Les voies de l’Occident et la crise actuelle du sens et de l’identité

par Bernard Dugué
mardi 17 avril 2012

Nous sommes immergés dans une culture politique, scientifique et technique si évidente que le monde moderne nous paraît être déjà là au moment où, franchissant l’enfance, nous prenons conscience de ce qui nous entoure. Ce sont surtout les individus nés dans les zones urbaines qui s’habituent à évoluer dans un milieu technique fait de promiscuité sociale et d’infrastructures complexes. Pourtant, ce monde très structuré, autant techniquement que politiquement, n’a qu’une histoire extrêmement récente si on la mesure au quelques millions d’années représentant la durée du passage de l’homme sur cette planète terre ou même des dix millénaires nous séparant de l’ère néolithique, période décisive traçant la rupture entre l’âge des chasseurs cueilleurs et celui des cultivateurs éleveurs. L’homme a commencé à marquer la terre de son empreinte en jouant notamment sur sa capacité à utiliser les puissances naturelles. Celles des animaux et des végétaux qui furent canalisées pour que leurs effets aillent dans le sens du vouloir humain. Quelques millénaires de plus et l’écriture fut inventée, le calcul et doté de nouveaux outils inventés à l’âge de fer, les hommes se sont fait la guerre, essentiellement pour occuper des territoires. Age de bronze, de fer, empires antiques et médiévaux, chocs de civilisations et religions et vers 1600, le grand basculement. Après avoir développés les méthodes artisanales et utilisé la puissance des cours d’eau et du vent, l’homme invente la science, le calcul, pour finir par se rendre maître des énergies fossiles.

L’histoire de la puissance se transforme en puissance de l’histoire en Occident. Le mouvement s’amorce à l’ère des conquêtes maritimes, l’Ouest et Christophe Colomb, l’Est et Vasco de Gama. Des voies tracées surtout pour le commerce. Le capitalisme se dessine au 16ème siècle avec les échanges et surtout cette fascination pour l’or et les denrées rares. A cette époque, la navigation n’avait rien de l’industrie des supertankers du 20ème siècle. Seules des denrées rares étaient échangées. Vins, épices, pierres et métaux précieux, armes évidemment, outils divers et productions locales… La puissance économique et capitaliste fut ainsi placée sur les rails de la croissance et de l’accumulation. L’Etat pris soin de l’économie tout en s’en servant, non sans quelques friction entre les dirigeants et les marchands. Entre financiers et pouvoirs politiques.

L’Occident européen est devenu moderne et cette modernité ne peut être comprise si l’on n’analyse pas la formation et la Nature de cette structure sociale qu’on appelle l’Etat. Trois critères déterminants permettent la formation de l’Etat. Une unité territoriale, une homogénéité des habitants et un centre de gouvernance. On comprend pourquoi l’universalité chrétienne a favorisé l’avènement des Etats européens. La France fut au 17ème siècle un modèle pour les Etats européens. Plus tard, au 19ème siècle, l’Etat français a accompli l’homogénéisation des populations en imposant la langue qui doit être parlée sur la totalité du territoire. Cette association de l’Etat, des populations, des travailleurs et inventeurs, des administrateurs et cadres de l’industrie, de l’armée, a fait des Etats modernes des grandes puissances. Dont l’influence s’est faite sentir sur la planète entière. Et un triptyque emblématique avec l’Etat au centre, puis de part et d’autre l’industrie et l’armée.

Le secret de l’Occident c’est la puissance. Et le secret de la puissance réside dans son incroyable capacité à se transformer grâce aux innovations techniques, aux échanges de marchandise et au capitalisme. Le profit et l’accumulation de capital sont consubstantiels pour ainsi dire avec les transformations techniques, industrielles, financières et commerciales. Mais ce goût pour la puissance n’est pas arrivé par hasard en Europe. La religion chrétienne vénérant un Dieu tout puissant a ancré dans les esprits cet universel impensé qu’est la puissance. Et l’on peut avancer que l’Etat moderne et le capitalisme sont les deux produits de la puissance ayant émergé comme des sortes de super espèces constituées d’ensembles humains ayant œuvré en se transformant sur le double ressort de l’évolution darwinienne vers la puissance et de l’invention spirituelle. Lorsque la pensée, celle des philosophes et surtout des gouvernants, rencontre la puissance, elle incline cette puissance dans un cadre, un moule, mais aussi elle la renforce et lui assigne une ou des finalités qui se dessinent à travers les options prises par les Etats. On parvient ainsi à dessiner quelques traits de périodes historiques marquées par des changements plus ou moins profonds. L’homme moderne n’a plus rien de commun avec ses ancêtres antiques et médiévaux. Il se pense en dehors d’une nature qu’il conquiert et en tant que membre d’une féodalité ou d’une nation, il part en quête de territoire pour agrandit sa zone de puissance. S’il y a bien un invariant dans les finalités politiques modernes, c’est la conquête de territoires et l’affrontement entre puissances.

1660-1730, l’Etat monarchique et aristocratique ordonné par la raison et la gestion. Descartes et Racine. Louis XIV et Colbert. Gestion et maîtrise de la puissance.

1730-1800, les Lumières, l’esprit hédoniste et l’univers des sentiments. Rousseau et Goethe. Frédéric II de Prusse et Louis XVI. L’Etat s’embourgeoise et s’organise.

1800-1870, les forces anthropologiques et l’époque romantique. Balzac et Hugo. L’Etat rationnel. Hegel, Napoléon III et Bismarck. Découverte progressive du sens historique. Nietzsche. Michelet. Notion de peuple. Première phase d’industrialisation.

1870-1940, l’apogée colonialiste, les Etats-Nations et la guerre de 70 ans. Conflit entre travailleurs et capital. Marx. Ere des idéologies et des totalitarismes. Complexes militaro-industriels. Grandes firmes.

1940-2010, la mondialisation, l’individu, l’ère médiatique et consumériste. C’est l’époque de la démocratisation, de la massification et de l’Etat social. Les élites deviennent économiques. Le monde politique s’amalgame avec le monde des affaires. Et l’Etat social finit par être mis en cause (finale) par les exigences de la puissance financière mais aussi et c’est moins connu, par l’inféodation aux technologies et à la frénésie en équipements et services publics pas toujours indispensables.

En parcourant ce « panoptique historique » on comprend que la puissance ne suit pas un cours régulier. D’importantes transformations techniques et politiques dévient le cours des sociétés, avec comme ressort principal la puissance des Etats qui parfois, sont malmenés par des mouvements sociaux alors qu’en d’autres occasions, des ruptures se dessinent, des régimes changent, sous l’impulsion des dirigeants et parfois des peuples et en d’autres occasions avec des événements extérieurs. Cas emblématique, l’avènement de la cinquième république sous le double effet de la question algérienne et des manœuvres stérilisantes des partis. La troisième république fut aussi instituée à l’occasion des troubles de la Commune de Paris et de la victoire prussienne lors de la guerre de 1870. D’ailleurs, dans la plupart des pays européens eurent lieu des tournants pas toujours heureux et parfois suscités par les événements externes. La Grande guerre a propulsé en l’espace de quelques années le fascisme italien, la république de Weimar et la révolution d’Octobre en Russie. La Grande dépression a favorisé l’avènement du nazisme. Les régimes changent et souvent, ils dirigent leur puissance dans des directions nouvelles. Ou alors, dans un régime stable, une nouvelle doctrine géopolitique émerge. Cas emblématique, celui de la politique de Wilson dans les années 1910, en rupture avant le non interventionnisme des Etats-Unis. Un siècle avant, la doctrine Monroe, formulée en 1824, stipulait la non intervention réciproque des Etats-Unis et de l’Europe, chaque entité géopolitique étant alors maître sur son propre continent. Deux autres doctrines ont eu une grande importance au 20ème siècle, celle de Truman qui en 1947 officialisa la guerre froide en précisant la lutte contre l’extension du communisme à l’échelle mondiale, alors que la même année, la doctrine Jdanov précisa la disposition du monde en deux camps, celui de l’impérialisme américain et celui du pacifisme conduit par l’Union soviétique. Le 20ème siècle a connu des dizaines de doctrines géopolitiques, plus ou moins importantes. Si on remonte cinq siècle en avant, on tombe sur d’autres doctrines et notamment celle de Vitoria et Suarez sur la guerre juste (on lira sur ce point les éclairantes pages du Nomos de la terre écrit par Schmitt). Toutes ces doctrines ont pour objectif de limiter les excès de la puissance, de les encadrer et aussi de les positionner, les orienter.

