Les zones humides face aux Grands Projets inutiles

par Alice MEDIGUE
samedi 20 avril 2013

Définies comme les régions où l’eau est le principal facteur d'influence du biotope et de sa biocénose, les zones humides sont protégées par la Convention internationale de Ramsar depuis 1971. Malgré cela, les zones humides de la planète, qu’elles soient d'eau salée (estuaire, prés salés, mangroves, marais et lagunes côtières...) ou d'eau douce (régions d'étangs, tourbières, prairies humides…), ont régressé de plus de moitié au cours du siècle dernier, en grande partie à cause de l’extension des aménagements humains. Si elles ne représentent que 5% des terres émergées, elles sont d’une importance vitale pour la régulation du cycle de l’eau sur Terre et la biodiversité, remettant en question les Grands Projets Inutiles Imposés [1] (GPII), dont le projet d’aéroport de Notre-dame-des-Landes est emblématique.

Une régression qui continue

Une Equipe de chercheurs du CNRS a publié en mai 2012 la première cartographie mondiale des zones humides qui révèle leur diminution de 6 % entre 1993 et 2007, notamment dans les zones tropicales. Leur étude[2] souligne le «  rôle de la pression démographique à l'échelle du Globe sur les cycles hydrologiques : cette pression interviendrait notamment par l'assèchement des marais pour l'urbanisation et par l'augmentation des prélèvements d'eau dans les zones humides  ». La France a perdu 67% de ses zones humides de 1900 à 1993 ; aujourd’hui, avec 3 millions d’hectares, elles couvrent un peu plus de 2,5% du territoire, mais concentrent 25% de la biodiversité française. Pourtant, leur régression se poursuit au rythme de 10 000 hectares par an…la surface de Paris en zones humides françaises perdues chaque année ! Un rapport[3] publié en octobre 2012 sur l’état des zones humides en France révèle que, sur un panel représentatif de 206 sites, « 52 % des sites se dégradent fortement ou partiellement pendant la décennie 2000-2010, que 28 % restent stables et 14 % s’améliorent. ».

Ce rapport pointe notamment comme cause de cette dégradation le drainage des zones humides pour étendre les aménagements humains. Etant donné que la plupart des variétés agricoles cultivées en agriculture conventionnelle ne peuvent pousser en terre inondée, il est nécessaire évacuer l’eau en excès par un drainage de surface des terres - via des fossés creusés le long des champs- complété bien souvent par un drainage souterrain, via des tuyaux enterrés qui captent par gravité les eaux infiltrées dans le sol. Ce dernier sert aussi à « assainir » les terrains à bâtir pour l’urbanisation ou la construction d’infrastructures, qui artificialise chaque année en France 60 000 nouveaux hectares de terres (soit six fois la surface de Paris), selon l’Institut français de l'environnement.

Les lourdes conséquences de la disparition des zones humides

Le drainage provoque l’abaissement de la nappe d’eau du sol qui peut conduire, à plus ou moins long terme, à l’assèchement de la végétation alentour (ripisylves, forêts et prairies alluviales…). La forêt humide de Nieppe par exemple, inondée sur un tiers de sa superficie autrefois, n’avait plus qu’une seule mare en eau en 1994 ; les 213 km de fossés de drainage aménagés ont également provoqué un dépérissement inquiétant de ses chênes pédonculés.

Cumulé aux effets du réchauffement climatique, l’assèchement artificiel du sol entraîne, à terme, le dépérissement des arbres. Une étude[4] internationale publiée par la revue Nature en novembre 2012 révèle que 70% des arbres de la planète sont au bord de l’embolie, toutes latitudes confondues. Sous l’effet des très fortes pressions auxquelles la sève est soumise quand l’arbre « pompe » l’eau raréfiée du sol, des bulles d’air se forment dans les vaisseaux conducteurs, entravant la circulation de la sève. Plus l’exposition à la sécheresse est répétée, plus l’embolie progresse dans le système vasculaire de l’arbre jusqu’à ce qu’il se dessèche et meure. En outre, le dessèchement des forêts détruit leur capacité à stocker le CO2, aggravant le réchauffement climatique qui, à son tour, aggrave le dessèchement des forêts…

Or, les zones humides contribuent à modérer les effets du réchauffement climatique. Du fait de leur intense évapotranspiration, elles influencent localement le climat, en créant microclimats tempérés stables[5] qui régulent les trop grandes variations de précipitations et de températures (sécheresse, grand froid…). Ceci s’ajoute à la capacité remarquable de stockage du CO2 par les zones humides (notamment les tourbières) qui, selon la Convention de Ramsar, piègent 40 % du carbone terrestre mondial.

La perte des zones humides déséquilibre également la régulation des débits d’eau. En période de fortes pluies, la masse végétale des zones humides emmagasine comme une éponge de grandes quantités d’eau, évitant aussi qu’elles déferlent en provoquant des crues en aval ; inversement, en période de sécheresse, elle restitue de l’eau pour soutenir l’étiage des cours d’eau en aval. De plus, le drainage intensif[6] érode les sols et provoque en aval un accroissement considérable des charges sédimentaires des cours d'eau avec des effets négatifs (comblement, perte d’habitat pour la faune et la flore…).

