Libertad et le culte de la charogne

par Georges Yang
samedi 27 février 2010

Ceux qui sont peu au fait de l’Anarchie, de ses thèmes et de son histoire ont au moins entendu parler de Bakounine, de Kropotkine et peut-être de Netchaïev, auteur du catéchisme révolutionnaire, dont l’histoire servit de base à Dostoïevski pour écrire Les Possédés. En France, tout le monde connait le nom de Ravachol et éventuellement celui de Jules Bonnot, mais c’est à peu prêt tout. Quasiment personne n’a entendu le nom d’Albert Libertad (1875 -1908), né à Bordeaux, mort à Paris, enfant de l’Assistance Publique, infirme, se battant contre la police avec ses béquilles et auteur d’une série d’articles publiés dans le journal l’Anarchie et édité sous forme de compilation sous le titre : « Le culte de la charogne », dont la citation phare pourrait être :

« Un mort c’est un corps rendu à la circulation, sous sa triple forme : solide, liquide, gazeuse. Cela n’est pas autre chose et nous devons le considérer et le traiter comme tel »

Ou encore :

« Si les hommes veulent vivre, qu’ils n’aient plus le respect des morts, qu’ils abandonnent le culte de la charogne. Les morts barrent aux vivants la route du progrès ».

Tout le monde se souvient de la polémique créée par Serge Gainsbourg, quand il chanta la Marseillaise en reggae. Certains disaient pis que pendre du chanteur et les mots n’étaient pas assez durs pour le fustiger. L’académicien Michel Droit, déclara même perfidement que Gainsbourg avait tort, car certains antisémites pourraient faire remarquer qu’il était juif. Et la polémique enfla, et Gainsbourg fut au cœur de nombreux scandales. Curieusement, à sa mort, les critiques se turent et aucun de ses détracteurs n’osa émettre la moindre fausse note. De crasseux puant et obscène, un peu juif, Gainsbourg était devenu un saint, une icône. Le respect des morts est tel que personne ne peut cracher, ne serait ce que symboliquement sur la tombe d’un ennemi. Actuellement, certains s’acharnent, à juste titre sur BHL, mais ils deviendraient immédiatement muets, si le fruit de leur ressentiment venait subitement à décéder.

 

Le respect des morts est ancré dans les esprits de façon culturelle universelle, il n’est pas de culture qui n’ait de rites funéraires élaborés et depuis l’homme des cavernes, les morts ont été honorés, hélas au détriment des vivants. On en arrive au paradoxe que la profanation d’un cimetière est ressentie plus douloureusement que l’exécution sous la torture d’un individu bien vivant. Or, sans minimiser l’importance symbolique de la profanation de Carpentras, l’affaire du gang des Barbares aboutit à la mort d’un jeune qui fut torturé et qui a souffert dans sa chair. Il est évident que le crime crapuleux contre un individu devrait nous interpeller beaucoup plus que les élucubrations de quelques désœuvrés dans un cimetière.

Le texte de Libertad insiste sur le fait qu’à force d’honorer les morts, on en oublie les vivants. Toutes les sommes dépensées en cercueil, en pierres tombales en cérémonies pourraient être déboursées au profit des vivants. Mais l’homme quelque soit sa religion, et même son absence de foi, a besoin de rituel pour faire passer ses cadavres en les honorant. Peu sont prêts à accepter le fait physiologique que le corps d’un défunt est voué à la putréfaction et que le souvenir de ceux que l’on a aimé devrait se traduire autrement que par du marbre et des couronnes. Encore moins par des convois funèbres où, l’expression est bien choisie, il se doit de faire une gueule d’enterrement.

Mais comme les hommes ont besoin de ce rituel, il faut les laisser faire, mais les inciter à ne point trop en faire serait judicieux de la part des pouvoirs publics. Pourquoi ne pas supprimer la TVA sur les frais funéraires à hauteur de 3000 Euros, et ensuite taxer à 33% tout ce qui dépasse ce plafond comme produit de luxe. Ainsi, les pauvres pourraient avoir une petite cérémonie pas chère suffisamment symbolique, et les autres devraient payer le prix fort pour leur gaspillage funéraire. Une autre solution serait de récupérer sur héritage les frais excessifs de funérailles. Car nous arrivons à un paradoxe que le mort coute plus cher que le vivant. Quand on se souvient que la sœur Térésa voulait que ceux qui avaient vécus toute leur existence comme des chiens puissent mourir comme des hommes on arrive à un paradoxe. L’action humanitaire serait de tout faire pour que le plus grand nombre arrivent à vivre dans la dignité quitte à ce qu’ils meurent comme des chiens, et non l’inverse. Peu importe de finir sur un tas d’ordure, si toute son existence n’a été que plaisir.

