Les nouveaux entrepreneurs de morale

par Aaborg
mercredi 21 avril 2010

En 1963, Becker publie Outsiders, étude de sociologie de la déviance, après s’être intéressé pendant plusieurs années aux musiciens de jazz et consommateurs de Marijuana aux États-Unis. Si aujourd’hui consommer de la Marijuana peut paraître anodin ou du moins dérisoire, c’était loin d’être le cas dans l’Amérique conservatrice des années 50. Au-delà de la notion de déviance à laquelle Becker s’intéresse comme étiquette, il met en avant l’idée d’entrepreneurs de morale pour désigner ces personnes qui, de par leurs capacités économiques, sociales, politiques ou encore symboliques, ont la possibilité de pouvoir catégoriser socialement ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, et faire ainsi des valeurs auxquelles ils croient les normes de la société. Pendant longtemps, la religion a par exemple influencé les mœurs et les modes de vie de chacun mais aujourd’hui, il suffit de s’intéresser aux scandales de pédophilie en Europe qui éclaboussent la papauté depuis quelques semaines pour s’apercevoir que le Vatican a perdu de sa verve.

Les entrepreneurs de morale de nos jours ne sont pas là où on les attendait. Plus discrets mais non moins pernicieux, vous les côtoyez tous les jours ou presque, dans votre vie courante, à travers votre écran de télévision ou d’ordinateur. Ces personnes ce sont ces écologistes comme Yann Arthus-Bertrand ou Nicolas Hulot, votre médecin et plus généralement les professionnels de la santé, ou encore les défenseurs d’une agriculture biologique, respectable et équitable. Dans un monde connecté en permanence, la transmission d’information est un véritable jeu d’enfant. Radio, télévision, Internet… Ces médias de communication sont à ces entrepreneurs ce que le mégaphone est au manifestant : une tribune à large capacité d’écoute. D’autant plus à une époque où l’information au rabais mais abondante est devenue la norme. Celle qui fait de l’analyse journalistique une antiquité mais de la rentabilité financière un étendard. La qualité laissant la place à la quantité. Le temps de la réflexion ne se conjugue pas au présent et s’accorde encore moins avec une société qui s’impose de vivre à 100 km/h.

Le mot est tendance, il s’agit de pouvoir « faire le buzz » pour exister. Dans une société où le superlatif est roi, ces nouveaux entrepreneurs de morale n’ont aucune difficulté à nous endoctriner. Parce qu’il faut toujours être le plus beau, le plus fort, le plus intelligent, le plus cultivé, le plus in pour se distinguer de la masse, respecter la norme est devenue la norme à respecter. Qu’elle semble loin l’époque post-soixante-huitarde de nos parents pour ma génération (les 20-30 ans) où tout était possible, permis et où « interdire d’interdire » était la norme qu’on s’amusait à respecter. Dis Papa, c’était vrai tout ça ? Bien sûr, mon fils ! Mais pourquoi c’est devenu comme ça ?… C’est à se demander si Mai 68 n’est pas qu’un mythe désuet pour se donner l’illusion de croire que le passé était meilleur.

La norme est cynique parce qu’elle nous touche là où ça fait mal, en nous culpabilisant. Ne mangez pas trop gras, pas trop sucré, pensez à votre cholestérol, mangez équilibré et n’oubliez pas vos cinq fruits et légumes par jour, ceci est bon pour votre santé. Faites du sport, ne fumez pas, ne buvez pas (d’alcool évidemment, l’eau n’étant pas encore proscrite) et surtout, pour la pérennité de la planète, respecter l’environnement, pensez à vos enfants. Des recommandations, on est passé aux injonctions. Personne n’oserait s’opposer à la parole scientifique et experte de nos petits spécialistes bons samaritains tous azimuts. Depuis le XIXème siècle et son désenchantement du monde pour reprendre l’expression de Max Weber, la religion a cédé la place au scientisme, seule vérité acceptable de nos jours pourtant à géométrie variable.

Une preuve s’il en fallait une qu’il en va de la nécessité pour chacun de toujours garder un œil critique sur ce que l’on nous assène comme indéniablement vrai. Parce qu’une société parfaite, sans aspérités et aseptisée serait une société idéale mais certainement morte.


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