Luc Tangorre, histoire d’un aveuglement collectif

par Ikky
mardi 19 mai 2009

Imaginer qu’un des innocents d’Outreau soit de nouveau accusé de viol et vous aurez une idée de l’affaire de Luc TANGORRE. Au départ, une histoire un peu banale de violeur, devenue par la grâce d’intellectuels bien informés, una quasi nouvelle affaire DREYFUSS. Quelques années après le tapage médiatique, Luc TANGORRE est de nouveau accusé de viol, et les intellectuels sont passés à autre chose....

Luc TANGORRE est aujourd’hui pour la justice un violeur récidiviste, condamné par deux Cours d’Assises. Dans les années 80, après son premier procès, c’est un DREYFUSS moderne, soutenu par les plus prestigieux intellectuels de l’ère MITTERRAND, persuadés de son innocence. Les victimes l’ont identifié, des éléments matériels ont été recueillis contre lui, et pourtant, un emballement insensé, mélange de suivisme et d’aveuglement va se mettre en place. Ajouté à cela le soutien des médias dans leur quasi-totalité, et fait exceptionnel, le Président MITTERRAND va accorder une grâce partielle à Luc TANGORRE. Il sort donc rapidement de prison après 4 ans d’incarcération au lieu de 15. Quelques mois plus tard, Luc TANGORRE est arrêté pour le viol de deux étudiantes américaines…



En 1983, il avait été condamné à quinze ans de réclusion criminelle pour six viols, mais il avait toujours nié les faits et se présentait comme victime d’une erreur judiciaire. En 1981, dans les quartiers sud de Marseille, un homme sévit, agresse et viole plusieurs femmes. Certains détails sont retenus. L’homme est jeune, brun, moustachu et conduit vraisemblablement une deux chevaux. Luc TANGORRE est arrêté sur un banal contrôle d’identité, un soir, alors que des policiers en patrouille l’aperçoivent et sont intrigués par une attitude bizarre : il semble guetter, roder.. Confronté le lendemain matin aux victimes au moyen d’un tapissage avec d’autres policiers bruns et moustachus, Luc TANGORRE est confondu et incarcéré. On retrouve chez lui une parka avec des traces de vaseline, utilisée par le violeur lors des viols, ainsi qu’une fausse arme de poing, comme le violeur en utilise une. Cette arme porte des traces de terre qui, analysées, correspondent avec la terre d’un des lieux d’agression. Luc TANGORRE est cependant soutenu mordicus par la famille et les amis. C’est un étudiant en sport, il a des petites amies et une vie parfaitement normale. Deux ans plus tard, au procès, les témoignages de victimes enfoncent Luc TANGORRE qui est condamné à 15 ans de réclusion criminelle. Dès le lendemain du verdict, la bataille pour la révision s’enclenche. Journaux, intellectuels tels que Marguerite Duras, François Sagan, Pierre Vidal-Naquet et son frère François, avocat, Gilles Perrault, Claude Mauriac, Jean-Claude Gaudin, Dominique BAUDIS apportent leur soutien. C’est évidemment la personnalité de Pierre VIDAL-NAQUET qui emporte tout, lui l’ancien résistant et historien de renom :
 
Maître Pierre Vidal Naquet : « Quand je reçus en 1983 le livre de Jean-Denis Bredin, L’Affaire, je lui écrivis à peu près immédiatement qu’il était bien de venger l’honneur du capitaine, (Dreyfus) mais qu’il y avait à Marseille, aux Baumettes, un jeune homme condamné pour une série de viols. L’histoire, que je raconte à la fin du tome II de mes Mémoires, peut se résumer ainsi : pendant l’été de 1983, j’appris d’un de mes neveux qu’un de ses camarades, Luc Tangorre, étudiant en gymnastique, avait été condamné à quinze ans de réclusion criminelle pour une série de viols dans les quartiers sud de Marseille. Il protestait avec la dernière énergie de son innocence, paraissait avoir des alibis sérieux. Jean-Denis Bredin et mon propre frère, avocat à Marseille, prirent son affaire en main. Une jeune femme, chercheuse au CNRS, avait pris la tête du Comité de soutien. L’homme impressionnait. Mon frère alla le voir en prison et me dit : « Ou bien il est innocent, ou bien il faut l’engager tout de suite à la Comédie française. »



