Les écoles ne sont pas des casernes
par Sylvain Rakotoarison
jeudi 7 juin 2018
« Toutes les bonnes choses qui existent sont les fruits de l’originalité. » (John Stuart Mill, 1864).
Dans la rubrique "La France s’enflamme pour des bricoles", le débat sur l’uniforme à l’école a évidemment toute sa place. Si ce sujet peut passionner les Français, c’est parce qu’il fait partie de ces faux sujets qui ont pour base profonde le mal à l’identité et la perte du sens commun.
Disons-le ici dès le départ, je suis opposé à l’uniforme pour les écoliers. J’avais soutenu la candidature de François Fillon à l’élection présidentielle de 2017, mais j’avais trouvé stupide et inapproprié de mettre dans un projet présidentiel le port de l’uniforme dans les écoles. Stupide sur la forme, car il n’y a qu’en France qu’on pense qu’un Président de la République doit s’occuper des vêtements que porterait un môme de sept ans à l’école primaire ! Inapproprié sur le fond, ce que je vais tenter d’argumenter dans les lignes suivantes.
Prenons d’abord les faits qui ont fait surgir brusquement ce sujet d’actualité en fin d’année scolaire. Un maire LR, que je ne citerai pas, d’une petite ville de la région parisienne que je ne citerai pas plus, sinon pour dire qu’elle fut administrée, dans un temps ancien, par un illustre académicien, a organisé une consultation locale auprès des parents d’élèves des écoles primaires, du cours préparatoire (CP) au cours moyen seconde année (CM2) pour savoir s’ils sont d’accord ou pas avec le port de l’uniforme, avant d’étendre la mesure, le cas échéant, au collège.
La consultation (ce n’est pas un référendum), qui s’est déroulée pendant toute la semaine à cheval en mai et juin 2018, a approuvé à 62% la proposition du maire contre 38%. Si elle bénéficie d’une nette majorité, la mesure n’est cependant pas consensuelle pour autant car 38% représente une forte minorité opposée. Le Ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a apporté son soutien à cette initiative sans vouloir la généraliser partout dans le pays.
Concrètement, la mairie proposera aux parents d’élève un "trousseau" d’une dizaine de vêtements (pull, pantalon, jupe, etc.) pour le prix de 145 euros, vêtements qui pourraient être éventuellement réutilisés par les plus jeunes ultérieurement. Le prix n’est pas excessif par rapport au prix du marché (c’est même inférieur) mais dans une comparaison avec l’achat d’un nombre identique de vêtements neufs de même nature.
Déjà, rien que sur le plan financier, c’est bancal quand on sait que certaines familles ont du mal à payer les quelques dizaines d’euros de tarif réduit pour les cantines scolaires. Alors 145 euros ? Car certaines familles se débrouillent, rachètent des vêtements d’occasion, en récupèrent des plus grands, ou se les confectionnent eux-mêmes pour économiser.
Sur le plan légal, la seule chose qui compte est le règlement intérieur des établissements scolaires qui doit imposer une tenue correcte aux élèves (l’uniforme n’a donc pas pour fonction d’éviter les tenues négligées, elles sont déjà interdites).
Mais aucune loi ne peut imposer à une famille l’uniforme pour ses enfants, et par conséquent, l’uniforme sera nécessairement porté sur la base du volontariat. Là encore, on voit le côté bancal de la mesure : l’intérêt de l’uniforme (comme son nom l’indique), c’est que tout le groupe le porte. Si chacun fait ce qu’il veut, les uns avec un uniforme, les autres sans, il n’a déjà plus beaucoup d’intérêt ni de cohérence.
Rien que sur le plan réglementaire, donc, c’est un faux débat. Et si un chef d’établissement venait à imposer l’uniforme, je ne doute pas que l’affaire remonterait jusqu’au Conseil d’État comme ce fut le cas lors de la première "affaire" du foulard à l’école il y a près d’une trentaine d’années. À l’époque, d’ailleurs, le Conseil d’État avait botté en touche et avait répondu au Ministre de l’Éducation nationale de l’époque, un certain Lionel Jospin, qu’il fallait régler ce problème par la loi, ce qui a mis quinze ans pour la faire adopter (sous Jacques Chirac).
