Les ressorts de la société et de l’élection en 2007 (II)

par Bernard Dugué
jeudi 23 novembre 2006

A travers un jeu sémantique sur l’idée de ressort des sociétés, je tente modestement de donner du sens au réel. Chacun jugera.

Un ressort est ce qui produit une force permettant de mettre en mouvement des aiguilles d’une horloge. Montesquieu a su très bien transposer ce substantif dans le domaine de la sociologie, non sans expliquer la métaphore et justifier l’utilisation du ressort pour décrire différents phénomènes sociaux. Un ressort pousse à agir mais dans une certaine direction. La vertu est conçue comme le ressort grâce auquel les citoyens agissent conformément aux principes républicains.

Le mot ressort n’est pas tombé en désuétude. On évoque les ressorts d’une affaire criminelle en faisant allusion à de supposés acteurs de l’ombre et autres commanditaires. L’expression en dernier ressort traduit dans le jargon juridique une décision irrévocable. Autrement dit, on ne peut plus faire jouer aucun ressort pour faire basculer un jugement et infléchir la balance. Il existe aussi dans la finance des prêteurs en dernier ressort.

L’expression ressort(s) de la société est courante. On dit que la société africaine a ses ressorts, tout comme la société ibérique, la société martiniquaise, celle de l’île de Sein... la liste est interminable. On emploie aussi ce mot pour désigner des phénomènes dépassant l’échelle d’une nation. Par exemple, les ressorts de la mondialisation, du commerce international... ou bien pour désigner une catégorie d’individus bien identifiée et censée se comporter avec les traits spécifiques propres à une société, par exemple, le monde salarié, dont le fonctionnement a été étudié par Robert Castel. Enfin, cette notion s’emploie aussi pour pointer les causes de certains traits globaux d’une société. On parlera alors des ressorts du populisme industriel, de la société du spectacle, de l’individualisme, du fascisme...

Si on évoque des ressorts, c’est qu’ils sont analysables, accessibles à l’entendement moyennant certaines conditions. Ainsi, paraît-il, les Européens comprennent mieux les ressorts de la société palestinienne que les Américains. Pourquoi ? On peut fournir deux explications plausibles. En premier lieu, une connivence liée à des relations diplomatiques plus développées. En second lieu, une proximité culturelle liée à des raisons historiques, l’Europe ayant entretenu des relations pluriséculaires avec le Moyen-Orient.

Le ressort est donc une instance anthropologique à la fois dynamique et déterminée, autrement dit une combinaison de causes efficientes et formelles. Quand une société dysfonctionne, que d’anciens mécanismes sociaux semblent s’éteindre, on dit que les ressorts sont cassés, par exemple ceux de l’ascension sociale. On peut dire aussi que le moteur de l’ascenseur est en panne. Parfois, on soupçonne quelques actions d’ordre politique visant à casser les ressorts d’une société, pour la contrôler, par exemple, ou bien l’empêcher de se développer. C’est, semble-t-il, le cas de la Kabylie où, selon des universitaires, des émirs ont été envoyés pour en casser les ressorts, ou du moins laisser les ressorts de la société civile se dégrader sous l’impulsion des émeutiers qui, en 2001, ont saccagé cette région sans que l’Etat n’intervienne, d’où la défiance à l’égard de la chose publique et le retour vingt ans en arrière, avec nombre d’incivilités qu’on croyait disparues.

Le ressort est ce qui met en mouvement ; alors, pourquoi ne pas employer comme substantif la motivation ? Motivés, motivés ! Scandait la société civile alterlibérale toulousaine. En fait, par motivation, on entend une volonté liée à une raison expliquant un acte individuel. La notion de ressort est plus riche car elle sous-entend une sorte de coordination des motivations individuelles, faisant que les actes obéissent à une logique sociale définie et réalisée par des mécanismes complexes.

Les ressorts d’une société peuvent être puissants ou affaiblis. Certains disent tendus ou détendus. On leur impute la forme sociétale, culturelle, politique, voire esthétique que prend une société. En général, des ressorts affaiblis confèrent à la société des tendances au délitement, à la désagrégation. En certains cas, les politiques se chargent de casser des ressorts considérés comme obsolètes, ou du moins de contribuer à leur usure, et ceci afin de permettre à d’autres ressorts de faire évoluer la société. Ainsi, par le biais des ressorts, les sociétés naissant, perdurent, se transforment ou déclinent.

Deux exemples. Margaret Thatcher a « cassé » les ressorts de la société britannique constituée dans l’après-guerre, affaiblissant les mouvements syndicaux, laminant les ouvriers de la mine. Avec quelques années de décalage, Mitterrand a contribué à affaiblir les ressorts du Parti communiste et par voie de conséquence, de la société ouvriériste, avec ses bases populaires et culturelles. Et Jacques Chirac, n’a-t-il pas contribué à casser les ressorts de la machine UDF ? A quelles fins ? Car la question est importante. Ces jeux de pouvoir ne sont pas innocents. Il existe sans doute un ensemble de lois codifiant la « mécanique des ressorts sociaux », notamment leur articulation, leur distribution, leur répartition. On ne devrait pas casser pas des ressorts si on n’est pas certain de s’appuyer sur de nouveaux. Et, comme le dirait Thomas Kuhn, les ressorts étant humains, la succession des générations produit inexorablement des renouvellements, sauf en cas de transmission à l’identique intergénérationnelle.