Le souvenir d’un être aimé ne se mesure pas à des fleurs, à du marbre à une robe ou une cravate noire. Trop de gens suivent des rituels par habitude, par conformisme sans se poser la question du signifiant de cette mascarade. Et s’il faut faire quelque chose de mémorable au cimetière, que cela soit au moins festif, gueuleton, beuverie, orgie, « pour un petit bonheur posthume », nous aurait dit Brassens.

Texte de Libertad

Publié ans le journal l’Anarchie 1907

Libertad soulève un point rarement abordé en littérature et encore moins en philosophie et en politique.

Extraits

Dans un désir de vie éternelle, les hommes ont considéré la mort comme un passage, comme une étape douloureuse, et ils se sont inclinés devant son “mystère” jusqu’à la vénérer.

Avant même que les hommes sachent travailler la pierre, le marbre, le fer pour abriter les vivants, ils savaient façonner ces matières pour honorer les morts. Les églises et les cloîtres, sous leurs absides et dans leurs chœurs, enserraient richement les tombeaux, alors que, contre leurs flancs, venaient s’écraser de pauvres chaumières, protégeant misérablement les vivants.

Le culte des morts a, dès les premières heures, entravé la marche en avant des hommes. Il est le “péché originel”, le poids mort, le boulet qui traîne l’humanité

Contre la voix de la vie universelle, toujours en évolution, a tonné la voix de la mort, la voix des morts

Jéhovah, qui il y a des milliers d’années l’imagination d’un Moïse fit surgir du Sinaï, dicte encore ses lois ; Jésus de Nazareth, mort depuis près de vingt siècles, prêche encore sa morale ; Bouddha, Confucius, Lao-Tseu, font régner encore leur Sagesse. Et combien d’autres !

Nous portons la lourde responsabilité de nos aïeux, nous en avons les “tares” et les “qualités”.

……..

Le mort n’est pas seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son corps, empoisonnant l’atmosphère. Il l’est davantage par la consécration du passé, l’immobilisation de l’idée à un stade de l’évolution. Vivant, sa pensée aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c’est ce moment précis que les vivants choisissent pour l’admirer, pour le sanctifier, pour le déifier.

De l’un à l’autre, dans la famille, se communiquent les us et coutumes, les erreurs ancestrales. On croit au Dieu de ses pères, on respecte la patrie de ses aïeux… Que ne respecte-t-on leur mode d’éclairage, de vêture ?

Oui, il se produit ce fait étrange qu’alors que l’enveloppe, que l’économie usuelle s’améliore, se change, se différencie, qu’alors que tout meurt et tout se transforme, les hommes, l’esprit des hommes, restent dans le même servage, se momifient dans les mêmes erreurs.

Au siècle de l’Électricité, comme au siècle de la Torche, l’homme croit encore au Paradis de demain, aux Dieux de vengeance et de pardon, aux enfers et aux Walhalla afin de respecter les idées de ses ancêtres.

Les morts nous dirigent ; les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants. Toutes nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de massacres. On fait la Toussaint, pour glorifier les saints de l’Église ; la fête des trépassés pour n’oublier aucun mort. Les morts s’en vont à l’Olympe ou au Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l’espace “matériel” par leurs cortèges, leurs expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait elle-même de désassimiler leurs corps, et de disperser leurs cendres, les vivants ne sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la terre.

La mémoire des morts, de leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de l’irréel et du passé. Il ne faut pas qu’ils sachent rien du présent.

Si la Laïque a lâché l’histoire de Monsieur Noé ou celle de Monsieur Moïse, elle l’a remplacé par celle de Charlemagne ou celle de Monsieur Capet. Les enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la moindre des notions d’hygiène. Telles jeunes filles de quinze ans savent qu’en Espagne, une Madame Isabelle resta pendant tout un long siècle avec la même chemise, mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues.

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Alors qu’on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise, on l’écartera avec un très grand soin de celle dont le ventre va s’ouvrir à la vie.

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Les hommes qui n’ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu’ils épuisent, qu’ils empoisonnent, qu’ils risquent, prennent tout à coup un respect comique pour leur dépouille mortelle, alors qu’il faudrait s’en débarrasser au plus vite, la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable.

Le culte des morts est une des plus grossières aberrations des vivants. C’est un reste des religions prometteuses de paradis. Il faut préparer aux morts la visite de l’au-delà, leur mettre des armes pour qu’ils puissent prendre part aux chasses du Velléda, quelques nourriture pour leur voyage, leur donner le suprême viatique, enfin les préparer à se présenter devant Dieu. Les religions s’en vont, mais leurs formulent ridicules demeurent. Les morts prennent la place des vivants.

Des nuées d’ouvriers, d’ouvrières emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des grilles, préparent à eux tous une maison, afin d’y enfouir respectueusement la charogne syphilitique qui vient de mourir.