Reprenons aussi quelques titres dans les médias. Beaucoup parlent d’un "retour de l’uniforme" dans les écoles. Je ne dois pas vivre dans le même pays que ceux qui ont écrit de tels titres. Je ne me croyais ni en Chine communiste, ni même à Cambridge, Oxford… que sais-je ? Le problème, c’est qu’il n’y a jamais eu d’uniformes à l’école en France, et heureusement.
Ceux qui parlent de "retour" montrent, à peine masquée, leur envie de retour en arrière. Un retour vers un passé idéalisé, mythifié. Le fameux "C’était mieux avant" (avant : "quand j’étais jeune", sans doute) fait des ravages dans les réflexions. On ne les appelle pas des "traditionalistes" (puisque l’uniforme n’a jamais été porté par les écoliers, ce n’est donc pas une tradition), on les appelle des "réactionnaires", c’est-à-dire (attention, c’est ma définition), des personnes qui, ayant peur du présent, cherchent à se raccrocher à des branches qu’elles pourraient croire du passé et qui ne sont en fait que dans leur propre imaginaire (très arbitraire et subjectif). Rien à voir avec des "conservateurs" dont les meilleurs prototypes aujourd’hui se trouvent plutôt à la CGT et à la France insoumise : surtout, ne touchons à rien, tout va bien malgré les 10 millions de précaires et de demandeurs d’emploi !
Non, il n’y a jamais eu d’uniforme à l’école publique en France. Il y a eu en revanche le port de la blouse jusque dans les années 1970, pour des raisons très concrètes qui intéressent surtout les mères de famille (et les rares pères qui s’occupent de ces choses-là) : la blouse servait pour son utilisation classique, à savoir, se protéger des taches d’encre, car les enfants, beaucoup plus que les adultes, pouvaient faire quelques dégâts sur leurs vêtements avec de l’encre. L’arrivée du stylo à bille a rendu inutile ce type de protection (même si dans certains établissements, l’écriture au stylo à encre, plus agréable à la lecture, est encore demandée). Et cette blouse ne pouvait pas être assimilée à un uniforme puisque toutes les blouses étaient différentes, de différentes couleurs, différents tissus.
Le principe de l’uniforme n’est pas, dans l’absolu, une aberration. Lorsque j’ai fait mon service militaire, j’ai même pu comprendre sa raison d’être, au-delà du fait que le chef commande et les soldats ne doivent demeurer que des pions désindividualisés qui obéissent.
L’uniforme est à la fois une solidarité et une identité. J’ai le souvenir qu’un compagnon ayant attrapé un rhume voulait porter son foulard, et nous avions accepté de le porter aussi car il fallait une uniformité de la troupe. Intellectuellement, cela pouvait paraître stupide car rien n’empêchait, théoriquement, surtout en temps de paix, que l’un portât un foulard pour le protéger du froid et pas les autres. Mais cela prouvait aussi la solidarité de tout le corps, prêt à se contraindre pour aider un camarade.
Identité aussi, voire fierté. J’étais chez les chasseurs alpins, et il était assez fréquent que ceux qui quittaient le bataillon après leur service achetassent au moins leur "tarte" (à cinquante francs, il me semble). Je n’ai pas pu en acheter une car il n’y en avait plus à ma taille (je n’avais pourtant pas une tête énorme !) mais je l’aurais volontiers fait s’il en était resté. Certains régiments sont peut-être plus prestigieux que d’autres, et en arrivant dans ce bataillon, j’étais d’ailleurs étonné de la forte réputation des chasseurs alpins auprès de la population d’Annecy. Je dois même dire que c’est une bonne piste pour charmer la gent féminine ! L’histoire aide et les valeureux et jeunes résistants du Plateau des Glières n’y étaient pas pour rien.
Mais là, c’étaient des militaires. Et si un militaire doit être interchangeable, si on lui demande justement de ne plus penser par lui-même (ce qui est relativement facile vu le rythme physique qu’on lui impose), c’est tout le contraire de l’écolier, de l’élève, de l’étudiant. Je rappelle le but ultime de l’instruction : devenir un citoyen éclairé, penser par soi-même, être capable d’esprit critique mais aussi d’esprit de solidarité et de responsabilité. Donc, se fier plus à l’individu, à la personne humaine, qu’à des considérations collectives. C’est l’esprit (classique) des Lumières mis en pratique par les lois de Jules Ferry et par les fameux hussards de la République, terme créé par Charles Péguy.
