Les enseignants ne sont pas des clones

par Bruno de Larivière
vendredi 25 mars 2011

Dans une certaine indifférence, une profession connaît une marginalisation progressive. Il est vrai que les enseignants ne sont pas les seuls à subir une mutation profonde des sociétés occidentales...

Il y a dix ans, Paulo Santiago publiait dans 'l'Observateur' de l'OCDE un article intitulé : 'Comment faire face à la pénurie d'enseignants ?' [Dessin ci-joint de Gilbert Ganez-Lopez] Après avoir établi que le salaire des enseignants du primaire ne suivait pas la même courbe que celle du PIB par habitant dans tous les pays étudiés hormis aux Pays-Bas et en Nouvelle-Zélande, il continuait sur le vieillissement du corps enseignant. Il observait que dans le 'pire' des cas, en Suède, la moitié de ceux qui travaillaient dans le secondaire avaient cinquante ans ou plus. Le fonctionnaire de l'OCDE en tirait l'idée que la masse salariale coûtait de plus en plus cher, alors même que les opinions publiques commençaient à douter de l'efficacité du corps enseignant : discours sur la baisse du niveau, sur la dégradation de l'enseignement dans les établissements socialement déclassés.

Paulo Santiago prédisait l'avenir avec lucidité : « Mais dans l'immédiat la pénurie d’enseignants risque de se traduire par une baisse de qualité des enseignants et de l'enseignement, plutôt que par des salles de classe surchargées et livrées à elles-mêmes. À court terme, les principaux dispositifs mis en place pour équilibrer l'offre et la demande consistent en effet à abaisser le niveau de qualification exigé des enseignants. L’autre branche de l’alternative est de réduire la demande et de l'aligner sur l'offre existante en augmentant la charge de travail des enseignants ou la taille des classes. Dans les deux cas, c'est au prix de la qualité de l’enseignement. »

Le fonctionnaire de l'OCDE passait ensuite du vieillissement du corps enseignant à l'augmentation des démissions sans lier les deux facteurs. Il en déduisait que les gouvernements devaient en tirer les conséquences pour contrecarrer cette tendance, en citant successivement les salaires, l'amélioration des conditions de travail et le perfectionnement professionnel. Il terminait par une allusion à la féminisation de la profession et à sa faible ouverture sur l'extérieur, signe pour lui d'une détérioration du statut d'enseignant.

Ce résumé pointe évidemment les lacunes de la démonstration. Celle-ci a cependant pour premier mérite de ne considérer qu'une tendance générale dans l'OCDE, sans s'arrêter sur telle ou telle caractéristique nationale. En France, évoquer une possible pénurie d'enseignants s'avère ardu. Un million de fonctionnaires sont forcément trop nombreux, la référence à l'Union Soviétique étant un passage obligé (source) en oubliant au passage l'aspect fécond de la comparaison. Car l'URSS conciliait parfaitement le plein-emploi communiste et une médiocre productivité économique ; il y avait des babouchkas dans chaque pièce des musées soviétiques, mais le patrimoine partait à la dérive. Les articles sur l'Education Nationale balancent entre l'évocation des grévistes, corporatistes et tire-au-flanc et celle répercutant les lamentations sur l'incompréhension des ministres et gouvernements. Après le 'tournant' remarqué de Claude Allègre, l'amertume a grandi contre la gauche de gouvernement. 

Or, une brève revue de presse permet de confirmer l'acuité de la question posée au préalable. Partout en Europe et en Amérique du nord, on s'inquiète d'une détérioration des systèmes d'enseignement (au-delà de la seule question du recrutement). Au Royaume-Uni, une polémique enfle après la publication d'une enquête réalisée en Ecosse ; un élève sur vingt y déclarait qu'Adolf Hitler a entraîné l'équipe nationale allemande de football (source). Aux Etats-Unis, une polémique naît avec l'ouverture d'une classe sans professeur en Floride (source). La presse allemande s'inquiète à dates régulières du niveau des élèves.