Des femmes tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes, façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l’amas en décomposition du tuberculeux qui vient de finir. Au lieu de se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d’employer toute la vélocité et toute l’hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la conservation et l’entretient ne peuvent que porter la mort autour de soi, on truque pour les conserver le plus longtemps qu’il se peut, on balade ces tas de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues. Sur leur passage, les hommes se découvrent, ils respectent la mort.

Pour entretenir le culte des morts, la somme d’efforts, la somme de matière que dépense l’humanité est inconcevable. Si l’on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers.

……

Les hommes acceptent l’hypocrisie des “nécrophages”, de ceux qui “mangent les morts”, de ceux qui vivent de la mort, depuis le curé donneur d’eau bénite, jusqu’au marchand d’emplacement à perpétuité ; depuis le marchand de couronnes, jusqu’au sculpteur d’anges mortuaires. Avec des boîtes ridicules que conduisent et qu’accompagnent des sortes de pantins grotesques, on procède à l’enlèvement de ces détritus humains et à leur répartition selon leur état de fortune, alors qu’il suffirait d’un bon service de roulage, de voiture hermétiquement closes et d’un four crématoire, construit selon les dernières découvertes scientifiques.

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. Les anarchistes respectent trop les vivants pour respecter les morts. Souhaitons un jour où ce culte désuet sera devenu un service de voirie, mais où, par contre, les vivants connaîtront la vie dans toutes ses manifestations.

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Les premiers hommes, brutes à peine évoluées, dénuées de toutes connaissances, enfouissaient avec le mort son épouse vivante, ses armes, ses meubles, ses bijoux. D’autres faisaient comparaître le “macchabée” devant un tribunal pour lui demander compte de sa vie. De tout temps, les humains ont méconnu la véritable signification de la mort.

Pourtant, dans la nature, tout ce qui vit meurt. Tout organisme vivant périclite lorsque pour un raison ou pour une autre l’équilibre est rompu entre ses différentes fonctions. On détermine très scientifiquement les causes de mort, les ravages de la maladie ou de l’accident qui a produit la mort de l’individu

Au point de vue humain, il y a donc mort, disparition de la vie, c’est-à-dire cessation d’une certaine activité sous une certaine forme.

Mais au point de vue général, la mort n’existe pas. Il n’y a que de la vie. Après ce que nous appelons mort, les phénomènes de transformisme continuent. L’oxygène, l’hydrogène, les gaz, les minéraux s’en vont sous des formes diverses s’associer en des combinaisons nouvelles et contribuer à l’existence d’autres organismes vivants. Il n’y a pas mort, il y a circulation des corps, modification dans les aspects de la matière et de l’énergie, continuation incessante dans le temps et dans l’espace de la vie et l’activité universelles.

Un mort c’est un corps rendu à la circulation, sous sa triple forme : solide, liquide, gazeuse. Cela n’est pas autre chose et nous devons le considérer et le traiter comme tel.

Il est évident que ces conceptions positives et scientifiques ne laissent pas place aux spéculations pleurnichardes sur l’âme, l’au-delà, le néant.

Mais nous savons que toutes les religions prêcheuses de “vie future” et de “monde meilleur” ont pour but de susciter la résignation chez ceux que l’on dépouille et que l’on exploite.

Plutôt que de nous agenouiller auprès des cadavres, il convient d’organiser la vie sur des bases meilleures pour en retirer un maximum de joie et de bien être.

Les gens s’indigneront de nos théories et de notre dédain ; pure hypocrisie de leur part. Le culte des morts n’est qu’un outrage à la douleur vraie. Le fait d’entretenir un petit jardin, de se vêtir de noir, de porter une crêpe ne prouve pas la sincérité du chagrin. Ce dernier doit d’ailleurs disparaître, les individus doivent réagir devant l’irrévocabilité de la mort. On doit lutter contre la souffrance au lieu de l’exhiber, de la promener dans des cavalcades grotesques et des congratulations mensongères.

Tel qui suit respectueusement un corbillard s’acharnait la veille à affamer le défunt, tel autre se lamente derrière un cadavre, mais n’a rien fait pour lui venir en aide, alors qu’il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la société Capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère qu’elle crée, par le manque d’hygiène, les privations et l’ignorance dont souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le “destin”, ils feraient mieux de travailler à améliorer les conditions d’existence pour laisser à la vie humaine son maximum de développement et d’intensité.

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Si les hommes veulent vivre, qu’ils n’aient plus le respect des morts, qu’ils abandonnent le culte de la charogne. Les morts barrent aux vivants la route du progrès.

Il faut jeter bas les pyramides, les tumulus, les tombeaux ; il faut laisser la charrue dans le clos des cimetières afin de débarrasser l’humanité de ce qu’on appelle le respect des morts, de ce qui est le culte de la charogne.


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