L’effondrement de l’empire soviétique a placé les Etats-Unis dans une perplexité géopolitique. Une décennie plus tard, la doctrine Bush a élaboré un nouveau dessein pour l’hyper puissance américaine, celui de façonner un grand Moyen Orient ainsi que de combattre le terrorisme. La fin de la guerre froide a plongé les stratèges géopolitiques dans le désarroi. Les intellectuels aussi, surtout en Europe, continent livré au nihilisme mou faute d’avoir trouvé un dessein commun pouvant réunir les nations et propulsé le genre humain vers des sommets inédits. Le pessimisme et la mélancolie ont gagné les intellectuels. Tandis que les politiques doutent eux aussi mais ne le font savoir qu’en filigrane, ne serait-ce qu’à l’occasion des débats sur l’identité française proposés par Nicolas Sarkozy. La France doute mais l’organisation de ces débats et les sous-entendus communautaires ont représenté une faute de méthode, pour ne pas dire une grosse bêtise. Le principal enseignement à tirer de la situation contemporaine, c’est celle de la crise généralisée de l’identité. Autrement dit, le sentiment, émis par un individu ou un groupe, de ne plus savoir ce qu’il est. De là en découle l’autre crise, celle du sens et de la voie. Quand on ne sait plus qui l’on est, on ne sait pas où l’on va. Alors d’aucuns cherchent à savoir d’où ils viennent et trouvent le chemin en regardant le rétroviseur. C’est ce que font avec brio Marine le Pen, Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Luc Mélenchon, d’autres également mais plus modérément. Cette crise concerne aussi les institutions comme l’université, l’école publique, la recherche et même les arts. Nombre d’individus se trouvent aussi en crise d’identité, déracinés de leur être en quelque sorte. On comprend le refuge de nombre de concitoyens dans leur communauté d’origine. Quelques uns rejoignent des sectes. Tout cet ensemble constitue le signe d’une crise d’identité qu’on trouvera partout en Occident. N’oublions pas les partis politiques qui, même avec une importante expérience de gouvernement (local ou national), ont montré qu’ils ne savaient plus très bien quelle était leur identité, ce qui explique l’élaboration de programmes sans direction spéciale. Juste le consensus sur la préservation du modèle social. Et à l’échelle mondiale, le consensus porte sur la croissance économique. Quand on ne sait pas quel dessein proposer aux hommes et aux nations, on se contente d’assigner comme horizon la compétition économique organisée avec plus ou moins de règles permettant d’assurer la concurrence. Il faut des Etats pour organiser la règle du jeu et des banques centrales pour garantir la valeur des jetons.

Et donc, la crise d’identité est en passe d’être résolue par tous ceux qui acceptent de jouer le jeu. Portait des joueurs dans la plupart des secteurs. Le jeu ne fournit pas une identité à l’humain. Le reflet narcissique dû aux médias trouble les aspirations identitaires. Temps et Etre, l’entrelacs entre ce que l’on est et où l’on va. Un enjeu philosophique mais aussi de société. Se chercher en mobilisant le temps et l’horizon. Que des belles perspectives. On s’oublie dans le jeu ! Sortir de l’enfer du jeu et retrouver ou créer son identité avec les moyens hypermodernes, tout un programme ! En vérité, nombreux sont sur la voie… Voyager pour être. Et la grande énigme du politique à notre époque…


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