'Déjouer la pénurie d'enseignants' Le Temps

'Une pénurie d'enseignants menace la Suisse ' Swissinfo

'Ecole cherche enseignants désespérément' Enseignons.be

Au Capes, en janvier 2011, les candidats sont parfois moins nombreux que les postes offerts (France 2)

'Collège catholique cherche prof' (Europe 1)

Enfin, le Sénat parle du budget finlandais consacré à l'Education. Il ne voit pourtant rien de mirobolant (source) dans le 'modèle' ['Petits modèles entre ennemis']

Un effort de discernement s'impose au préalable. La plupart des arguments avancés par les pro et les anti n'expliquent généralement pas grand chose. Ils ne disent rien sur la 'crise' incriminée. Ainsi, la déconsidération de la fonction qui serait accentué par le prétendu laisser-aller des enseignants (tenue négligée, langage relaché, etc) ressemble fort à une accusation en règle formulée contre mai 68. Les soixante-huitards furent décidément bien nocifs. La jeunesse impolie et mal élevée ne respecte plus les enseignants ? Ce n'est ni nouveau ni totalement faux, mais bien d'autres corps de métiers relèvent une hausse des 'incivilités' : juges, médecins, policiers, commerçants, etc. Ces métiers ne cessent pas de recruter. Ce qui est vrai pour tous ne vaut donc pour personne : il faut chercher d'autres explications. Les blagues sur les vacances et les heures de cours qui laissent du temps libre remontent aux calendes grecques. Les salaires d'enseignants insuffisants ? Ils ont globalement suivi l'évolution de ceux des fonctionnaires. Et même s'ils paraissent aux intéressés insuffisants - qui se plaint de la situation inverse ? - les bas salaires existent dans bien d'autres secteurs d'activité, avec un vivier de recrutement conséquent ; le cas des chercheurs mal payés en témoigne.

Il y a plus étonnant. Le corps social demande de l'enseignement comme jamais. Les organismes vendant des cours particuliers prospèrent même. L'un d'entre eux se vante d'offrir le bac 'garanti ou remboursé' (source). Si le gouvernement Fillon a supprimé en France la carte scolaire, c'est pour répondre au vœu de son électorat soucieux de pouvoir s'extraire de l'exigence (affichée plus qu'appliquée...) de mixité sociale ['La carte, à la carte']. L'idée de sacrifier la réussite de ses enfants sur l'autel de la République freine les ardeurs des mieux intentionnés. Qu'une partie des classes moyennes aisées - en particulier celles dont la réussite sociale et financière ne doit rien aux universités et autres grandes écoles - aient un compte à régler avec le monde enseignant me semble certes regrettable. Mais c'est hors-sujet. Ceux qui gagnent bien leur vie et d'autres prêts à se saigner aux quatre veines veulent pour leurs enfants les meilleures filières et un corps professoral de qualité. Certains ironiseront sur le modèle poursuivi et sur les moyens pour y parvenir. Mais il existe bien une demande. On n'avance pas. Pire, alors que le chômage n'épargne pas les diplômés et que la qualité de vie des enseignants est susceptible d'attirer de nouvelles recrues - je laisse aux amateurs de clichés le soin de compléter ! - pourquoi en arrive t-on à une pénurie d'enseignants ?

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Examinons maintenant les thèses de la défense. La première est celle du sentiment de 'non-reconnaissance' ressenti par les enseignants. Je suis toujours curieux de le relever dans les forums ou dans les commentaires suivant des articles traitant de l'enseignement. Il faudrait expliquer comment la 'non-reconnaissance' influe sur le recrutement. Mais à quelle valeurs professionnelles uniques les enseignants se réfèrent-ils ? Les boulangers se lèvent tôt, et les veilleurs de nuit se couchent tard. Les gardiens de prison cohabitent avec un public difficile. Prenons le problème d'un autre point de vue. J'ai bénéficié moi-même des largesses intellectuelles de quelques professeurs expérimentés et talentueux dans les années 1970-1980. Je n'ai cependant pas oublié qu'ils étaient souvent brocardé par mes petits camarades, les uns gémissant contre leur sévérité, les autres contre leur dévouement à leur discipline. Les vocations provoquent parfois le rejet.

Le diplôme ou le haut niveau d'études des enseignants ne seraient pas pris en compte ? Mais dans la société de la connaissance que l'enseignement de masse a produite, beaucoup peuvent se targuer de ces titres, sans toujours gagner des mille et des cents. La profession a de surcroit souvent préféré mettre en avant des qualités professionnelles qui ne sont pas propres aux enseignants. Elle a en revanche ramené à peu les talents et mérites individuels ; innés pour certains, acquis par le travail pour d'autres. La rhétorique n'est pas du goût de tous, mais elle s'apprend. Et l'éloquence n'est pas qu'un don. Cependant, le pédagogue, le savant ou l'éloquent touchent peu ou prou le même salaire que les autres. Il faudrait ici introduire les nuances en fonction des pays. Plus la profession se repose sur ses statuts, sur des grilles indiciaires qui égalisent, moins elle laisse une place au caractère propre de chaque personne.

