Les riches avec les riches, les pauvres avec les pauvres, la sécession avec la république

par Bernard Dugué
jeudi 17 novembre 2011

L’histoire et la sociologie ont montré que les sociétés sont organisées en fonction de déterminants locaux et historiques. Les sociétés ont des différences culturelles affirmées et elles ne sont pas figées dans le temps, sauf dans quelques cas situés dans des contrées naguère protégées de la civilisation moderne. Montesquieu fut le premier à livrer une analyse roborative des différences culturelles exprimées dans les lois, us et coutumes dans différentes contrées. Les sociétés modernes sont devenues complexes et même si on les dit démocratisées, elles n’en conservent pas moins leur schéma hiérarchisé sous forme d’une superposition de classes sociales. La pensée politique officielle et correcte prône la mixité sociale. La réalité économique et culturelle montre que la ségrégation sociale a progressé depuis trois décennies. Faut-il y voir un paradoxe ? Non, car on sait très bien que les bonnes intentions lancées dans les discours ne peuvent contrecarrer les tendances sociales profondes et affirmées. Prenons l’égalité, valeur préférée des Français. Pourtant, notre pays est un champion pour son nombre de millionnaires en dollars (soit environ 700 000 euros de patrimoine).

Le chantre des Lumières et de l’universalisme pourra s’estimer trahi. L’homme n’a pas une tendance innée, ni culturelle, le conduisant à se mélanger, se fréquenter, se lier, indifféremment de la situation sociale. C’est l’inverse qu’on constate. Et pour s’en convaincre, il suffit de traverser le pays et d’observer tout ce qui s’y passe, comment les citoyens, citadins ou ruraux, se mettent ensemble dans des lieux et activités partagés, ou bien s’ignorent et parfois mettent des barrières pour préserver leur terrain de vie. La ségrégation sociale se manifeste sous divers angles de vue, les uns relevant de l’observation anecdotique, les autres de l’analyse sociologique. De plus, cette ségrégation se dessine assez subtilement dans les détails livrés par les attitudes des uns et des autres, ou plus clairement dans la disposition des logements et les fréquentations de lieux publics ou privés. 


Une amie me raconta ce qui peut paraître anecdotique. La vision d’une cohorte d’individus tirés à quatre épingles, les uns en uniforme militaire ou religieux, les autres impeccablement vêtus avec des tenues sobres mais visiblement en provenance de grands couturiers, les dames recouvertes d’un élégant chapeau comme on en voit les jours de mariage, quand un bourgeois du coin marie l’un de ses enfants. Cette amie fut marquée par l’attitude de ces gens que l’on dit « être de la haute ». La démarche et surtout le regard, comme s’il se retournait vers un monde à part. Ils sortaient d’un grand hôtel bordelais, après sans doute une réunion, et se déplaçaient comme s’ils étaient dans un film, derrière un écran qu’ils avaient produit, leur procurant ce regard froidement neutre exprimant à la fois une démarcation sociale mais aussi une absence de regard sur la rue et ses passants déambulants complètement ignorés. Cette fine observation corrobores les quelques études sociologiques récemment parues, par exemple des Pinçon, couple de sociologues ayant étudié les mœurs très spéciales des individus dotés de revenus hors norme dont l’existence ne peut se concevoir qu’à l’écart de la société ordinaire, dans des lieux définis, en cultivant l’entre-soi et surtout en évitant de se mélanger à la population en allant dans des endroits accessibles et très fréquentés. Les riches ont fait sécession comme le suggère un autre livre paru récemment. Les riches s’isolent dans un ghetto qu’ils produisent conformément à leurs goûts, ce qui les différencie des pauvres eux aussi isolés dans des ghettos qu’ils subissent. Un riche s’achète un cadre de vie, un pauvre est parqué dans un lieu pour survivre.

L’enseignement de cette anecdote, c’est que le statut social des existences ne se réduit pas seulement à des matérialités, des inscriptions dans l’espace et le temps. Le statut de classe implique également une vision spécifique de l’existence, un regard porté sur la société, une construction intellectuelle des normes et convention. Le monde intérieur du sujet est pénétré par une idéalisation du réel et une perception filtrée du monde extérieur. Chacun voit ce qu’il veut regarder. Il est possible d’accorder un regard ou une attention comme il est tout aussi possible de détourner le regard et de pratiquer l’indifférence. La perception différencielle est le propre de toute espèce animale. L’homme, à la différence de l’animal, peut façonner sa perception en l’ajustant à un intérêt ou une finalité. L’animal n’a d’autre finalité que celle assignée par l’instinct de survie et de reproduction.

Les années 1970 ont été marquées par des élans d’égalité, de convivialité, de mélange social, de contestation des hiérarchies, de mixité urbaine. Les anciens se souviennent de ces cités nouvelles bigarrées et paisibles, quand le chômage était bas et que la plupart avaient des revenus pour vivre. Ces cités sont devenues des ghettos pour classes défavorisées. Les classes moyennes fuient la zone alors que les bourgeois se regroupent dans les centres-villes rénovés ou les banlieues cossues. Les individus se marient ou se pacsent en respectant la compatibilité de revenus. Fini le temps où des mariages mixtes au sens comptable étaient célébrés. L’homme tend à vivre dans un milieu qu’il choisit en fonction de ses possibilités matérielles. La société se segmente de plus en plus. Segmentation des individus selon leurs revenus, comme il y a des marchés segmentés dans les productions d’un objet, bas de gamme, entrée de gamme, milieu de gamme, haut de gamme et hors gamme. Vous avez cette échelle dans l’automobile aussi bien que dans les cuisines dont le prix peut flamber jusqu’à quelque cent mille euros.