Justement, l’école n’est pas une caserne. On demande aux élèves de réfléchir par eux-mêmes. De ne pas attendre son salut du groupe mais de lui-même. Sans compter qu’on peut aussi leur donner l’esprit de compétition, car la vie active n’est (hélas) qu’un concours permanent.
Alors, prenons les différents arguments pour vouloir cet uniforme.
Le premier, c’est effacer les différences sociales. C’est vrai, il y a des différences de niveau de vie telles que certains écoliers sont habillés "chèrement" et d’autres beaucoup moins. Pourtant, cette révélation sociale ne sera pas effacée par le port de l’uniforme. Car il y aura toujours d’autres distinctions sociales : la montre, par exemple, le collier, la gourmette, le bracelet, ou tout ce qui ne ferait pas partie du "trousseau" (par exemple, peut-être les chaussures). Et sans doute que la plus grande différence sociale, c’est entre ceux qui partent loin en vacances et qui ne partent pas, ceux qui partent en week-end et ceux qui ne partent pas, ceux qui ont des consoles de jeu très coûteuses et les autres, etc. Les différences sociales reviendront toujours par des chemins détournés.
Le deuxième argument est pécuniaire. Je doute de l’efficacité de cet argument car l’uniforme oblige les familles à payer une forte somme. Elle est sans doute plus faible que la moyenne annuelle pour un enfant, mais cela dépend justement des familles. L’autre point de l’argument, c’est que cela éviterait la course aux marques, aux vêtements chic. Probablement. Mais je reste convaincu que la meilleure réponse contre cette course stupide et coûteuse, c’est une réponse éducative. Donner le sens des choses, la hiérarchie des valeurs, et rappeler que si ce sont les parents qui sont les payeurs, ils peuvent aussi se permettre de donner des limites aux désirs de leurs enfants dès lors qu’ils les leur expliquent clairement. L’enfant n’est pas roi.
Le troisième argument utilisé a été pour certains la laïcité. Un uniforme remplit son rôle de neutralité devant la religion. Pourtant, d’une part, les règlements intérieurs et même la loi interdisent tout signe ostentatoire d’une religion dans l’enceinte de l’école, donc, c’est déjà acté pour la laïcité. D’autre part, pour les provocateurs, il y aura certainement d’autres moyens de montrer l’appartenance à une religion, ne serait-ce que dans la manière de manger dans les cantines scolaires.
Le quatrième argument est curieux dans sa cohérence (je les classe sans forcément un ordre précis) car il est en opposition avec les premiers, ceux de l’indifférenciation. Il y a en effet avec le port de l’uniforme un sentiment très fort de fierté et surtout, d’identité à un collectif. C’est donc un argument de différenciation. Différenciation avec les autres corps, les autres établissements. Mais aussi avec les autres identités. La jupe identifie le sexe (on a dit que les filles pourraient quand même porter le pantalon, on respire). C’est justement cette différenciation et ce sentiment d’appartenance qui sont la raison des uniformes dans des collèges britanniques prestigieux. Je suis pareil que les miens, mais différents des autres (pas les miens).
La frontière entre "les nôtres" et "eux" me paraît toujours douteuse et malsaine car ce clivage engendre les pires excès qui peuvent se traduire par la xénophobie, le racisme, l’antisémitisme, etc. et plus généralement le "racisme anti-quelque chose".
Sentiment d’appartenance ? Nous y voilà. Certains confondent les choses et passent allègrement du sentiment d’appartenance à un établissement à celui d’une nation. Ainsi, pour Geoffroy Lejeune, très sympathique et intelligent directeur de "Valeurs Actuelles" (que j’apprécie beaucoup par ailleurs), invité sur LCI le 4 juin 2018, il ne paraîtrait pas inopportun d’imposer aux écoliers le salut au drapeau tricolore et la Marseillaise tous les jours. On voit bien que le courant réactionnaire peut s’exprimer en toute occasion, et ce n’est pas l’apanage de la droite ; durant sa campagne présidentielle en 2007, Ségolène Royal avait évoqué l’armée pour résoudre les problèmes sociaux dans certains quartiers défavorisés.