Après une longue bataille médiatique et juridique, Luc TANGORRE bénéficie, en février 1988, d’une grâce présidentielle. Celui-ci, quelques mois après sa libération conditionnelle, est interpellé pour le viol de deux étudiantes américaines. Leurs noms n’est pas connu. L’une est la fille d’un membre éminent du parti démocrate. Elles suivent toutes les deux des cours au collège Alma de perfectionnement en français, et décident un jour de partir en stop vers la Côte d’azur. Au retour de leur voyage, elles sont prises en stop par un homme conduisant une 4L verte, qui les emmène dans une pommeraie près de Nimes. Il les menace en leur disant qu’il va les violer l’une après l’autre et que si l’une d’elle s’en va, il tuera la deuxième. Après avoir été violées, elles sont déposées sur l’autoroute et préviennent immédiatement la police.

Celles-ci décrivent en détail l’homme qui les a agressées le 23 mai 1990, alors qu’elles faisaient du stop sur l’autoroute A 9. Il roule dans une 4L verte dont la jauge d’essence est en panne et le loquet de portière arrière droite manque ; il porte une chevalière. A bord, elles ont repéré un livre dont le titre commence par le mot « coupable ». Trois mois plus tard, les enquêteurs identifient l’ouvrage, Coupable à tout prix, écrit par une chercheuse du CNRS sur la première affaire Tangorre.

 Luc TANGORRE est interpellé quelques jours plus tard à Lyon, dans son bureau de tabac. Il roule dans une 4L verte avec une poignée de porte manquante et la jauge en panne. On retrouve chez lui les vêtements décrits par les étudiantes, ainsi que la chevalière et le livre. Par ailleurs, les enquêteurs ont découvert que le lieu du viol, la pommeraie, est un ancien lieu de jeu de Luc TANGORRE, lorsqu’il vivait à Nimes. Luc Tangorre a habité pendant plusieurs années un immeuble, Les Jonquilles, qui se trouve à deux kilomètres cinq cents du lieu du viol. Il dit ne pas se souvenir d’être venu à cet endroit lorsqu’il habitait Nîmes.

Mais Luc Tangorre continue de nier les faits. Il crie à la machination policière et féministe. Il est bien évident que le récit des deux jeunes femmes ne peut pas être rigoureusement exact et que des erreurs peuvent être relevées. Luc Tangorre se complaît à relever tous ces petits détails. Mais il est aussi lâché par ses soutiens qui ne croit plus à ces cris d’offrai et au complot qu’il dénonce.

De sa prison, Luc Tangorre tentera également de s’évader. Il est immédiatement rattrapé et explique bien évidemment son geste par un appel au secours, le geste d’un pauvre innocent. François Vidal-Naquet, son avocat, aura beau expliquer à la presse que ce geste est dans « la logique d’un innocent », les journalistes penseront plutôt qu’il est au contraire dans la logique d’un coupable sachant déjà qu’il va être condamné.

 Luc Tangorre comparaît devant la cour d’assises du Gard le 3 février 1992. Un huis clos partiel a été accordé aux parties civiles. Comme il l’avait fait devant les jurés d’Aix-en-Provence, six ans avant, Luc Tangorre nie, encore et toujours. Fait troublant, l’accusé ne compte pas que sur son éclatante innocence pour le faire acquitter et a mandaté rien moins que six avocats pour le défendre ! ! Dont les ténors Paul LOMBARD et Jean-Louis PELLETIER.. Six avocats contre une seule avocate pour les deux parties civiles. Les charges accablantes ont conduit la cour d’assises de Nîmes à condamner Luc Tangorre, à dix-huit années de réclusion criminelle, grâce aussi à la pugnacité vive et intelligente de l’avocate des deux parties civiles. Pour sa part, Luc Tangorre dira que le Président était contre lui, les jurés aussi...

le père de Luc Tangorre

 « Non, pas deux fois ! » hurle-t-il à l’énoncé du verdict. Luc Tangorre bénéficiera d’une libération conditionnelle en 2000 et n’a plus fait parler de lui, sur le plan criminel ou délictuel, depuis cette date.

