréol