Les surdoués dans la caverne face aux autres

par Bernard Dugué
mercredi 2 mai 2018

 

Carlos Tinoco, Sandrine Gianola et Philippe Blasco viennent de publier « les surdoués et les autres » chez JC Lattès. Dans ce livre, ces trois comparses évoquent leurs expériences et tentent d’expliquer comment la vie des « surdoués » est singulière et ne peut pas entrer dans la catégorie des types sociaux conventionnels. Ce livre est salutaire, doublement, instructif pour les « gens typiques » en leur offrant un regard bienveillant face à des individus au comportement étrange, parfois décevants lorsqu’ils ne peuvent accomplir des tâches ordinaires ; utile aux surdoués car il leur apprend à vivre dans la caverne et non pas à en sortir, à développer leurs talents, y compris celui de rêvasser et ne rien faire. Les « surdoués » doivent saisir les occasions et apprendre à vivre un destin n’entrant pas dans les normes. Ils doivent construire un sens en prenant appui sur leurs aptitudes et un parcours constamment interprété, contrairement aux typiques qui la plupart tirent un sens et une estime ou confiance à partir du regard d’autres typiques, d’une insertion professionnelle, d’une validation d’un parcours par les indices normés de la carrière réussie. Le « surdoué » ne fait pas carrière, il a un destin et de sa caverne, il chassera les ombres illusoires projetés par le regard de la société pour parvenir à l’intelligible de sa destinée en voyant par-delà les ombres, projetant sa propre lumière sur les événements et les réalisations qu’il accomplit. Il construit sa vie qui devient une légende.

 

 

I. Le livre est composé de deux parties. La première est consacrée à l’élaboration de traits anthropologiques différenciant les « typiques » des « surdoués », avec des angles de vue multiples. L’étude concerne les capacités cognitives entrelacées avec les affects mais pas que, car l’intelligence de l’individu engage non seulement la résolution de tâches mais aussi l’élaboration d’un sens narratif, d’un mode de relation face au récit collectif. Un « surdouée » casse les codes, ne reconnaît pas toutes les règles collectives et use de son intelligence selon le mode divergent. Cet angle de vue est complété par un exposé de la richesse des expériences humaines dont les caractères sont évoqués dans les chapitres 2 à 4, avec des réflexions sur l’angoisse, la mort, le désir. L’acte II est plus proche des situations vécues et d’une analytique existentielle ; il décrit des situations personnellement vécues. 

 

Un piège serait de scinder la vie personnelle en deux catégories irréductibles, celle des typiques et celle des surdoués. La mise au point page 119 résout ce dilemme pour autant qu’il puisse être résolu. Il existe un entre-deux, une frontière, où se rencontrent les deux tendances qui oscillent bien souvent avant de se résoudre. Nombre d’individus se situent entre la normalité des typiques encadrée par les normes sociales et l’excentricité des atypiques encadrée par des normes personnelles à géométrie variable.

 

La description des « oiseaux rares » commence à la page 101 avec un constat éclairant. Les surdoués ne construisent pas un sens de l’existence en adhérant aux récits des groupes auxquels ils seraient invités à s’identifier. Cette approche a le mérite de ne pas se réduire à des considérations pragmatiques sur la place et la gestion des surdoués comme on en trouve dans les clichés du genre : les surdoués sont malheureux, il faut des structures adaptées, il faut une politique éducative, il faut les détecter précocement. On oublie trop souvent qu’un « surdoué » vit bien au-delà des années scolaires et qu’il doit faire avec son caractère de « zèbre » tout le long de sa vie. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de cet ouvrage qui s’écarte des recettes pour proposer un regard sur des individus pris comme sujet biographiques créateurs de sens bien plus que réalisateurs de tâches. Les surdoués sont en dehors des normes et créent leur propre sens dans l’existence. Le propos ne cherche pas à les insérer mais à les justifier dans leur originalité et différence, comme le fit dans un contexte différent le philosophe Emerson invitant à acquérir la confiance en soi en accentuant sa singularité et non en se pliant au moule des conventions sociales.

 

Hypothèses 15 et 16 : le non typique ou « surdoué » n’adhère pas inconditionnellement au récit des groupes auxquels il s’identifie. Ce qui l’amène à forger le récit de son existence de manière distincte si bien que son rapport au monde est bouleversé. Là où le typique accepte les incohérences et les comprissions, le surdoué sait les détecter et ne joue pas un jeu qu’il juge faussé.

 

Hypothèse 17. Le surdoué en porte à faux avec le récit du groupe développe souvent des facultés cérébrales au-dessus de la moyenne. Il est capable de lire les détails échappant au commun et parfois ne cesse de pinailler sur des enjeux sans importances. Il remet la légitimité des règles en question.

 

Hypothèse 18. La résolution de problèmes par les « surdoués » utilise souvent des méthodes élaborées en sortant des cadres employés dans la réflexion commune. Ce qui à mon sens traduit une intelligence divergente. Un « surdoué » ne se soumet pas aux mêmes interdits de pensée que les autres. Ce détail intéresse de près car il déborde sur les découvertes scientifiques effectuées par des individus ayant su transgresser les interdits de pensée régulant le travail d’une communauté de chercheurs. Le « surdoué » s’autorise une très grande liberté dans l’exploration cognitive et les chemins empruntés pour parvenir vers une issue. Il dispose d’un psychisme clivé et n’a rien de l’homme unidimensionnel.

 

Hypothèses 20 et 21. Le besoin d’autonomie est flagrant chez le « surdoués » car il lui faut être indépendant pour ne pas voir menacée sa stratégie. De plus, il refonde son échelle de valorisation afin de créer du sens à son existence. Ces valeurs engendrent des comportements inhabituels. Les « surdoués » peuvent soulever des montagnes lorsque l’enjeu a du sens à leurs yeux. En revanche, ils sont dans l’incapacité d’accomplir des tâches faciles qu’ils jugent ineptes. Ils mobilisent passions et désirs pour arriver à leurs objectifs (H 22) tout en naviguant dans une temporalité non ordinaire (H 23), en décalage avec le timing des individus typiques dont la vie est souvent réglée avec une feuille de route et un planning serré.

 

Hypothèse 24. L’intelligence fonctionne en arborescence. Ce qui signifie la possibilité de cueillir des données éparses afin de la rassembler pour élaborer un récit propre. Tout en établissant des liens entre des faits et des idées qu’un individu typique ne saura pas relier. Ce fonctionnement cognitif est divergent. Il débouche sur des capacités cognitives étonnantes avec comme revers de la médaille le risque de la dispersion.

 

 L’hypothèse 25 est centrale. Elle indique trois choses. D’abord la plasticité des individus et de la frontière séparant les typiques des « non typiques surdoués ». Ensuite la variabilité de l’individu à naviguer d’un côté ou de l’autre de la frontière, selon les circonstances et en fonction de l’évolution personnelle. On peut passer d’un côté puis de l’autre avec des oscillations. Lorsqu’un « surdoué » s’efforce de cadrer avec la normalité, il finit par s’étioler et s’éteindre en prenant refuge dans la norme tout en croyant trouver la stabilité. Inversement, un sujet typique peut s’éveiller à l’occasion d’un événement non prévu percutant son existence et développer une créativité soudaine en prenant les distances avec les normes. D’où la conclusion assez évidente. Les deux modes ne peuvent pas vraiment fonctionner ensemble. On savait que les deux intelligences, convergente et divergente, ne pouvaient être développées ensemble au sein du système éducatif (voir par exemple les travaux de George Land). L’intérêt du livre signé Tinoco, Gianola et Blasco est d’expliquer que dans l’existence en tant que sujet, les deux modes de réalisation sont aussi antagonistes. Le choix d’un parcours non typique suppose de laisser de côté les options d’une existence typique et réciproquement.

 

(En tant que « HPI », je confirme la légitimité de ces hypothèses qui définissent avec une bonne précision les tenants et les aboutissants d’un sujet non typique et doué d’un haut potentiel)

 

Le typique avance dans l’existence en jouant sur les réformes progressives, les ajustements. Le surdoué accomplit une révolution, un tour complet dans le mana (page 185). En termes imagés, le typique réalise des mises à jour sans changer de logiciel, le « surdoué » élabore un nouveau système d’exploitation pour naviguer dans la révolution permanente. Allusion discrète à l’éternel retour et donc à Nietzsche dont le parcours fut aussi celui d’un « surdoué ». Accomplissement de valeurs ultimes… les « surdoués » ont accès à un degré supérieur de relation avec la réalité. Sur le plan émotionnel, si une éventuelle catharsis après une communion extatique confirme chez le typique le récit du groupe auquel il appartient, chez le non typique, la communion extatique engendre un ébranlement du récit collectif et une invitation à le refonder. Pour ma part, je note une résonance avec l’étude d’Herman Broch sur les éveilleurs d’esprits parvenant à fonder un nouveau récit et le transmettre au peuple. En fait, cette refondation du récit suppose l’accès à une nouvelle manière de voir comme le précise la notion d’Ereignis chez Heidegger, autre « surdoué » de la philosophie. Le « surdoué » cherche lui-même à travers la communion extraordinaire, il trouve un kaléidoscope et j’ajoute, une clairvoyance. Mais le plus souvent, les « surdoués » bataillent contre eux-mêmes, ne parvenant pas à se stabiliser dans un impensé, et finissent autant que faire se peut par rejoindre la norme en compagnie des typiques confortablement ancrés dans leur rapport au monde (page 215). Le typique élabore un récit singulier en prenant appui sur le récit collectif. Le« surdoué » est obligé de construire un récit subjectif en décalage avec le collectif. Il prend des risques et bien souvent c’est quitte ou double. L’acte premier s’achève sur ces réflexions d’une belle portée philosophique dans laquelle on verra l’ombre de Nietzsche, Emerson, Heidegger, Broch, Eliade et Jünger (cf. la figure métaphysique de l’anarque dans Eumeswil, que l’on retrouve dans le traité du rebelle).

 

 

II. L’acte II joué par les trois protagonistes colle de plus près aux situations vécues et analysées, à titre personnel, mais aussi en tant que témoin d’expériences racontées lors de séances. Cette partie est moins théorique et rassemble des faits interprétés dans le cadre d’une dichotomie entre les typiques et les autres. C’est une illustration des thèses et envolées philosophiques présentées dans la première partie. Le lecteur saura entrer en sympathie avec ces parcours sortant de l’ordinaire, ces personnalités originales pour ne pas dire excentriques ou décalées. Se révèle toute la richesse de l’âme humaine dans ses variations non typiques. Les « surdoués » ne peuvent pas vivre sereinement en se réfugiant dans leur caverne car ils dépendent comme tout humain des relations sociales. Et ces interactions ne sont pas de tout repos. Le « surdoué » est en opposition face au monde des typiques et la rencontre de ces deux univers produit parfois des étincelles comme il s’en produit entre deux électrodes aux charges opposées.

 

L’étude présentée dans l’acte II d’organise autour de quelques thèmes déterminants développés avec une approche combinant l’anthropologie, la sociologie et la psychologie. L’un des thèmes est le récit, qui ne va pas sans son complément herméneutique ou sémantique, le sens, qui se construit ou se révèle au fil du temps. Le récit s’élabore intellectuellement mais le sujet doit aussi avancer dans son chemin. Les trois auteurs nous invitent à regarder les sujets non typiques en façonnant un nouvel humanisme, qui reconnaît le sujet et le légitime lorsqu’il se trouve en décalage ou en conflit face aux récits des typiques qui suivent les injonctions normatives. Le non typique affronte des difficultés mobilisant la volonté et le désir. Il compte beaucoup sur lui-même pour avancer, trouver l’énergie, construire le sens et inventer un récit qui le justifie. En revanche, le typique parvient à s’équilibrer et se reposer sur un dispositif lui indiquant ce qu’il faut faire, avec un revenu à la fin du mois et une inscription dans un récit collectif ou alors singulier, marqué par un individualisme pragmatique gérant le travail et la consommation, mais avec une vie privée pouvant être intéressante et riche. Le sujet non typique est en relation dialectique avec la société. Avec deux types de conflits, dans la confrontation avec les pratiques et méthodes employées, ou alors dans le domaine du symbolique et du sens. Ces deux types de conflits sont parfois intenses, voire violents. Le « surdoué » est aussi en conflit avec lui-même, étant donné qu’il est son meilleur ennemi comme aurait dit Nietzsche. Le « surdoué » évolue dans une violence symbolique par laquelle le sens qu’il construit et le récit ne sont pas légitimés par le collectif et parfois déconstruits par des gens peu doués de bienveillance, voire mal intentionnés. Quelques fois, la liberté du sujet non typique suscite la jalousie de celui qui obéit aux normes. Quelque part, le non typique doit payer sa dette. C’est pour cela que la figure de la tortue est privilégiée dans la célèbre fable et que le lièvre a la mauvaise place. Alors que dans la logique du sujet non typique, c’est la figure du lièvre qui est valorisée (page 343).