Entre professeurs, les plaisanteries fusent contre le show-business, les vedettes en tous genres, les sportifs professionnels, etc. Je serais malvenu de prendre ici la défense de la Société du Spectacle ['Nicolas Sarkozy n'a pas lu 'la Société du Spectacle', les Français non plus']. Mais dans ce monde des apparences la roche Tarpéienne est proche du Capitole. Tout le monde se tutoie et se fréquente mais comme des crocodiles dans un marigot. Le meilleur, ou le plus fort c'est selon, domine les autres puis cède la place. Pour un à qui l'on offre des ponts d'or, combien se contentent des miettes qui tombent de la table ? L'égalité de tous les enseignants a conduit à l'excès inverse. En France, on a même une société des Agrégés. A l'intérieur seuls rentrent les admis. Mais partout dans le monde occidental, les syndicats fédérent les énergies pour revendiquer ou défendre des acquis sociaux. Ils n'ont pu pour l'heure infléchir la baisse du nombre de candidats - enseignants...

La seconde thèse renvoie à l'analyse par la classe sociale. La victime qui demande de l'aide part du principe qu'elle va être entendue. Cela n'a pas de sens en la matière Les enseignants n'appartiennent pas (plus ?) automatiquement aux classes supérieures par leurs niveaux de revenus. Sans doute est-ce pour certains une satisfaction, mais pour d'autres c'est une souffrance, avec un sentiment de déclassement. Il reste qu'il est difficile de définir de façon incontestable les classes moyennes (source) ici indirectement en cause. Il est au contraire assez facile de décrire les traits caractéristiques du cadre ou du manager. Il est mobile professionnellement, il prend régulièrement les moyens de transport ; il rend des comptes à sa hiérarchie, et à ses clients ; il dirige une équipe et garde à portée de main son Blackberry. A l'étranger, sa famille lui manque (ou non !). Faut-il continuer ? Un enseignant ressemble au précédent comme un Aztèque à un soldat de Cortès approchant Mexico. Mon penchant amérindien me fait dire que la vie au foyer, le contact avec les enfants, la tranquillité de la vie quotidienne et le plaisir des choses simples font parfois envie au cadre - manager. Simple supputation. L'enseignant ne peut en tout cas espérer un salut du côté de ses égaux, ou assimilés comme tels. Il n'existe aucune solidarité de classe : ne l'a t-il pas délibérément cherché, parfois ?!

Mais dans le titre j'ai employé le mot 'marginalisation'. En tant que géographe, je souhaiterais introduire une dimension spatiale. La 'crise' de l'enseignement ici esquissée signe à mon sens celle des métropoles dans lesquelles vivent les enseignants. Je néglige délibérément la situation plus contrastée des zones intermédiaires, éloignées des grandes agglomérations sans être rurales. Les grandes villes occidentales se caractérisent dans les vingt dernières années par trois profondes transformations. Elles trouvent leur origine dans des mécanismes plus anciens (réhabilitation du patrimoine en Europe) et interagissent. Primo, les foyers fiscaux les plus élevés reviennent s'installer dans les centres-villes : c'est la 'gentryfication' ['Promenons nous dans les bois, tant que le pavillon n’y est pas…']. Secundo, les prix de l'immobilier progressent de façon continue, repoussant progressivement les fameuses classes moyennes en périphérie dans un mécanisme de périurbanisation 'forcée' ['Comment être riche sans rien faire ?']. Tertio, l'étalement des aires urbaines entraîne une dépendance vis-à-vis des transports individuels ou collectifs. Vivre en métropole, signifie perdre beaucoup de temps dans les transports ['Ceinture et Sainte-Soulle'].

Ces trois facteurs éclairent à mon sens le problème des enseignants, qui est celui de l'allongement croissant de la distance domicile - travail. Que l'on donne quinze, dix-huit ou vingt-cinq heures (moyenne européenne) de cours compte moins que l'organisation de l'emploi du temps. A quoi sert-il en effet d'avoir des créneaux libres si c'est pour ne pas pouvoir rentrer chez soi ? En France, les enseignants du secondaire n'ont pas de bureaux dans leurs établissements. Ceux-ci ont été conçus pour que chacun vienne faire cours, qu'il participe dans les salles communes aux activités éducatives (réunions, conseils de classe, rencontres avec les parents, etc.) et qu'ensuite il retourne à son domicile.