L’intellectuel républicain s’arrache les cheveux, adieu l’universalisme et l’ascension sociale. Peut-être ces notions étaient-elle des utopies, voire des chimères incompatible avec le genre humain. Si la société se segmente, c’est que ce phénomène possède un ressort humain essentiel, alors que le thème kantien de l’insociable sociabilité refait surface. Si l’animal s’adapte pour la survie de l’espèce, l’homme tente lui aussi de s’adapter mais de plus en plus, il cherche comme fin l’existence dans un cadre de vie. Et ce cadre, il le pense, il se le représente, il le conçoit, en incluant quelques-uns de ses congénères mais aussi en excluant par les conventions ou la pensée une portion de la société. Cette pensée comme on l’a vue se traduit par le regard mais aussi les pratiques et les discours. Les arrêtés contre la mendicité se multiplient et les riverains bloquent les projets d’accueil pour sdf. Cette sorte d’apartheid se dévoile aussi dans les médias. Il faut néanmoins être attentif et avoir l’entendement affiné. En regardant ou écoutant les émissions actuelles, on a parfois le sentiment que les protagonistes se parlent entre eux, s’amusent ensemble, riant de leurs vannes ou anecdotes, évoquant parfois les détails d’une scène qui n’intéresse qu’eux. Ces gens viennent se faire enregistrer pour le plaisir d’être célèbres, entendus, écoutés, ou le plus souvent, pour vendre et faire leur promo. La tonalité s’en ressent. On a l’impression qu’ils jouent une scène privée faite de connivence, oubliant qu’ils sont entendus par des spectateurs en nombre dont ils se foutent complètement, excepté quand ils servent de miroirs narcissique ou de consommateurs dociles. Ces scènes de bavardages sont devenues courantes, dévoilant ainsi ce trait de caractère contemporain qu’est le narcissisme et qu’on peut conjuguer aux processus plus généralisé de sécession sociale. Dans le premier cas, on choisit avec qui on veut être, dans le second, on s’efforce de mettre à l’écart ceux dont la présence nous indispose. Et parfois, quelques dispositifs permettent à une poignées de gens triés sur le volet d’être ensemble tout en étant séparés de la populace. Tous les stades et nombre de grands événements sont équipés en loges VIP pour quelques agapes entre gens de bonne société. 


Un coup d’œil historique montre que cette sécession sociale n’est pas un phénomène spécifique à notre époque hyperindustrielle. L’Ancien Régime est bien connu pour ses fragmentations sociales, d’abord avec les ordres que furent noblesse, clergé et tiers-état, mais aussi avec une multitude de dispositions assemblant ou séparant les individus comme par exemple le système des corporations. Les structures sociales fermées ont été un des puissants ressorts de la Révolution de 1789. Une loi contre les abus des corporations en résultat. La sécession sociale n’a pas disparu pour autant. Elle a pris des formes distinctes au cours des époques et se présente comme une tendance anthropologique quasiment universelle. Qui a suscité une opposition politique puissante véhiculée par les républicains, solidaristes, démocrates et autres humanistes. Les politiques peuvent bien proposer une société qu’ils jugent idéale, prônant la mixité sociale, le fait est que les forces socio-économiques sont plus puissantes et que la sécession sociale avance lentement et que les quartiers bourgeois s’embellissent alors que des zones urbaine périphériques dépérissent.

Ce schéma global traduit un principe qui caractérise parfaitement l’homme. A l’inverse de l’animal qui s’adapte à la nature, l’homme est parvenu à un stade où il adapte l’environnement (urbanisme, règles, économie, technologie) en fonction de ses désirs, volontés, intérêts. Le territoire est quadrillé de clôtures, murs, forteresse, visibles ou invisible comme le mur de l’argent. Ces murs sont le reflet du sécessionnisme subjectif dont on vient de dévoiler quelques traits d’expression. On ne s’étonnera pas de la scission entre la classe dirigeante et le peuple. Une barrière pas seulement financière les sépare. Les dirigeants et les gens du peuple ne se comprennent plus. Les stars vivent dans un monde à part et ne partagent plus de valeurs sociales avec des fans devenus clients.


Deux questions. En supposant que le politique le veuille, peut-il enrayer la sécession sociale ? Non, car les écarts de revenus alliés à la puissance du marché représentent une force trop importante. Le politique peut à la rigueur influer sur les répartitions de richesses et revenus. Mais il doit laisser chacun libre d’habiter où il veut. Et après, quelle sera l’issue de la république ? Tout dépend de l’ampleur de ce phénomène de sécession, de sa tendance à augmenter, des facteurs économiques, politiques et idéologiques présents. Par ailleurs, nul ne peut sonder les âmes et détecter la présence et la nature des élans sécessionnistes. Dans l’insociable sociabilité de l’homme, il y a ceux qui sont plutôt insociables et d’autres qui penchent vers la sociabilité. De ces équilibres résultent des républiques plus affirmées et solidaires ou à l’inverse des républiques faibles, sécurisées certes mais livrées à la jungle sociale et économique. A suivre donc.


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