Les suicides à France télécom : réparer ou reconstruire des relations sociales de qualité ?

par jean-luc charlot
mercredi 16 septembre 2009

Vingt trois salariés de France Télécom se sont donnés la mort depuis février 2008 selon l’observatoire du stress mis en place par SUD et la CGC-Unsa ! Certes une nécessaire prudence s’impose toujours dans l’appréciation du rôle du travail comme cause de suicide. Et l’on est légitimement en droit de s’interroger pour savoir si la situation de travail est un « co-facteur » d’une situation extraprofessionnelle vécue, elle aussi, comme difficile ou l’élément prépondérant dans le déclenchement de ce geste. Certes ! Mais certains de ces suicides ont été réalisés sur le lieu même du travail, ce qui représente qu’on le veuille ou non, une ultime « mise en scène » conçue tragiquement pour adresser un dernier message.
 
 Il aura donc fallu la succession d’autant de vies humaines que ces hommes et ces femmes ont décidé d’interrompre, pour, qu’un peu stupéfaits, les uns et les autres, redécouvrions quelques vérités premières.
 
 D’abord, comme l’écrivait déjà Emile Durkheim[1], que des causes sociales peuvent expliquer une « disposition collective d’un groupe qui se traduit sous forme de suicides multiples ». Nous redécouvrons ainsi tragiquement que l’Homme est un être social dont la qualité de sa vie est dépendante de la qualité des relations sociales dans lesquelles une part importante de sa vie se déroule ; qu’il n’est pas cet individu dont rêve, pourtant, la sophistique managériale : cet être totalement responsable de sa réussite ou de son bonheur, un être capable de tout « gérer » et de tout contrôler, cet « acteur autonome et responsable » de son travail et des performances de l’entreprise… Nous redécouvrons que le monde social donne ce qu’il y a de plus rare : de la reconnaissance, de la considération. C’est-à-dire, tout simplement, une raison d’être. Et qu’il arrive qu’un « monde social » (comme celui d’une collectivité de travail) soit dans un état tel qu’il ne puisse plus proposer ni reconnaissance, ni considération.
 
 Nous redécouvrons aussi que la qualités des relations sociales dans le monde du travail se sont incroyablement dégradées, pour atteindre, semble-t-il, un niveau critique chez France Télécom. Certaines causes de cette dégradation sont aujourd’hui bien connues, identifiées et analysées. Citons, sans prétendre à l’exhaustivité, l’augmentation de la part substantielle des relations dans l’activité de travail ; la transformation de la « nature » du travail qui ne peut plus se penser sous le registre mécanique de l’effort, de la dépense énergétique sous l’effet des tendances à l’automatisation, à la tertiarisation et à l’abstraction croissante du travail ; l’intensification du travail lui-même, dans un contexte d’exacerbation de la concurrence et du chômage de masse ; l’effritement de la solidarité entre salariés sous l’effet notamment de la crainte des suppressions d’emplois et de la diversification des situations et des statuts à l’intérieur d’un même lieu de travail, etc.
 
 Autant d’évolutions récentes qui ont mis à mal les organisations dans lesquelles les salariés évoluent chaque jour, des organisations où le « collectif » (le groupe intermédiaire qui, par des effets de solidarité professionnelle, produisait pour chacun une certaine protection), se délite. Des évolutions qui ont vu également se développer une topique managériale de la performance individuelle qui laisse sous-entendre au salarié qu’on attend tout ( !) de lui et qu’il n’a pas droit à l’erreur, le genre de message qui engendre, presque inévitablement, la crainte de ne « pas pouvoir être à la hauteur ».
 
 Mais la stupéfaction passée, il faut bien avouer que le travail nécessaire à reconstruire des conditions permettant de renouer avec des relations sociales au travail qui soient de qualité, ne sera pas une mince affaire, à France Télécom comme ailleurs. Et l’embauche de responsables des Ressources Humaines de proximité et de médecin du travail (comme au Technocentre de Renault Guyancourt dernièrement) n’y suffiront pas. Une des conditions nécessaires (mais sans doute loin d’être suffisante) pour que cette reconstruction soit possible serait que s’engage durablement des négociations, entre représentants du personnel et direction, qui porteraient à la fois sur les conditions dans lesquelles les salariés travaillent, les objectifs de productivité souvent irréalistes qui leur sont fixés à chacun et la remise en cause du modèle de management centré sur la performance individuelle (pour lui substituer un modèle de management plus collectif). Autant dire des négociations qui porteraient sur la remise en cause du modèle d’entreprise actuel ! Il n’est pas certain, dans le contexte d’évolutions que j’ai rapidement esquissé, que de telles négociations puissent être simplement envisageables. Plus vraisemblablement, y sera préféré, une nouvelle fois, un dispositif chargé de réparer les désastres psychologiques provoqués, au fond, par la carence des responsables de l’entreprise à organiser des relations sociales qui soient simplement… vivables.


[1] Le suicide. Etude de sociologie.

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