Même un enseignant expérimenté bénéficiant d'un poste intéressant dans un lycée sélectif n'échappe pas au lot commun, à moins d'avoir pu dans un temps reculé acheter (et rembourser) son logement dans un quartier agréable à défaut d'être huppé. Mais d'une façon ou d'une autre, il doit accepter la hausse de ses impôts locaux. S'il habite en centre-ville, il doit se résoudre à faire ses courses dans une grande surface parce que les commerçants du coin s'adaptent à la clientèle, autre conséquence indirecte de la gentryfication. Son futur remplaçant a commencé à exercer dans un établissement déclassé, souvent dans la périphérie, et a connu les transhumances domicile-travail. Celles-ci vont continuer parce qu'il ne peut s'installer dans les beaux quartiers.

*

Comme on le voit, le problème de l'enseignement est complexe. Et je n'ai pas abordé la question cruciale du 'sens'. Les sociétés démocratiques ont triomphé. Celles-ci ont placé le bonheur au sommet du panthéon des 'valeurs' recherchées. Le savoir se trouve réduit à peu de choses ? Que les nostalgiques réfléchissent au respect de la sagesse des Anciens, à la place du père, et à bien d'autres vieilleries (...) équivalentes et aujourd'hui totalement désuètes. Tocqueville ne s'en étonnerait pas :

 « La plupart des riches [Américains] ont commencé par être pauvres ; presque tous les oisifs ont été, dans leur jeunesse, des gens occupés ; d’où il résulte que, quand on pourrait avoir le goût de l’étude, on n’a pas le temps de s’y livrer ; et que quand on a acquis le temps de s’y livrer, on n’en a plus le goût. Il n’existe donc point en Amérique de classe dans laquelle le penchant des plaisirs intellectuels se transmette avec une aisance et des loisirs héréditaires, et qui tiennent en honneur les travaux de l’intelligence. […] Il s’est établi en Amérique, dans les connaissances humaines, un certain niveau mitoyen. Tous les esprits s’en sont rapprochés ; les uns en s’élevant, les autres en s’abaissant. » [De la démocratie en Amérique. Tome 1 / 'L'Amérique reste à conquérir'].

Une autre utopie est née, d'un savoir illimité et libre. Les nouvelles technologies de l'information et des communications le font croire. Alors que transmet-on en tant qu'enseignant quand 'd'un clic je sais tout' se lit sur toutes les lèvres ? Fort de mes presque cinq années d'écriture en ligne ['Pourquoi écrire ?'], je peux témoigner du potentiel extraordinaire d'Internet pour éclairer un cours ou des travaux dirigés. Mais je suis en même temps effrayé de l'auto-persuasion de mes contemporains à y trouver un miroir de leurs prétentions illusoires. Si l'on ne se forge pas une méthode - celle-ci au prix de centaines d'heures de travail - Internet devient un fléau moderne. Les idioties prospèrent, et les beaux parleurs tiennent le haut du pavé. Cédez à cette idée et vous croirez peut-être que les médias vous mentent, que les Américains ont commandité les attentats du 11 septembre, que les Illuminati dirigent le monde, que les plus belles femmes ont des seins en obus et prennent plaisir à se faire violenter devant une webcam ou (surtout) que les forums de discussion ont réponse à toutes les questions existentielles : la crise du couple, les pannes de moteur, les combines pour acheter pas cher, et j'en passe...

Il y a des raisons de s'inquiéter. Derrière les formules d'usage sur l'utilisation généralisée d'Internet, les dirigeants vieillissants d'un Occident riche et désorienté passent à côté de cette révolution silencieuse. Le mot de la fin ? Les parents - belle généralisation ! - veulent pour leurs enfants une aide personnalisée, attentive, sans brusquerie ni réprimande. Chaque 'apprenant' est 'différent'. Si l'on considère que les enfants puis les adolescents ont besoin d''encadrants', un nouveau type de métier doit apparaître. Chez les 'encadrants', les diplômes universitaires compteront moins que la capacité des intéressés à suivre leurs ouailles. Il leur faudra encourager, donner confiance, et ne jamais tenir rigueur à un enfant de sa paresse ou de sa fatuité. La pénurie des enseignants rejoint par conséquent celle des artistes ou des journalistes. Comme les 'encadrants', les designers ou les blogueurs s'apparentent pour moi à des 'clones'. Je plaide personnellement pour la coexistence pacifique, sans grande conviction. La demande provoque en effet l'offre et non l'inverse. 

Dans la 'guerre des clones', les enseignants se rangent aux côtés de bien d'autres professions en péril ou en mutation. Cela ne doit pas être un motif de découragement. La crispation identitaire ne résoudra rien. Et ils se trompent, ceux qui imaginent qu'en augmentant (plus ou moins) fortement les salaires, la crise de l'enseignement et la pénurie de bons praticiens s'évanouiront. Les Etats occidentaux souffrent tous de déficits chroniques. L'argent ne tombera plus du ciel.


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