 

Tinoco raconte une situation de ce genre lorsque, confronté à sa professeure de théâtre, il eut l’audace de mettre en doute la méthode en relation avec les objectifs fixés et que la professeure le renvoya à sa condition de normalien agrégé de philo et donc coincé une étroite rationalité. Parmi le groupe, personne ne prit sa défense. Le non typique surdoué est un trouble-fête. Son don lui confère l’autorité concrète qui se trouve en face de l’autorité abstraite de la personne dotée d’un statut. Le motif récurrent caractérisant le « surdoué » est donc le déphasage avec les communautés composées d’atypiques. Toute la difficulté est d’assumer ce déphasage ou alors de se mettre, ou se remettre, en phase avec le récit collectif. La notion de porte-à-faux est également pertinente. Le surdoué est en porte-à-faux face au monde typique. Ou alors c’est l’inverse. Le conflit entre les deux mondes se joue sur la vérité. Comme l’ont bien montré les trois auteurs, les institutions jouent un jeu faussé en partie, elles trichent en quelque sorte avec les exigences des pratiques qu’elles encadrent, avec des exemples tirés de l’enseignement dans les arts ou ailleurs. Les cadres institués sonnent faux. Les responsables continuent à adhérer au mensonge pour ne pas troubler le cours des pratiques typiques dont ils tirent bénéfices. Ils ne veulent, ni ne peuvent, remettre en question le récit collectif auxquels ils adhèrent.

 

Pour résumer, les typiques sont à l’image de barques évoluant dans un fleuve, affrontant quelques tourbillons et ajustant les coups de pagaie. Le surdoué utilise la pagaie pour remonter le courant ou alors aller affronter les rapides qu’il crée en risquant d’être sévèrement secoué. Il attend un peu d’aide et de compréhension mais le monde des typiques est cruel. Le voyage en mode « surdoué » est risqué, dépression, bipolarité, un certain autisme, un peu de parano. Etre « surdoué » impose souvent de mener un combat dont le nerf de la guerre est la capacité à construire un récit subjectif en décalage et de l’assumer, le conserver, en restant fidèle à soi sans chercher à entre dans le moule. La société semble tricher, lorsqu’elle voit dans la victoire d’une équipe de hand ou de foot des héros. Il n’y a aucun héroïsme à entrer sur un terrain et se donner à fond pour gagner. Les véritables héros sont les gens qui avancent contre le courant. Les surdoués sont à l’image de Cyrano, don Quichotte ou Ulysse. Les auteurs auraient pu y ajouter le joueur d’échec de Zweig.

 

La lecture de cet essai est enrichissante et laisse penser qu’une sérieuse critique sociale et idéologique des institutions et des normes est en vue. Derrière ces analyses se dessine une idéologique de la « douance créative ». Cette impression est du reste confirmée dans la note finale où il est question d’un acte III destiné à mettre en relation les bonnes volontés non typiques afin qu’elles puissent se réfléchir dans un récit collectif inédit.

 

Carlos Tinoco, Sandrine Gianola, Philippe Blasco, Les « surdoués » et les autres – Penser l’écart, JC Lattès, 02/2018.

 


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