L’histoire recèle de ces étranges et fascinantes périodes de transition où certains ressorts se substituent à d’autres, alors que, souvent, des combinaisons se produisent, par exemple Napoléon, qui a su associer l’aspiration aux libertés, aux droits naturels et l’administration héritée de l’Ancien Régime. Mais tout reste bien complexe, car de ressorts, il en existe une multitude, pouvant être classés en trois grands ensembles, ressorts économiques, politiques, religieux.

Rebondir. Voilà une métaphore pleine de sens. Un habile politicien sait palper les ressorts d’une société et rebondir sur eux, se mettre en phase, voire les mettre en phase, pour que l’histoire bascule dans un sens à l’instar d’un pont s’écroulant lorsque les soldats marchent au pas en résonance avec la fréquence d’oscillation de la structure.

Ressort psychologique. Voilà aussi une expression qui, cette fois, s’applique au rebond d’un individu, à sa capacité de réaction face à une situation censée le mettre à plat. Cette notion est largement employée par les psychiatres québécois. En France, la notion de résilience traduit l’aptitude d’une personne à faire face à l’adversité. La notion de ressort psychologique est cependant plus large, renvoyant à la capacité de gérer affectivement une adversité, une situation de stress. Une théorie de mécanique psychique est élaborée, avec deux dispositifs antagonistes, le risque et la protection. Dans cet affrontement entre des deux forces peut se constituer le ressort psychologique et se solidifier l’aptitude à rebondir, que l’individu ait choisi ou non de se mettre en position où sa force est exposée. Cela dit, les psychologues n’ont rien découvert de bien neuf. La pratique des rites initiatiques dans les sociétés anciennes relevaient du même ressort, si j’ose dire.


La France, comme les nations occidentales, tient son développement de la puissance et de la détermination spirituelles de ses ressorts sociaux, politiques, et culturels. Parfois les ressorts se cassent, parfois ils se reconstituent. Souvent ils se transforment. En ce moment, chacun est indécis, perplexe, les ressorts se sont rouillés, au profit d’autres plus reluisants, du moins pour ceux qui sont bien placés et maximisent le profit qu’ils tirent de leur activité. Mais de proche en proche, le dynamisme se transmet, et les rouages fonctionnent de telle manière que le système n’est pas en péril. Il envoie juste à la décharge une partie de sa population. L’Etat et son administration sont consolidés depuis des lustres. Le ressort spirituel, jadis utilisateur de l’Etat, s’est progressivement estompé au profit du ressort matériel. Le système fonctionne tant qu’il peut mettre en mouvement les individus dont le ressort est le gain, les désirs matériels, le sens civique, la responsabilité. Les temps ont changé, la technique aussi.

Essayons d’interpréter quelques propos politiques. Si on en croit Nicolas Sarkozy, un désir de rupture est ressenti par une majorité de concitoyens. Et donc, si son flair est bon, les ressorts de la société française auraient changé. En face, Ségolène Royal prend note également d’une aspiration au changement et par son impulsion de désir d’avenir, elle tente de tendre ou retendre tous les ressorts des militants socialistes et des Français qui, ces temps-ci, peinent, semble-t-il, à « rebondir face à la mondialisation », bien qu’un bon nombre sachent se montrer résilients face à l’épreuve. Certains parlent de France morose et déprimée ; Alain-Gérard Slama, lui, dans Le Figaro du 9 octobre, en appelle à ce qui manque le plus, « le ressort psychologique qui permet de passer à l’acte », cet acte en question étant d’affronter la situation sociale et économique afin d’engager les « grandes réformes qui s’imposent », tout en réactivant l’esprit de solidarité entre générations. Question : les hommes politiques d’ici connaissent-il les ressorts sociaux de la société française ? Oui, sans doute. Surtout les ressorts pour se faire élire.

Ce que les analystes, autant que l’opinion publique, reprochent aux politiciens, c’est qu’ils savent se faire élire mais qu’une fois au pouvoir, ne jouent pas sur les ressorts disponibles pour conduire des actions permettant de résoudre les grands problèmes de société. D’où une question : refusent-ils d’appuyer sur les leviers du changement, ou bien ces ressorts ne sont-ils pas assez puissants, ou encore le sont-ils à condition de savoir les mettre en mouvement ? C’est sans compter les forces de résistance qui, elles aussi, possèdent leur propres ressorts. Et enfin, quel est l’état de la mécanique psychique ? Combien d’individus, qui n’ont pu se constituer pour accéder au ressort de leur existence individuelle, ou alors ont été cassés par la dureté d’un système ?


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