Et le comité de soutien ? On ne peut pas dire qu’il était encore très présent pour le second procès. Pierre VIDAL-NAQUET impliqué au premier plan, fût obligé, et c’est tout à son honneur, de reconnaître son erreur :

« Je me battis sur tous les terrains, allait voir Robert Badinter puis François Mitterrand. Une grâce partielle lui fut accordée en 1988 et il sortit de prison. Hélas, on apprit que, le 29 mai 1988, un jeune homme qui lui ressemblait comme un frère avait violé deux étudiantes américaines. Mon frère fit son devoir d’avocat jusqu’au bout, mais le dossier de l’accusation était cette fois solide, et il aurait fallu d’immenses complicités pour le supposer truqué, et je ne pus m’en convaincre. J’avouai mon erreur après la condamnation, et Le Monde publia mes regrets dans son numéro du 15 février 1992. Je sais très bien que, depuis, ma parole a perdu singulièrement de poids. François Hartog, ici présent, se souvient certainement qu’il m’avait mis en garde dès les premiers jours contre la comparaison que j’avais faite entre l’affaire Tangorre et l’affaire Dreyfus, identifiant par exemple l’expert psychiatre qui avait enfoncé Luc Tangorre dans la première affaire à l’ineffable Bertillon, l’expert en graphologie de l’accusation contre Dreyfus. François Mitterrand lui-même avait été hésitant : « Je comprends, me dit-il, qu’on soit accusé à tort d’un viol, mais de dix viols ? Comment est-ce possible ? » J’avais dans mon camp sa secrétaire, Paulette Decraene, et son épouse Danielle. Ce n’est pas un souvenir dont je sois particulièrement fier aujourd’hui. »

Tous n’ont pas eu cette démarche d’excuses vis-à-vis des victimes, qui ont certainement vécu plusieurs années de cauchemars en voyant les plus éminents soutenir leur violeur. Les Sagan, Duras, Perrault et compagnie n’en étaient pas à leur coup d’essai. Combattre l’erreur judiciaire, c’est se placer sur le même plan que Zola, et rien n’est plus valorisant pour ces chercheurs de causes nobles. Terminons par cette sentence de Philippe BILGER à ce propos :

"Les pourfendeurs improvisés et ignorants n’aiment pas se retourner sur leurs pas et sur leurs erreurs. Ils ont déjà fait beaucoup d’honneur à la société en acceptant de sortir de leur sphère de compétence et d’activité ! Rien n’a changé. De Gilles Perrault qui a cherché à nous "refiler" l’innocence de Christian Ranucci derrière une légitime dénonciation de sa peine de mort à Jean-Marie Rouart qui s’est senti poussé des ailes de Voltaire en miniature avec Omar Raddad, les intellectuels qui ne connaissent rien à la chose criminelle, généralement n’ont pas assisté aux procès qu’ils dénigrent et croient sur parole ce que la mythologie de l’erreur judiciaire leur susurre à l’esprit - la journaliste, dans l’émission, ébahie par l’air de sincérité de Luc Tangorre, Gilles Perrault affirmant qu’il était inconcevable de ne pas lui faire confiance, il semblait si vrai ! - n’ont pas disparu. Au contraire. En effet, moins on a de maîtres incontestables sur le plan de la pensée, de la vision sociale et de la morale publique, plus on retrouvera ces personnalités limitées dans les domaines de l’éthique facile, des causes confortablement médiatiques et des combats aujourd’hui vite menés et aisément gagnés : ceux qui s’en prennent aux institutions d’ordre et d’autorité, ceux qui ont un faible pour les transgressions. Oui, alors, faites entrer les coupables ! A côté de ceux qui fuient leur responsabilité judiciaire, qui n’osent pas assumer parce qu’ils ont peur ou qu’ils espérent un quelconque comité de soutien, il y a les parasites qui viennent se greffer sur leur culpabilité en prétendant ne pas la voir, qui prospérent dans les médias et jouent à se croire quelqu’un d’autre. Zola, Voltaire ou Sartre, par exemple."

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