Imaginons qu’on impose cela aux enfants (après tout, on leur imposait bien la prière le matin dans certains établissements) : que ferait-on, comment réagirait l’enseignant, le chef d’établissement, si jamais un des élèves se mettait à manquer de respect avec le drapeau ou l’hymne national ? Or, vu le niveau de rébellion à bons comptes de certains collégiens et lycéens dans certains quartiers, il paraît assez probable que ce genre de provocations serait nombreux et engluerait le débat public dans des sujets très mineurs par rapport à des objectifs déjà ambitieux sur le niveau éducatif qu’on voudrait obtenir d’une génération.
Dans les mesures réactionnaires, on peut aussi imaginer la fin de la mixité dans les écoles. N’importe quel enseignant qui a connu des classes non mixtes (sexuellement je précise) et qui a vu la mixité (heureusement) arriver dans ses classes pourrait témoigner : les filles, seules, travaillent généralement mieux que les garçons seuls. Et malheureusement, au collège surtout (quand les sens s’éveillent), lorsque les garçons et filles sont mélangés, les filles travaillent généralement moins bien (que seules) car se mettent en mode de représentation devant les garçons. Bon, évidemment, ce sont des généralités qu’il faut pondérer par tous les cas particuliers, mais la tendance est plutôt celle-ci.
Et la réponse à ce constat, serait-ce d’en finir avec la mixité scolaire et de "revenir" aux collèges de garçons et aux collèges de filles ? Bien évidemment non, car l’école, c’est aussi un espace de socialisation, un lieu d’apprentissage de la vie sociale en général, et plus il y a de diversité dans une classe, plus l’élève apprend que les différences ne sont pas si dramatiques que cela et que les choses qui unissent sont plus fortes que les différences. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est utile d’intégrer les enfants en situation de handicap (à condition d’y mettre les moyens humains), c’est utile à ces enfants qu’il ne faut pas isoler socialement, mais aussi à tous leurs camarades qui ne verraient plus le handicap avant de voir la personne qui vit avec cela.
Faut-il rappeler que le citoyen français est également citoyen européen et qu’à cet égard, il bénéficie de deux belles devises ? La première : "Liberté, égalité, fraternité". C’est-à-dire aussi la liberté de porter les vêtements qu’il souhaite, d’être comme les autres ou au contraire, différent des autres. Et la seconde : "In varietate concordia" qui signifie : "Unie dans la diversité". Eh oui, c’est ce que n’ont pas compris les nationalistes : l’unité n’empêche pas la diversité ni l’identité. Au contraire, elle les renforce car elle leur permet de s’exprimer et d’exister avec beaucoup plus de puissance.
Je crois malheureusement que ce sujet de l’uniforme est encore un faux débat, une sorte de sujet de dispersion, de diversion. Le maire en question l’est devenu récemment en raison de l’application de l’interdiction du cumul : son prédécesseur est un ancien ministre et un député qui occupe aujourd’hui de grandes responsabilités à l’Assemblée Nationale. Je pense surtout que c’est un sujet qui a donné l’occasion, car je ne doute pas que c’était le but premier, à cet élu local, de se faire un coup de publicité à moindre coût et de tenter de faire croître sa notoriété inexistante (d’où ma volonté de ne pas entrer dans ce jeu pervers en ne citant pas son nom). Il y a pourtant d’autres moyens, plus judicieux et plus méritoires pour se différencier et se faire connaître du grand public …de manière flatteuse.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 juin 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les écoles ne sont pas des casernes.
La laïcité.
La réforme du baccalauréat.
Jean-Michel Blanquer.
Prime à l’assiduité.
Notation des ministres.
Les internats d’excellence.
L’écriture inclusive.
La réforme de l’orthographe.
La dictée à l’école.
La réforme du collège.
Le réforme des programmes scolaires.
Le français et l’anglais.
La patriotisme français.