En les dégradant, nous perdons aussi leur potentiel d’épuration naturel de l’eau, grâce à leurs cortèges de plantes hydrophiles au pouvoir filtrant comme les roseaux, et au parcours que l’eau réalise au contact de la terre et des tissus racinaires. Les polluants concentrés que l’on retrouve bien souvent à la sortie des systèmes de drainage (boues toxiques, algues vertes chargées de nitrates agricoles…) auraient été décomposés en cheminant par ce tissu épurateur complexe fait de racines, de chevelu de rues et de ruisselets, de mares peuplées de roseaux… La ville de New-York l’a compris en 1995, quand les capacités d’épuration de l’écosystème du bassin versant Catskill-Delaware ont été dépassées. Les 5000 km2 de montagnes boisées et de vallées cultivées traversées de rivières alimentaient jusque-là la dizaine de millions d’habitants de l’agglomération avec une eau naturellement purifiée le long des 170 kilomètres de son parcours, d’amont en aval. Mais, cet écosystème n’a pu digérer la pression supplémentaire de nouvelles routes et résidences secondaires, et des pesticides agricoles. Après une série de consultations, la ville de New-York a préféré la restauration de son bassin versant (chiffrée à 1,5 milliards de dollars) à la construction d’une usine de traitement (chiffrée à 6 à 8 milliards de dollars) qui aurait remplacé l’épuration naturelle. Le Ministère français du développement durable estime quant à lui que l'épuration naturelle par les zones humides représente une économie de traitement en eau potable d’environ 2000 €/ha/an.

Sortir de la démesure et de la pensée GPII

Ainsi, nos sociétés aménagent l’espace comme elles pensent : en morcelant. Une terre est trop humide pour l’usage qu’on veut en faire ? Et bien, nous allons collecter toute son eau et l’évacuer, comme on dévisse une pièce détachée d’un meuble. En procédant ainsi, nous défaisons les imbrications essentielles entre terre, eau et masse végétale qui créent les zones tampons et les espaces de régulation qui favorisent la vie. Cette façon d’aménager est complètement aveugle à la nuance, et sa logique linéaire, associé au volontarisme forcené d’une certaine économie, devient bulldozérique. Comment se fait-il que les aménageurs aient pu ignorer à ce point qu’on ne pouvait rompre les synergies au cœur de grands cycles vitaux, comme celui de l’eau, sans qu’il faille un jour ou l’autre en payer les conséquences ? Le réchauffement climatique, le risque massif d’embolie des arbres, la mort biologique des sols…Tout ceci devrait nous pousser dès aujourd’hui à cultiver une vision globale et systémique des processus, pour sortir enfin de cette logique du morcellement qui a suffisamment détruit.

Le projet d’aéroport de Notre-dame-des-Landes promet d’artificialiser 1600 hectares de zones humides riches d’une grande biodiversité. La zone impactée, qui se trouve sur deux têtes de bassin versant (Loire et Vilaine) joue un rôle important dans le cycle local de l’eau. Elle comporte des prairies et des landes humides, deux milieux déjà particulièrement dégradés selon le rapport sur l’état des zones humides en France : ils sont estimés « en dégradation dans plus de 30 % des sites, les extensions et restaurations étant trop faibles pour compenser les pertes  ».

Au vue des conséquences majeures engendrées par la disparition des zones humides, est-ce bien raisonnable aujourd’hui de détruire sous un énième aéroport 1600 hectares de zones humides ? Six autres GPII du même format en zones humides, et nous atteignons le rythme annuel actuel – la surface de Paris, jugé unanimement excessif, voire scandaleux- de disparition des zones humides en France. Il y a pourtant tant d’alternatives à creuser pour concilier préservation de ces espaces vitaux et activités humaines, à l’image des Marais poitevins qui intègrent avec succès le pâturage des troupeaux ; le génie écologique, l’agroécologie, l’agrologie développent des savoirs de pointe pour aller dans ce sens.

La Loi sur l’Eau et les Milieux Aquatiques (LEMA) adoptée en 2006, qui dit vouloir « prendre en compte l’adaptation au changement climatique dans la gestion des ressources en eau  », peut-elle laisser passer cela ? Les décideurs politiques prendront-ils l’avenir de la zone humide de Notre-dames-des-Landes autant à la légère que Jacques Auxiette, président socialiste de la région Pays-de-la-Loire, qui pense que la « récréation  »[7] (la résistance des opposants au projet) a assez duré ? Les décideurs se laisseront-ils illusionner par la compensation fonctionnelle[8] proposée par Vinci qui ne décolle pas de cette pensée du morcellement. Par sa logique même, cette pensée ne peut voir ce qu’il y aurait réellement à compenser : des imbrications multiples et des équilibres subtils établis avec le temps, qui apparaissent comme irremplaçables en cette période de crise écologique et climatique.

Alice Médigue[9]



[1] Grand Projet Inutile Imposé, qui cumule destructions des liens (écologiques, sociaux, culturels…), inutilité au vue des enjeux majeurs de notre temps, et manque de transparence et de démocratie.

[2] http://www2.cnrs.fr/presse/communique/2605.htm

[3]http://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/fileadmin/documents/Produits_editoriaux/Publications/Etudes_et_documents/2012/ed70-zone-humides.pdf

[4] http://www.inra.fr/Grand-public/Rechauffement-climatique/Tous-les-dossiers/Forets-et-rechauffement-climatique/Trombose-des-arbres/(key)/1

[5] Cf « Zones humides et les ressources en eau MEDD, AEAG 2003 & « fonctionnement des zones humides »

[6] Il existe des techniques de drainage doux, minoritaires, qui évitent l’érosion des sols, comme l’aménagement de risbermes, d’avaloirs, de puits de captage, de voies d’eau enherbée…

[7] http://www.liberation.fr/societe/2013/03/01/notre-dame-des-landes-la-commission-impossible_885595

[8]Voir à ce propos l’excellent article des naturalistes mobilisés contre le projet d’aéroport http://naturalistesenlutte.overblog.com/la-compensation-ne-doit-pas-être-un-droit-à-détruire

[9] auteure de Temps de vivre, lien social et vie localeDes alternatives pour une société à taille humaine, aux éditions Yves Michel. www.yvesmichel.org/webmaster/espace-societe/temps-de-vivre

 


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