Les gilets jaunes : hommes et femmes de l’année 2018
par Laurent Herblay
mardi 1er janvier 2019
Il y a plus de 20 ans, le thème de la fracture sociale contribuait à faire élire Chirac à la présidence, marquant l’émergence intellectuelle de la question des inégalités. Depuis, le débat a beaucoup progressé, porté par Piketty, Guilluy ou Stiglitz. En revanche, la question semblait largement sortie du débat politique, jusqu’à ce que les gilets jaunes remettent enfin le sujet au cœur du débat. Merci à vous.
Refuser l’injustice sociale
Il est assez incroyable que le thème des inégalités et de la grande injustice sociale qui caractérise nos sociétés depuis la révolution oligo-libérale ne soit pas parvenu à davantage s’imposer dans le débat politique. Le sujet commence à percer dans les pays anglo-saxons, avec Corbyn et Sanders. Il émerge dans certains pays asiatiques. Mais en France, à part la campagne de Chirac en 1995, il est resté bien trop confiné à la sphère intellectuelle, même Mélenchon s’en emparant de manière un peu superficielle et caricaturale, se limitant à dire qu’il y a de l’argent, sans expliquer en profondeur les mécanismes à l’œuvre et comment cette globalisation enrichit les 1%, au détriment des 99%.
Et finalement, c’est bien ce message qu’ont porté les gilets jaunes : une révolte face à l’injustice crasse de cette société qui tourne de plus en plus pour une minorité globalisée, au détriment de l’immense majorité, qui doit toujours se serrer davantage la ceinture, qui perd des services publics essentiels, quand on donne toujours plus aux mêmes, notamment Macron. Ce ras-le-bol couvait depuis longtemps. Chirac l’avait utilisé sans scrupule en 1995 avant de le trahir après l’élection. On peut considérer que 2005 avait également été une expression du refus de cette société où la liberté des plus riches et des plus forts ne cesse de grandir, quand celle de tous les autres est de plus en plus contrainte.
Gràce à l’action des gilets jaunes, bien des questions mises sous le tapis ont ressurgi. Bien sûr, le pouvoir et des média sidérés ont tenté de travestir le message de ce mouvement, ne manquant aucune occasion de le rapprocher de l’extrême-droite ou habillant un désir de justice sociale et fiscale en ras-le-bol fiscal bien plus compatible avec l’agenda oligo-libéral de recul de l’Etat. Mais les Français n’ont pas été trompés par le prisme médiatique déformé, continuant à soutenir dans leur grande majorité le mouvement, malgré les violences et les débordements, souvent le fait de casseurs et d’extrémistes sans aucun rapport avec les gilets jaunes. La fracture sociale s’est incarnée en 2018.
Il faut dire que Macron est le meilleur catalyseur de ce réveil politique. Sa politique de classe assumée, son mépris aristocratique de la France du bas, « gaulois réfractaires », « gens de rien », à qui il faudrait dire de traverser la rue pour trouver du travail, exprime plus que jamais la coupure des élites d’avec l’ensemble du peuple. Cette présidence agit comme un révélateur, non seulement d’une coupure, mais du mépris d’une partie des élites pour leurs propres compatriotes, comme l’a exprimé le patron des députés de la majorité, pour qui le gouvernement aurait été « trop intelligent » dans sa réponse aux gilets jaunes, manière de dire qu’ils sont trop bêtes pour comprendre le phénix élyséen.
Cette rupture s’illustre aussi dans les réactions violentes d’une partie des commentateurs à un article du Monde sur un couple de gilets jaunes ou l’incompréhension d’une grande partie de la haute fonction publique. L’historien Gérard Noiriel a bien raison de dire que « les élites continuent à dire au peuple, vous n’avez pas compris, on va vous expliquer », comme l’ont illustré les appels à cesser le mouvement avant l’acte V, de la part de la majorité, comme de certains éditorialistes. Encore une fois, dans un entretien au FigaroVox, l’auteur de la France périphérique Christophe Guilluy voit juste en soulignant que « ce n’est pas au peuple d’écouter les prescripteurs d’opinion mais l’inverse ».
Face à une classe politique incapable de changer leur vie, les gilets jaunes ont permis à la France de refaire corps politique, d’exprimer qu’une grande majorité d’entre nous refuse l’oligo-libéralisme destructeur à l’œuvre depuis trop longtemps. Merci d’avoir permis cela, car, même s’il n’y a pas de conséquence concrète à court terme, ce réveil sera forcément le prélude à des choses plus grandes.