Les bavards, les sourds et les sectarisations

par Bernard Dugué
mercredi 1er novembre 2017

§ 1. A notre époque d’hyper numérisation, d’étranges phénomènes se produisent dans le monde. En matière de géopolitique, d’événements géophysiques, incendies, sécheresse, ouragans, mais aussi dans la sphère médiatique. Je n’y avais guère prêté attention mais cette fois, c’est certain, je crois bien que les individus ne savent plus écouter et d’ailleurs, ils n’écoutent pas. Ce constat, je l’ai fait en observant les médias de masse mais aussi les médias dits « citoyens » comme Agoravox, tout en incluant quelques constatations tirées de mon expérience personnelle.

§ 2. Commençons par les médias avec le cas emblématique de JPE qui anime Bibliothèque Médicis, une intéressante émission sur la chaîne LCP avec une diversité d’auteurs remarquables. Hélas, JPE n’arrive pas à écouter les auteurs. Et c’est normal car à l’entendre, JPE en sait autant sinon plus que les auteurs auxquels il coupe régulièrement la parole pour parler de ce qu’il sait. Sur les ondes d’Inter, Nicolas Demorand est lui aussi un cas d’école. Avez-vous remarqué que Demorand sait plein de choses et même plus que son invité dans le studio de radio. Bien souvent, Demorand pratique une forme de harcèlement verbal pour que son invité confirme ce qu’il sait et qu’il n’a pas besoin d’écouter puisqu’il en sait autant que son interlocuteur. Il n’est pas le seul. Chez JJ Bourdin, c’est un peu différent. C’est une écoute orientée, ciblée. Il est sévère, Bourdin et lorsque l’invité entre dans le studio, il doit s’attendre à être placé en garde à vue pour un interrogatoire serré.

§ 3. La lecture des commentaires sur les sites dits citoyens ou participatifs est édifiante dans la mesure où elle traduit la présence de ces bavardages sans intérêt montrant que ces gens là ne savent plus lire ni écouter. Ils n’accordent aucune attention au texte de l’auteur et s’appliquent à écrire pour ne rien dire. Ces gens là savent tout sur rien et rien sur tout, ils vous corrigent, ils disent que telle chose est fausse, que vous vous trompé. Après avoir navigué en touristes sur les pages du Web, ils en savent plus et mieux que les auteurs d’articles qui ont travaillé des jours voire des semaines pour parvenir à une analyse pertinente des choses. Ces gens là ne lisent pas les auteurs mais parlent d’eux-mêmes. Leur ego rétréci est plus important que les grands événements du monde.

§ 4. Mon expérience personnelle laisse penser à un déficit d’écoute qui semble-t-il s’est accentué depuis quelques années. Je ne dispose pas de données complètes et laisse ce phénomène aux sociologues. A l’heure de la publicité et du bavardage, les dires pertinents et les offres de conversation sont déclinés. Vous devenez à l’image d’un prospectus publicitaire. On vous jette à la poubelle. Ce sentiment doit néanmoins être nuancé, voire amendé. La grande facilité pour transmettre des mails et des informations peut laisser croire qu’on ne vous entend pas dès lors que la machine ne répond pas dans un délai raisonnable mais court.

§ 5. Le danger est de pousser beaucoup de gens vers la sortie. La surdité et le bavardage ne sont que des indices témoignant du malaise contemporain dont les conséquences sont terribles car le système « produit » des individus parfaitement intégrés mais aussi ce que Harari, auteur de deux best-sellers lus par les puissants de ce monde, désigne comme les inutiles. Tel est le destin de la métaphysique. La science d’un autre siècle distinguait les animaux utiles et les animaux nuisibles. A l’ère technumérique, il y parmi les hommes des utiles et des inutiles.

§ 6. Plus personne n’écoute, tout le monde a un avis sur tout. Le système effectue un tri sélectif. Il y a des avis utiles et d’autres inutiles. On recycle rarement les vieilles recettes, on jette les idées obsolètes. Le bavardage c’est l’expression gouvernée par l’obsolescence gérée. Un avis est remplacé par un autre. Tout ce journalisme citoyen et tout ce magma de réseaux sociaux, cela ne sert pas vraiment l’humain mais s’avère utile pour faire fonctionner la machine technumérique.

§ 7. Que dire de plus. La « surdité » des élites repose aussi sur un fonctionnement dans un réseau. Si vous ne faites par partie d’un cercle, d’une institution ou une confrérie, on vous ignore. Débrouillez-vous avec les moyens du bord. Quant au bavardage, il repose sur le réseau universel qui est en réalité un robinet jamais fermé pouvant déverser tout et n’importe quoi.

§ 8. On assiste à un processus global de sectarisation. Ce processus s’analyse en prolongeant les études de Luhmann. Les groupes humains se rassemblent et pensent ensemble. A des degrés divers, sont affectés les groupes suivants : partis politiques, syndicats, ONG, grandes entreprises, médias, communautés religieuses ou culturelles… Ces groupes s’écoutent eux-mêmes mais peinent parfois à écouter les autres. A l’ère de l’hypercommunication, le dialogue de sourds est un genre très répandu.

§ 9. Le bavardage et la sectarisation peuvent-ils êtres maîtrisés ? Je ne crois pas mais c’est avec bienveillance que j’accepterai les arguments contraires.

§ 10. Ces phénomènes entraînent-ils le déclin des civilisations, voire le naufrage de l’homme ? C’est possible mais je n’ai pas sous la main tous les éléments pour penser cette question.

§ 11. Le contexte du bavardage et de la sectarisation est épouvantable pour le philosophe qui a des choses à dire dans ce monde où souvent l’on parle pour ne rien dire.

§ 12. Vais-je arrêter de penser ? Non !


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